𝟧𝟪. 𝐹𝓊𝒾𝓉𝑒 𝒾𝓃𝓈𝑒𝓃𝓈é𝑒


Lorsque je ressors de la tente, cinq paires d'yeux inquisiteurs se posent immédiatement sur moi. J'ignore ceux des deux mercenaires pour me diriger vers mes amis qui m'observent avec appréhension. D'un geste de la tête, je les invite à me suivre et nous nous dirigeons un peu à l'écart du campement, de sorte à ce qu'aucune oreille indiscrète ne puisse nous entendre.

— Je vais m'enfuir avec Chayyim, déclaré-je alors d'une voix posée.

Aussitôt, les yeux de Nilo s'écarquillent de stupeur tandis que Naya continue de me fixer calmement.

— Tu vas quoi ? s'étrangle mon ami d'un ton incrédule.

— Je vais m'enfuir avec Chayyim.

— Tu te fous de nous !

— Aucunement. J'ai bien réfléchi et j'ai fait mon choix : je préfère la trahison au risque de le perdre.

— Et t'es sûr qu't'as vraiment réfléchi pour parvenir à cette conclusion ? ricane Nilo avec amertume. T'es conscient de la merde dans laquelle tu vas t'mettre si tu fais ça ? Erlann va pas apprécier. Il nous a prévenu qu'il nous ferait payer cher notre trahison.

— Je m'en fous. Toute cette guerre n'a aucun sens de toute façon ; quelle que soit l'armée qui gagne, cette nouvelle vague de violence ne va faire qu'accentuer la diffusion du Vice. Dans quelques mois, il aura peut-être recouvert les trois quarts de Na'voah, alors autant que j'essaie de profiter un peu de celui que j'aime avant ça.

— Mais tu te rends compte que vous n'aurez aucun répit ? L'armée glacée va te poursuivre et celle de Lem'ha fera tout pour retrouver L'Oméga ! Tu peux pas juste t'enfuir avec l'être le plus important de ce monde !

— Et pourtant, c'est ce que je vais faire, le contré-je calmement.

Nilo me dévisage comme si j'étais devenu fou avant de chercher du soutien du côté de Naya. Impassible, cette dernière me fixe de son regard si intense mais dans lequel ne brille aucune étincelle de jugement.

— Naya ! l'invective Nilo toujours choqué par mes propos.

— Cette décision ne nous appartient pas, répond la concernée. Je pense que chacun d'entre nous a assez souffert pour pouvoir agir égoïstement s'il le souhaite. Kahn, je te l'ai dit, cette décision va marquer un tournant dans ta vie et j'espère que tu es prêt, que tu en es conscient. Je te soutiendrai toujours, même s'il faut pour cela s'exposer au plus terrible des dangers. C'est pour cela que je vous accompagnerai.

— Quoi ? s'écrie Nilo, stupéfait.

— Ce n'est pas ce que je recherche, m'exprimé-je au même moment. Votre soutien m'est important mais c'est une décision qui n'engage que Chayyim et moi. Aussi sincèrement que je souhaiterais continuer à cheminer à vos côtés, cette fuite va nous exposer à des dangers trop considérables pour que je veuille vous les imposer également.

— Tu n'imposes rien du tout, me contredis calmement Naya. Je suis aussi libre que toi de prendre mes propres décisions et je choisis de vous accompagner pour vous escorter. Vous aurez besoin de bras pour vous défendre.

— Nous sommes bien assez puissants à deux.

— Ah oui ? relève-t-elle avec un rictus amusé. T'es sûr que t'as bien observé le nouvel état de ton compagnon ?

Son bon sens m'arrache une grimace qui ne fait qu'accentuer son sourire. En effet, Chayyim ne pourra pas vraiment se défendre vu son état. Et il me semble si faible...

— Écoute, soupiré-je en passant une main dans mes cheveux, je ne veux pas prendre le risque de perdre à nouveau mes amis... Cette décision est insensée, ridicule, dangereuse, et je ne veux pas que vous en subissiez les conséquences.

— Ouais bah à mon avis, c'est déjà trop tard, grommelle Nilo entre ses dents.

Je capte son regard ironique et lève un sourcil interrogateur dans sa direction.

