𝟨𝟣. 𝒦𝒶𝒶𝓁𝒶'𝓉 𝑀𝑒𝓃𝒹𝒾𝓇
Kaala't Mendir est un homme que je me serais bien passé de revoir dans ma vie. Non pas qu'il m'ait un jour fait subir quelque chose de terrible, mais son caractère a tendance à m'horripiler.
La dernière fois que je l'ai vu, Nez-qui-pointe et moi nous étions séparés après avoir sévi de longues années sur Oven'ha. Je n'avais pas encore rejoint la horde mais l'idée – ou disons plutôt la fatalité – de devenir mercenaire trottait déjà dans ma tête. J'avais rejoint Vae parce qu'on m'avait dit qu'elle accueillait tous les rebuts de la société et que c'était exactement ce que j'étais. Ce à quoi je ne m'attendais pas en revanche, c'était de retomber sur l'un de mes anciens compagnons d'esclavage.
Kaala't était déjà fluet lorsque nous étions enfants, mais adulte, son corps chétif rendait difficile à croire qu'il soit un alpha. Plus tard, j'ai appris que cela lui servait, comme à Nez-qui-pointe, à endormir la méfiance de ses adversaires.
Je l'ai donc recroisé à peine deux semaines après ma première arrivée sur Vae. Je travaillais dans le déchargement des bateaux quand une petite silhouette richement habillée s'est glissée dans mon dos. Si je l'avais aperçue du coin de l'œil, je ne comptais pas lui accorder plus d'attention que cela tant j'étais habitué à voir les gamins de riches négociants traîner sur le port.
C'est quand le-dit gamin m'a interpelé pour m'asséner ce qui était je suppose pour lui une grande claque dans le dos que je me suis retourné avec méfiance. Il m'a fallu un bon moment pour reconnaître mon ancien camarade d'infortune dans cet homme malingre et dégingandé dont seul le regard brillant de vivacité prouvait qu'il n'était pas un idiot. Il était vêtu d'un long justaucorps noir brodé d'or sur le pourtour du col et orné de boutons décoratifs qui laissait entrevoir un gilet de brocart bien trop élégant pour être porté par un alpha. De longues bottes en cuir noir et un chapeau à plumes complétait cette tenue que j'ai immédiatement jugée trop extravagante.
Pourtant force était de constater que mon ancien camarade avait mieux réussi sa vie que moi. J'étais là, seulement vêtu d'une culotte brune négligemment rentrée dans mes bottes trouées et d'une chemise blanc écru trempée de sueur, le corps strié de tatouages punitifs quand le sien n'était que discrètement marqué par l'infamie.
— Par la colère de Krast, Kahn ! s'est-il écrié en me prenant dans ses bras. Depuis combien de temps ne s'est-on pas vu ?
Et tout a commencé comme ça. Alors que l'homme semblait ravi de me revoir, m'assenant tapes amicales sur les épaules et boutades qui le faisaient rire à gorge déployée, je restais méfiant, prêt à dégainer la dague cachée dans mes bottes pour lui trancher la gorge avec. Je n'avais pas oublié – et lui non plus ne pouvait l'avoir fait – que je m'étais enfui de Coma'hl sans lui, l'abandonnant à son triste sort alors qu'il avait fait reposer sur moi ses espoirs les plus fous. A l'époque, Kaala't était trop faible pour se défendre lui-même, il n'aurait même pas dû être traîné jusqu'à la forteresse. En tant qu'esclave, il ne valait rien, et en tant qu'homme, son existence n'était même pas reconnue. Il aurait dû être abattu dès sa naissance.
Pourtant, il avait tenu bon. Je ne m'en étais pas rendu compte à l'époque, mais son intelligence s'était déjà révélée dans sa propension à toujours s'attirer la protection d'un plus fort que lui. Et très vite, ce fut moi qu'il choisit. Parce que nous travaillions souvent en binôme, on ne remarquait pas son inefficacité tant je produisais pour deux. Lors des inspections, je le dissimulais derrière moi ou le couvrais en disant que sa maigreur n'était due qu'au fait qu'il avait trois ans de moins que moi. Ce qui était faux.
Mais quand l'occasion de fuir s'est présentée, je n'ai pas hésité une seconde. Je suis parti avec le seul ami que j'avais réellement et qui était à mes côtés à ce moment-là sans jamais songer à prendre Kaala't avec moi. Dans cet enfer, seule sa propre survie comptait.
