𝟨𝟤. 𝐿𝒶 𝓋𝒶𝓁𝑒𝓊𝓇 𝒹𝑒 𝓃𝑜𝓈 𝓋𝒾𝑒𝓈


Les mois qui suivent notre installation au domaine sont d'une douceur quasi irréelle. Chaque matin, je me réveille aux côtés de Chayyim, et chaque matin, mon cœur bondit dans ma poitrine en apercevant son visage froissé par le sommeil, blotti contre mon épaule. Il me faut toujours de longues secondes pour réaliser que cette vie idyllique à laquelle je n'ai jamais aspiré n'est pas un rêve cruel. Alors j'attends, je contemple les traits distingués de mon compagnon, j'inspire à plein poumon les phéromones suaves qui virevoltent autour de lui, je savoure la chaleur de son corps collé contre le mien. Et lorsque je suis certain de m'être suffisamment imprégné de lui, je tourne la tête vers la gauche pour admirer ma fille qui dort paisiblement dans son landau en bois.

J'ignore si je considérerai un jour cette vision comme acquise. Si notre quotidien s'est transformé en délicieuse langueur, il n'empêche qu'une sourde angoisse continue de ronger mes entrailles. Je m'efforce de la ravaler et de vivre au jour le jour, mais trop de dangers pèsent sur nous pour que je puisse être entièrement détendu.

Parfois, lorsque l'inquiétude est trop vive, je m'éclipse au milieu de la nuit pour rejoindre Naya qui couche au rez-de-chaussée de la demeure. Depuis que nous sommes sur Vae, son sommeil me paraît bien instable, presque chaotique. Nous en parlons peu, mais je sais qu'elle sera forcément éveillée quand je descendrai la rejoindre. Sûrement ses songes sont-ils peuplés des mêmes affres que les miens, sûrement y voit-elle les fantômes de notre passé, ceux des êtres aimés que nous avons perdu ou laissé derrière nous. Sûrement en vient-elle à croire, comme moi, que le bonheur n'est pas fait pour nous, qu'il a des conséquences bien trop funestes pour pouvoir pleinement l'apprécier.

Ces nuits-là où l'insomnie nous malmène, nous sortons de la maison pour laisser la nuit engloutir nos sombres pensées. Nous nous dirigeons vers les écuries où sont enfermés deux chevaux dont nous surveillons constamment l'état par peur que le Vice s'empare d'eux. Récemment, trois fermes sur Vae ont vu leurs animaux être brusquement viciés et l'un d'eux a tué un nourrisson d'un coup de dents. Hors de question que cela arrive ici.

Une fois dehors, postés sur le toit des écuries, nous contemplons les étoiles en espérant que quelque chose là-haut veille sur nous. Récemment, nous nous sommes remis à honorer les dieux, chose que nous avions fini par délaisser à cause des malheurs qui s'acharnaient sur nous. Je ne suis pas certain de l'efficacité de cette décision, mais je veux mettre toutes les chances du côté de ma fille. Avoir les dieux de son côté ne pourra que lui être bénéfique.

La journée, Naya et Chayyim font le tour du domaine afin de superviser les tâches à effectuer. Plus humble, Nilo n'aspire qu'à travailler la terre et j'ai décidé de l'imiter. Le travail physique a quelque chose de cathartique ; en épuisant mon corps, j'épuise mon esprit et sa tendance à ne voir que le négatif. De plus, j'ai cette impression un peu ridicule de me rapprocher de la nature et de ce qu'il y a d'essentiel dans ce monde. En réalité, je veux juste qu'on me foute la paix.

Quant à Aylan, il alterne entre les deux. Parfois il accompagne Naya et Chayyim dans leur inspection du domaine, il analyse avec eux les problèmes rencontrés par les paysans et s'efforce de leur apporter des solutions, parfois il vient aux champs avec Nilo et moi et travaille aussi durement que nous. Depuis quelque temps, il me paraît plus détendu, ses traits sont plus apaisés, comme si la vie à la campagne lui faisait autant de bien qu'à nous. Je veux croire que c'est le cas, mais mon éternelle méfiance m'empêche toujours de lui faire entièrement confiance.