— Quoi, me dis pas qu'tu penses qu'on va tranquillement nous laisser exercer notre fonction dans l'armée après avoir découvert qu'tu t'es enfui avec L'Oméga ! s'exclame-t-il avec cynisme. « Oh votre ami a pris en otage l'être le plus important du monde ? Pas de souci, prendrez-vous du vin avec votre ragoût ? Approchez-vous qu'je lustre vos bottes avec ma langue ». Tu réfléchis parfois ?

Surpris par la véhémence de mon ami habituellement si calme et mesuré, je ne peux que contempler en silence son visage moqueur et ses bras fermement croisés sur sa poitrine. Il est vrai que quoi que je fasse, ma décision aura des répercussions sur eux. Bien que ce ne soit absolument pas ce que je souhaite, je refuse de changer d'avis maintenant, étonné que Nilo soit si énervé de devoir quitter l'armée.

— Je suis désolé, articulé-je finalement en grimaçant. Je ne comptais pas vous placer dans une position aussi précaire... Si cela te rassure, tu peux prendre mes deux dernières soldes pour t'isoler un moment et échapper aux...

— Oh mais ferme-la, tu veux ! me coupe brutalement mon ami. Tu crois vraiment qu'j'vais prendre ton or et m'tirer avec comme un voleur ? C'est pas pour moi que j'm'inquiète, c'est pour toi imbécile !

Une nouvelle fois, je ne peux que rester bouche bée face à mon compagnon de route qui me fixe avec un mélange d'amusement et d'exaspération.

— Franchement Kahn, je m'en tape le cul des dangers que j'encours, j't'ai déjà dit qu'j'avais plus rien à perdre. Mais toi, t'as quelque chose à perdre, et ça m'fait chier d'voir que t'es prêt à te refoutre en danger pour ça.

— Comment veux-tu que je le protège si je ne reste pas à ses côtés ? je réponds d'une voix que je m'applique à ne pas rendre émue.

— J'sais bien ça ! rétorque Nilo en secouant la tête. Et c'est bien pour ça que j'vais t'accompagner aussi ! Mais bordel de cul, faut vraiment qu'tu te foutes constamment dans des situations impossibles !

Un instant, je songe à le décourager de cette initiative puis comprends que cela ne servirait à rien. Nilo n'est pas quelqu'un d'irréfléchi, il ne lance aucune parole en l'air. S'il dit qu'il va faire telle chose, c'est qu'il en a déjà analysé tous les tenants et les aboutissants et en a conclu que cela valait la peine. Il est intelligent. Et profondément altruiste.

Lorsque ses yeux cuivrés croisent les miens, je réalise que sa détermination est aussi forte que la mienne. Il a beau me réprimander pour mon inconscience, une petite lueur espiègle continue de briller au fond de son regard. Après tout, il n'est pas contre jouer un tour au monde entier. Même si cela suppose de se mettre en danger.

— Vous ne pouvez pas faire ça.

La voix grave qui retentit dans mon dos me fait me retourner d'un coup et je tombe face au visage d'Aylan, toujours maculé de terre et de sang mais cette fois crispé par le dilemme lié à sa situation. Ses grands yeux bleus reflètent le tourbillon d'émotions qui l'agitent et je me rends soudainement compte que je ne me suis jamais demandé quel rôle il a joué dans cette affaire.

— Tu comptes nous en empêcher ? je réponds avec calme mais la main déjà prête à dégainer mon épée.

— Vous ne pouvez pas faire ça, se contente de répéter le concerné entre ses dents. C'est de la folie.

— Je t'ai demandé si tu comptais nous en empêcher.

Ses dents se serrent davantage mais il ne répond pas. Du coin de l'œil, je vois ses doigts être agités de tics nerveux et devine que cela n'est pas bon signe.

— Comment as-tu su pour nous ? demandé-je finalement pour faire diversion.

Aylan me jette un bref regard, plein de tension et d'hésitation.

— Sa Magnificence me l'a confié, grommelle-t-il presque à contrecœur.

— Juste comme ça ?