Et à le voir se comporter aussi familièrement avec moi, on aurait pu croire qu'il était de cet avis. Mais je n'ai jamais voulu croire qu'il n'avait gardé aucune rancœur envers moi. Alors pendant les cinq mois où j'ai travaillé pour lui, je me suis toujours attendu à recevoir un coup de couteau dans le dos. Ce qui n'est jamais arrivé.
Il ne s'est non plus jamais plaint lorsque j'ai quitté son service pour partir de Vae, il n'a jamais essayé de me tendre un piège. Pourtant, ma méfiance envers lui ne m'a jamais quitté.
Aujourd'hui, alors que je me dirige vers ce que je me souviens avoir été sa demeure, je ne peux m'empêcher de penser que je prends un risque stupide. Nous pourrions nous débrouiller par nous-mêmes, nous l'avons toujours fait. Mais Kaala't a réussi à avoir la mainmise sur tous les commerces portuaires, en plus d'être le propriétaire de grands domaines à l'intérieur de l'île, il est le seul à pouvoir nous trouver un travail rapidement. Jamais je ne me serais tourné vers lui si ma famille ne nécessitait pas aussi vite des soins et un foyer.
L'imposante façade en pierre devant laquelle je m'arrête crie à tout le monde à quel point son propriétaire est riche. Les lèvres pincées, j'observe les moulures en pierre qui rehaussent la porte, les balcons en fer forgé et les fenêtres à meneaux savamment décorées. Petite touche de fantaisie, les volets sont peints de ces couleurs criardes que l'on ne trouve qu'à prix exorbitants.
Je ne peux retenir un reniflement moqueur en apercevant le blason que Kaala't s'est créé lui-même, gravé sur le bois massif de sa porte d'entrée cloutée. Décidément, ce type ne fait pas dans la demi-mesure.
Alors que je me fustige à nouveau pour m'être rendu ici, j'entends le claquement de sabots sur le pavé et me retourne pour laisser passer un carrosse doré aux roues anormalement épaisses afin de pouvoir avancer dans le sable terreux qui recouvre la majorité des rues de la ville. A ma grande surprise, l'équipage ne me dépasse pas et les chevaux s'arrêtent devant moi, leurs naseaux humides beaucoup trop proches de mon visage. Si certains ont tendance à oublier que le Vice peut s'emparer de n'importe quelle bête, ce n'est pas mon cas, et voir ces canassons aussi prêts de moi me donne envie de faire un bond en arrière pour éviter qu'ils ne se décident soudainement à me bouffer le nez.
J'ai à peine le temps de formuler cette pensée que la porte du carrosse s'ouvre pour laisser descendre une silhouette filiforme que je reconnais au premier coup d'œil.
— Décidément, tu aimes débarquer chez moi à l'improviste ! s'exclame Kaala't Mendir en s'approchant de sa démarche étrangement sautillante.
Il me tend une main gantée que je serre à contrecœur, me laissant tirer vers sa poitrine maigre que je me refuse à étreindre.
— C'est fou, à chaque fois qu'on se voit, j'ai l'impression que tu as grandi, s'esclaffe mon ancien ami qui recule d'un pas pour pouvoir m'observer de haut en bas. Tu m'as l'air bien fatigué depuis la dernière fois ! Viens-tu d'accoster ?
J'acquiesce en forçant un sourire. Kaala't mesure une tête et demie de moins que moi, mais quelque chose dans son regard vif et son sourire rusé me donne l'impression d'être en position d'infériorité.
— Je suis venu avec ma horde, expliqué-je vaguement. Je rechigne à abuser de ta générosité, mais certains de mes compagnons sont dans un bien faible état, j'ai besoin de trouver rapidement de quoi leur offrir un toit et de quoi manger. Peux-tu me trouver un travail ? Quelque chose pour les abriter le temps d'une ou deux nuits ?
Mes dents grincent à la fin de ma phrase mais je me force à ravaler ma fierté pour ne pas nuire à mes compagnons. Toujours immobile, mon interlocuteur me fixe avec cet affreux sourire satisfait qui crie que si j'accepte son aide, je ne pourrai pas faire marche arrière. Pourtant, encore une fois, il n'a jamais montré aucun signe de virulence à mon égard... Je ne sais plus que penser. Suis-je vraiment trop méfiant ?