D'ailleurs, le comportement de Kaala't me semble tout aussi suspicieux. Après nous être généreusement venu en aide, il n'a sollicité nos services qu'une seule fois afin de ramener l'ordre dans un village où s'affrontaient deux bandes de brigands nouvellement arrivées sur l'île. Puis plus rien.

Face à mon inquiétude, Chayyim me rappelle constamment que les desseins de cet homme importent peu car nous n'avons pas d'autre choix. Rester sur ses gardes est important mais inutile de se gâcher la vie en tergiversations. Dans tous les cas, être ici est plus sûr qu'être dans n'importe quel royaume ; sur Vae, on ne dénonce personne, qu'importe les récompenses promises.

Et j'ai tendance à y croire depuis qu'un marchand m'a révélé que des soldats de Lem'ha ont débarqué sur l'île, trois semaines plus tôt. Au tressaillement de mon visage, il a répondu par un sourire narquois, certain de m'ébranler en me rapportant cette information. Avec un rictus arrogant, il m'a alors rappelé la règle ultime de Vae, incapable de concevoir le fait qu'on puisse y déroger. Alors j'ai acquiescé. Puis je me suis empressé de rejoindre ma petite famille en me forçant à croire qu'aucun soldat ne pourra jamais nous retrouver.


***


Un an après notre arrivée sur Vae, Chayyim et moi décidons de célébrer symboliquement notre union par une cérémonie officieuse organisée par Nilo. Enthousiaste comme un enfant, cela fait des semaines que ce dernier ressasse cette idée : nous offrir un moment privilégié qui nous bercerait de l'illusion que nous appartenons à l'autre. Si le concept peut paraître triste, il a en réalité immédiatement fait battre nos cœurs.

Je sais que Chayyim ne sera jamais mon compagnon, pas tant qu'il sera lié au roi Ovania. Mais est-ce finalement si important ? J'ignore l'influence de cette marque mais je connais celle de nos sentiments respectifs. Pas besoin d'ancrer mes crocs dans la peau de mon oméga pour savoir qu'il m'appartient ; il me le prouve tous les jours de mille façons différentes.

Alors aujourd'hui, quand le soleil se lève et que Nilo vient me tirer du lit, je sais que cette journée sera l'une des plus belles de ma vie.

Mon ami n'a d'ailleurs pas lésiné sur les festivités. D'un commun accord, nous avons décidé de garder la célébration de notre union secrète, juste entre les membres de la horde, mais Nilo a tenu à ce que nous organisions ensuite une fête mémorable en prétextant que cette dernière était en l'honneur d'Ele'ha, divinité de la fertilité, grâce à laquelle cette première année sur Vae a été fructueuse. Partant, tous les travailleurs du domaine ont été conviés ainsi que quelques marchands avec lesquels nous nous entendons bien.

Toute la journée, je me sens fébrile à l'idée de pouvoir enfin concrétiser une nouvelle fois mon amour envers Chayyim. Nilo nous a tenu éloignés l'un de l'autre jusqu'à l'heure de la cérémonie mais cela ne m'a pas empêché d'arborer un sourire idiot en attendant. Sourire dont mon ami prend plaisir à se moquer.

— T'as l'air d'un sacré benêt, raille-t-il en m'observant enfiler la chemise et le pantalon fait sur-mesure qu'il a ramené de la ville ce matin.

J'ai exigé de lui des vêtements sobres, loin des fioritures ridicules des cours royales de Navoa'h, et il a accepté.

— Peut-être, mais un benêt heureux, corrigé-je en laçant mes bottes en cuir neuf.

Alors que Nilo renifle d'un air amusé, Lana fait maladroitement son apparition dans la chambre, appuyant de toutes ses forces contre la porte pour pouvoir la faire basculer. Amusé, j'observe ma fille – qui gambade joyeusement depuis deux mois – s'avancer vers moi en agitant ses mains minuscules.