— Je voyais bien que quelque chose n'allait pas depuis un moment, qu'il n'était pas dans son état normal... C'est quand il a commencé à avoir des malaises et à délirer à cause de la fièvre que j'ai commencé à comprendre. Il disait ton prénom...

La révélation me porte un coup au cœur mais je n'en montre rien.

— Pourquoi ne l'as-tu pas dit à ton roi ?

— Parce que je sers d'abord L'Oméga avant de servir mon roi.

— C'est faux et tu le sais, le contredis-je calmement.

Nouveau regard tendu.

— Cela fait des années que je sers Sa Magnificence... Je sais ce qu'elle vaut et je sais que sans elle, la plupart des accomplissements du roi n'auraient pas eu lieu. Son existence est primordiale pour ce monde et je lui dois beaucoup. Jamais je ne ferais quoi que ce soit qui puisse lui porter tort.

— Mais tu refuses de le laisser partir avec moi.

— Évidemment ! explose Aylan dont les traits du visage sont anormalement tirés. Tu te rends compte des conséquences d'une telle décision ? Non seulement vous vous mettrez en danger tous les deux mais vous mettrez le monde entier en danger !

— Ce monde est voué à périr dans tous les cas, lui fais-je remarquer. Les hommes sont stupides et sanguinaires, rien ni personne ne peut rétablir l'harmonie à laquelle nous aspirons tous. Le seul semblant d'harmonie qui existe, c'est cet enfant inattendu, mon enfant, celui de Chayyim et le mien. Pas le tien. Tu n'as pas ton mot à dire sur son existence.

Mon interlocuteur grimace mais ne parvient pas à déterminer quelle décision est la bonne. Je sais qu'Aylan n'est pas un mauvais bougre et je sais qu'il respecte Chayyim au-delà de son statut d'entité supérieure, mais je sais aussi que son sens du devoir est sans pareil et qu'il ne parvient pas à savoir lequel prime entre servir son commandant ou son royaume.

— Tu sais que je ne changerai pas d'avis, je reprends d'une voix plus ferme. Si tu doutes de ma capacité à protéger L'Oméga, affronte-moi ici et maintenant. Sinon tais-toi et disparais à jamais. Mais si tu préfères t'opposer à notre départ, alors je te tuerai. Sans le moindre état d'âme.

Les yeux bleus s'agitent comme une mer déchaînée mais leur propriétaire ne montre aucun signe d'agressivité envers moi. J'ai conscience de le placer dans une posture délicate : s'il nous laisse partir et reste en arrière, il sera accusé de trahison, s'il s'oppose à moi et que je le tue, il sera mort et certainement quand même accusé de trahison, même s'il décidait de nous suivre, il serait accusé de trahison. Il ne devrait pas avoir à faire un tel choix. Mais je ne devrais pas non plus avoir à me battre aussi férocement pour rester avec la personne que j'aime.

Finalement, Aylan pousse un grognement exaspéré qui se termine en juron sonore avant de proférer les seuls mots que je n'attendais pas de lui :

— Partons avant l'aube.


***


Les premiers jours de notre fuite se sont déroulés comme dans un rêve. Pas un rêve agréable où nos désirs les plus fous se concrétisent, plutôt un de ces rêves étranges, désagréables, où la vague impression que quelque chose ne va pas nous poursuit sans parvenir à mettre le doigt dessus.

Je n'ai jamais connu une fuite aussi vaine, aussi insensée. Chaque pas que nous faisons ne fait qu'inscrire plus fatalement notre destin. Nous parlons peu de notre situation pour ne pas en mesurer la pleine ampleur, continuant d'avancer toujours plus loin, sans jeter un seul regard en arrière. Sans penser à nos camarades ni à cette guerre ridicule que nous laissons derrière nous. Sans songer à notre avenir ni à son lot d'incertitudes. Avancer. Sans savoir où aller.

Parce que c'est l'île la moins peuplée et la plus isolée de Na'voah, nous avons pris par réflexe la route menant à Vae. L'idée est d'embarquer à Ha'melona pour ensuite nous perdre dans les collines désertes qui s'étendent à perte de vue de l'autre côté de la mer étroite. Mais pourrons-nous seulement y parvenir ?