— Tu sais que jamais je ne refuserai de l'aide à un ami ! s'exclame-t-il en posant une main fluette sur mon épaule. Si nous ne sommes pas solidaires entre nous, qui le sera ?
Il me jette un coup d'œil entendu auquel je réponds par un rictus crispé. J'ai tellement du mal à réaliser que cet homme est un alpha. Même ses crocs ressemblent à des canines de bêta.
— Va donc chercher tes amis, camarade, sourit Kaala't. Qu'ils viennent se réchauffer chez moi en attendant de leur trouver un toit. Nous pourrons ensuite discuter de ce que vous voulez faire sur mon île. Après tout, on négocie mieux le ventre plein, n'est-ce pas ?
***
Chayyim me lance un énième regard méfiant et cela me conforte dans le fait que je ne suis pas fou. La générosité de Kaala't a quelque chose de suspicieux.
Une main posée sur la cuisse de mon oméga, je caresse cette dernière de mon pouce pour le rassurer et lui signifier que je reste sur mes gardes. Si son visage n'exprime en rien son inquiétude, les phéromones anxieuses qui exhalent de son corps crépitent contre ma peau. Son aura est sombre, lourde de tension, ses doigts effleurent régulièrement le poignard glissé dans sa ceinture. Je sais qu'au moindre soupçon, même incertain, il se jettera sur notre hôte pour lui trancher la gorge. Et honnêtement, je commence à me demander si ce n'est pas la meilleure chose à faire.
Par réflexe, mes yeux cherchent Lana qui sommeille dans les bras de Naya. Parce que cela nous a semblé être une bonne idée afin de ne pas nous rendre plus vulnérables, nous avons dit que c'était son enfant. Et que le père était mort. Personne n'a cherché à en savoir plus.
Kaala't préside notre petit groupe en souriant comme un bienheureux. Après nous avoir invité à sa table, il nous a servi le repas le plus abondant de ma vie. Même à la cour de Lem'ha, je n'avais pas connu un tel festin. Des volatiles en tout genre, de la viande en sauce, des légumes bouillis, de la gelée, des gâteaux sucrés, des petits pains chauds, de l'alcool à s'en taper le cul par terre... Un instant, j'en ai même perdu de ma vigilance tant je m'empiffrais à m'en faire vomir.
Il a fallu que Chayyim me pince la cuisse pour que je réalise que je commençais à somnoler sur ma chaise, la ventre plus tendu que celui d'un cochon.
Grand prince, Kaala't a ensuite tenu à nous faire visiter sa demeure, presque digne d'être celle d'un roi, avant de nous inviter dans son salon privé où il nous a encore fait servir vin et sucreries. Depuis, il s'enquiert de nos aventures avec un immense sourire, apparemment ravi de pouvoir nous venir en aide.
— Êtes-vous sûrs de ne pas vouloir un travail plus digne ? s'enquiert-il d'un air ébahi. Je peux vous placer à la tête de n'importe quel négoce, je peux même vous faire intégrer les autorités de la ville ! Cela ne vous plairait donc pas d'être à la tête d'une centaine d'hommes ? Pourquoi vouloir vous escrimer à travailler la terre ?
— Le pouvoir ne nous intéresse pas, je réponds calmement en échangeant un regard avec Chayyim. Si cela est possible, nous nous contenterons d'un lopin de terre et d'une cabane pour nous abriter de la pluie. Nous aspirons seulement à mener une vie simple, loin de l'agitation de la ville.
— Je ne vous comprends pas... Vous ne gagnerez rien à vous comporter comme des paysans !
— Nous saurons rendre la terre fertile et en tirer profit. C'est tout ce que nous souhaitons.
— Tu as enfin l'occasion de t'élever au-dessus de ta condition d'alpha, pourquoi la refuser aussi catégoriquement ? s'impatiente Kaala't. Tu n'as pas à agir comme un esclave jusqu'à ta mort.
Son irritation décuple ma méfiance mais je comprends qu'elle est simplement due à sa propre histoire, à son désir d'élévation, à son envie de prouver à tout le monde qu'un alpha peut asseoir sa puissance aussi bien qu'un autre.