— Papa, gazouille-t-elle en s'agrippant à ma jambe, papa !

— Oui mon petit oiseau, souris-je en me baissant pour la soulever dans mes bras.

Son visage pâle s'illumine aussitôt tandis que je repousse en arrière les boucles sombres qui tombent sur ses yeux.

— Il va falloir couper ces cheveux, remarqué-je en embrassant son front, tu vas finir par ressembler à un épouvantail.

Un petit rire cristallin me répond et je ne peux qu'admirer la frimousse joyeuse de ma fille, ses grands yeux argentés si semblables aux miens et son petit nez à l'arête légèrement retroussée comme celui de mon compagnon. Je ne me lasse pas de l'admirer, d'assister à ses premiers pas dans la vie, de l'accompagner dans ses découvertes quotidiennes. Elle est le rayon de soleil de mon existence et bordel, je n'aurais jamais cru dire ça un jour. Il n'empêche que c'est vrai : quand l'angoisse me submerge et que mes pensées pessimistes me font craindre le pire, un seul de ses sourires peut rétablir l'harmonie dans mon âme. Elle ne connaît rien des vicissitudes de ce monde, ce n'est qu'un petit être innocent qui ne demande qu'à profiter de la vie. L'avoir près de moi est un réconfort sans nom.

— Allez mon petit oiseau, va voir le vilain Nilo, papa doit finir de se préparer ou il va être en retard.

Comme si elle comprenait, Lana s'empresse de rejoindre mon ami qui la prend dans ses bras pour la faire sauter dans les airs. Ses éclats de rire francs me réchauffent le cœur et je réalise à quel point ma fille est bien entourée, à quel point j'ai réussi à lui offrir tout ce que je n'ai jamais eu dans la vie.

Désormais pressé de rejoindre mon compagnon, je m'efforce de rabattre mes mèches rebelles en arrière pour dégager mon visage sur lequel courent une vingtaine de petites cicatrices. Contrairement à mon enfant, mes traits n'ont rien de doux ni d'apaisants, pourtant, elle n'en a pas peur. Tout comme elle ne craint pas mon air agressif, accentué par mes crocs qui dépassent de ma lèvre inférieure, ni mes tatouages punitifs qui en rebutent plus d'un.

Alors que je m'apprête à sortir de la pièce, mon regard croise celui de Nilo et j'y vois une telle tendresse que cette dernière me frappe de plein fouet. Parce que nous ne sommes pas du genre à nous épancher et que nous sommes toujours pris dans l'action, lui et moi n'avons jamais ressenti le besoin de faire comprendre à l'autre que nous l'aimions. Mais aujourd'hui, à le voir si ému, tenant ma petite fille dans ses bras et me couvant d'un regard protecteur, je réalise à quel point cet homme que je connais depuis seulement deux ans compte pour moi. Il a su devenir un membre à part entière de la horde et un ami précieux grâce auquel je n'ai pas baissé les bras.

Incapable de lui dire tout cela, je me contente de lui adresser un sourire crispé qui le fait doucement rire. Sans un mot, il s'approche de moi, attire mon visage dans le creux de son épaule et dépose un baiser sonore sur le haut de mon crâne.

— Allez mon vieux, lance-t-il en tentant de dissimuler ses yeux luisants, il est temps de descendre rejoindre ton soupirant. J'me suis pas donné tout c'mal pour rien !

Et il a raison. A l'instant où je pénètre dans le grand salon richement décoré, je me rends compte des efforts fournis par mon ami pour créer une ambiance qui nous ressemble. Parce que Chayyim apprécie particulièrement les fleurs qui poussent sur les versants des collines encerclant le domaine, Nilo en a cueilli des bouquets entiers qu'il a fait sécher puis disposer un peu partout dans la pièce. En plus de ces derniers, il a fait venir du Nord de Lem'ha les parures en coquillage qui ont fait un temps la réputation de Klan, la ville où est né Chayyim. Je suis reconnaissant envers mon ami d'avoir été si prévenant, et à voir le visage ravi de mon oméga, posté en bas des escaliers, je sais que celui-ci l'est également.