L'état de Chayyim me préoccupe plus que je ne veux bien l'admettre. S'il ne se plaint jamais et montre rarement des signes d'épuisement, son aura se trouble parfois brusquement, comme si un profond mal-être venait de s'emparer de lui. Dans ces moments-là, mon cœur bondit dans ma poitrine et je me précipite à ses côtés pour m'enquérir de son état de santé mais ne récolte en réponse qu'un sourire rassurant qui me paraît bien trop crispé pour être vrai.

Je sais qu'il souffre. Je sais que sa condition n'est pas optimale pour effectuer un tel voyage, peut-être même que ce dernier peut se révéler dangereux pour le bébé. Mais que sommes-nous censés faire d'autre ? Si nous ralentissons trop, nous ne manquerons pas d'être rattrapés par les soldats partis à notre recherche. Je ne sais plus quelle décision prendre. J'ai tellement peur de ne pas être capable de le protéger...

Dans trois nuits, nous embarquons pour Vae. A force d'errer dans Ha'melona, nous avons fini par trouver un capitaine peu regardant qui a accepté de nous faire traverser en échange d'une somme faramineuse. En attendant, nous campons hors de la ville, sur une partie de ce littoral sableux qui s'étend sur toute la côte est de l'île. Ici, pas de falaises vertigineuses, seulement des pins dont les racines s'accrochent au sable et dont les aiguilles tapissent le sol.

Chayyim est allongé contre moi, dans la tente que nous partageons à deux. Seulement vêtu d'une tunique et de braies usées, il a posé sa tête sur mon torse et dort désormais à poings fermés. Perdu dans mes pensées, je caresse distraitement ses cheveux en songeant à l'avenir incertain qui nous attend. J'essaie d'imaginer à quoi ressemblera notre enfant. Aura-t-il la couleur foncée de ma peau ou celle, diaphane, de mon compagnon ? Héritera-t-il de ses yeux si étranges, des miens ou d'un mélange des deux ? Aura-t-il mes crocs ? Mes cheveux argentés ? Les traits nobles de Chayyim ? La ligne saillante de sa mâchoire ?

Mon cœur s'emballe à ces pensées. Alors que je raffermis ma prise dans les boucles ébènes de mon compagnon pour me calmer, ce dernier ouvre les yeux et me jette un regard encore embué de sommeil.

— A quoi penses-tu ? m'interroge-t-il d'un air curieux. Tes phéromones emplissent toute la pièce.

— A cette petite chose, avoué-je en posant une main sur son ventre.

Un sourire vient soulever le coin de ses lèvres.

— J'espère qu'elle te ressemblera, dit-il en se blottissant un peu mieux contre moi.

— Et moi j'espère pas ! Ce serait pas franchement un cadeau pour débuter dans la vie. Je lui cède ton physique mais je veux qu'elle récupère mon intelligence, ma bravoure et mon sens inégalé de l'humour.

Un long regard empli de scepticisme accueille mes paroles.

— De quel humour tu par...

Brusquement, Chayyim s'interrompt dans sa phrase pour se redresser d'un coup, les deux mains pressées contre son ventre et le visage déformé par la douleur. Aussitôt, la panique s'infiltre par tous les pores de ma peau.

— Qu'est-ce qu'il y a ? m'affolé-je. Tu as mal ? C'est le bébé ? Tu veux que je t'apporte quelque chose ?

Mais mon compagnon reste prostré en avant, les traits tirés et le front perlant de sueur. Pendant de longues minutes, je me contente de caresser son dos sans le lâcher du regard, inquiet de le voir aussi souffrant sans rien pouvoir y faire. Je sais qu'il lui arrive souvent d'être traversé par de brutales flèches de douleur, mais j'angoisse dès qu'elles durent plus de deux minutes. Il ne pourra pas éternellement puiser dans sa propre énergie vitale pour maintenir cet enfant en vie...

— Kahn...

Je reprends mes esprits en entendant mon prénom être prononcé à voix basse. Toujours aussi anxieux, je croise le regard de Chayyim dont le visage est tordu en une expression de pure souffrance.

— Je crois... Je crois que je pourrai pas plus longtemps, gémit-il en grimaçant. Je... Le bébé... Il arrive.

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