— Je suis justement libre de choisir quelle vie je souhaite pour ma horde, le contré-je en soutenant son regard agité. J'ai suffisamment côtoyé ceux qui détiennent le pouvoir, j'en ai connu tous les abus et toutes les dérives. Laisse-moi me maintenir loin de cela. Mais si tu ne le souhaites pas, nous nous débrouillerons seuls.
Kaala't me dévisage de longues secondes, une lueur violente au fond des pupilles, avant d'éclater soudainement de rire et de retrouver sa bonhomie suspicieuse.
— Inutile de te montrer aussi sérieux, je t'offrirai ce que tu souhaites. Mais dans ce cas, je vous offrirai le plus beau domaine en ma possession !
***
Kaala't n'a pas menti, le domaine devant lequel son cocher vient de nous déposer dépasse de loin toutes mes espérances. De vastes terres agricoles à portée de vue, quelques pieds de vignes, une large prairie dans laquelle paissent une dizaine de moutons, une forêt au loin, encerclant les champs dans un écrin de verdure. La demeure principale, située au centre du domaine, est à la fois robuste et élégante. Ses façades symétriques sont ornées de moulures, les portes et les grandes fenêtres à meneaux sont rehaussées de frontons décoratifs, le toit en ardoise est fortement incliné afin de résister aux pluies diluviennes qui s'abattent parfois sur l'île.
Dire que j'ai insisté pendant des heures pour que Kaala't nous offre une demeure la plus simple possible. Si cela est sa conception de la simplicité, peut-être aurais-je dû quémander une habitation médiocre.
Debout à mes côtés, Chayyim fixe notre nouvelle maison d'un air stupéfait. La brise caresse son visage diaphane, faisant glisser quelques boucles ébènes sur son front gracieux. La méfiance continue de crisper ses traits mais il ne peut dissimuler le soulagement que lui procure le fait d'avoir un toit pour la nuit. Et un endroit aussi beau pour entamer notre nouvelle vie de famille.
Moi-même je ne parviens pas à croire qu'un tel bonheur est possible. Quoi qu'il fasse, Kaala't me paraîtra toujours suspicieux, mais aujourd'hui, mes craintes passent au second plan. Le temps d'un instant, je m'égare dans la contemplation de ma fille que je tiens entre mes bras. Son petit visage rond est blotti contre mon torse. De son poing minuscule, elle tient l'un de mes doigts qu'elle n'a pas lâché lorsque le sommeil s'est emparé d'elle. L'étoffe de laine qui l'enveloppe glisse sur son front pâle, dissimulant à moitié ses yeux clos.
Encore une fois, une vague d'affection sans précédent remue mon corps. Peut-être qu'en effet, il aurait mieux fallu faire profil bas dès notre arrivée sur l'île et disparaître dans les collines de Vae sans jamais se présenter à Kaala't. Peut-être qu'avoir demandé son aide me retombera un jour sur la tête. Mais par tous les dieux, tout sacrifice me paraît acceptable si cela permet d'offrir une vie paisible à ma fille.
La main de Chayyim s'agrippe soudainement à mon bras et lorsque son regard croise le mien, je sais qu'il pense la même chose. Au point où nous en sommes, autant prendre ce que l'on nous offre. Puis aviser ensuite.
— Tu te feras à la vie de paysan ? lancé-je en souriant.
Mon compagnon hausse les épaules d'un air détaché.
— Je m'y ferais mieux qu'à celle du château.
— Tu ne regrettes donc pas ta décision ? demandé-je malgré moi, toujours inquiet à l'idée d'avoir compliqué sa vie et de l'avoir forcé à s'enfuir.
Un doux sourire apparaît sur ses lèvres tandis que ses yeux couvent Lana et moi d'une telle tendresse que mon cœur s'emballe.
— Jamais, chuchote-t-il avant de se hisser sur la pointe des pieds pour déposer un baiser au coin de mes lèvres. Tu es la plus belle décision de ma vie.
NDA : Le chapitre suivant est déjà en route ! Si j'arrive à finir l'histoire avant la fin du mois, on sort le champagne (ou toute autre boisson festive parce que j'aime pas ça en vrai) !
Au fait, pour celleux qui seraient éventuellement intéressé.e.s, je vais reprendre en main mon compte insta afin de vous tenir au courant de mes avancées, de mes nouveaux projets, mais également pour vous partager mes lectures etc... Si y en a que ça branche, voici mon pseudo : charlye_stories
A très vite !
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