Lorsque mon compagnon lève ses grands yeux étoilés vers moi, tout mon être frémit de délectation et je m'empresse de descendre les dernières marches pour attraper l'une de ses mains que je porte à mes lèvres.

— Vous êtes magnifique, Votre Magnificence.

Chayyim fronce le nez avant de s'esclaffer doucement en secouant la tête.

— Tu es stupide, se plaint-il en remettant en place l'une de mes mèches argentés.

Tandis que Nilo se place au milieu de la pièce pour déclarer haut et fort que la cérémonie va commencer, je contemple les traits lumineux de mon oméga, ses boucles ébènes qui frôlent la ligne arquée de ses sourcils, sa peau diaphane qui a toutefois pris quelques couleurs depuis qu'il vit au grand air, sa bouche pulpeuse, son port de tête altier.

D'une oreille distraite, j'écoute Nilo rappeler nos aventures, recréant avec fantaisie notre rencontre à laquelle il n'a pas assisté et les sentiments qui en ont découlé. Plusieurs fois, je surprends le sourire amusé de Chayyim, son regard pétillant qui s'accroche au mien en réponse à une facétie de notre ami.

A notre gauche, Aylan et Naya assistent au discours en ricanant à voix basse. Eux aussi ont sorti leurs plus beaux habits pour nous faire honneur. Entre eux, assise par terre et un pouce enfoncé dans la bouche, Lana observe la scène qui se déroule devant elle avec de grands yeux curieux. Au bout de dix minutes, décidant qu'elle en a vu assez, elle se lève pour trottiner vers nous puis s'agrippe au genou de Chayyim afin de l'inciter à la prendre dans ses bras.

Ce dernier s'exécute et c'est en face de ma famille au complet que Nilo finit son discours épique. Aussitôt, Naya s'avance vers nous pour nous tendre un petit boîtier que je saisis avec curiosité. A l'intérieur, deux anneaux en obsidienne luisent de mille feux. Mon oméga et moi échangeons un sourire complice en reconnaissant la pierre qui a si longtemps orné le masque qui le dissimulait du regard des autres.

— Que ces anneaux soient à l'image de votre amour ! déclame Nilo d'une voix solennelle. Qu'ils le consolident et le protègent, qu'ils attirent sur lui le regard bienveillant des dieux ! Qu'ils vous permettent de toujours voir clair dans l'obscurité, d'avancer sur le chemin de la vérité et de la clairvoyance. Qu'ils unissent vos âmes de façon irrémédiable et leur permettent de se retrouver même dans les ténèbres. Qu'ils vous apportent bonheur et prospérité...

— Mais où va-t-il chercher tout ça ? chuchoté-je avec incrédulité alors que Chayyim se mord la lèvre inférieure pour s'empêcher de rire.

— ... que les dieux, toujours et sans relâche, veillent sur vous et bénissent votre union. Maintenant, embrassez-vous et allez me servir à boire parce que tout ce discours m'a donné grand soif !

Cette fois, personne ne se retient de rire et des esclaffements ricochent contre les murs du salon tandis que j'attire mon compagnon à moi pour ravir ses lèvres. Je sens son sourire contre les miennes et son bras qui ne tient pas Lana s'enroule fermement autour de ma nuque pour me rapprocher de lui.

— Merci pour tout ça, souffle-t-il contre ma bouche. Merci d'être resté à mes côtés et de m'avoir offert une nouvelle vie. Merci de m'avoir donné tout ce que je n'osais espérer. Je crois que je n'aurai jamais les mots pour te dire à quel point je t'aime.

— Tu n'en as pas besoin. Il a suffi que tu rentres dans ma vie pour que cette dernière retrouve sa valeur. Alors s'il te plait, n'en sors jamais.

— Je te le promets.



NDA : Un peu de douceur dans ce monde de brutes 🥰 Je vous poste la suite très vite. On s'approche du grand dénouement final, j'ai trop hâte !

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