𝟧𝟧. 𝑀𝑒𝓃𝓈𝑜𝓃𝑔𝑒 𝑒𝓉 𝓇𝑒𝓉𝓇𝑜𝓊𝓋𝒶𝒾𝓁𝓁𝑒𝓈
Obtenir le grade de capitaine des gardes est un honneur dont peu d'hommes peuvent se vanter. On attend de lui un courage et une responsabilité durs à porter pour le commun des mortels. Être chargé de la protection du roi et de la Cour ne pardonne aucune erreur, aucun écart. Et aujourd'hui, à voir Aylan fermement maintenu par mes compagnons, le corps brisé par les combats mais le regard fier et assuré, je comprends pourquoi ce statut lui est échu.
— Mais qu'avons-nous là ! m'exclamé-je en m'approchant du prisonnier qui ne cherche pas à se débattre outre-mesure.
— Kahn ! s'écrie-t-il en m'apercevant. Il faut absolument que je te parle ! C'est une urgence de la plus haute importance !
Nos regards s'affrontent quelques secondes tandis que mes compagnons d'arme nous observent avec impatience, pressés de recevoir mes ordres. Je sais qu'ils espèrent pouvoir venger la mort de nos deux camarades sur Aylan, mais je ne peux le permettre. D'un autre côté, voir cet homme éveille une certaine colère en moi qui ne demande qu'à être assouvie. S'il est là, c'est forcément en lien avec Chayyim. Et ce constat me secoue tellement que je ne parviens pas à savoir ce que je ressens.
— Lâchez-le ! ordonné-je finalement au grand dam des soldats.
Ces derniers hésitent un moment avant d'obtempérer, le visage fermé. S'ils me font confiance et ne remettent jamais ma parole en question, j'ai conscience de leur frustration et je suis presque désolé de les priver d'un bon défoulement.
A peine se sont-ils retirés du corps d'Aylan que celui-ci bondit sur ses pieds, grimaçant lorsque le gauche manque de s'effondrer sous son poids. Il est blessé. Beaucoup trop pour un officier censé observer les combats de loin.
Avec une admiration que je n'assumerai jamais à voix haute, je comprends alors qu'il a participé aux combats au même titre que ses soldats, comme je le fais avec les miens. Cet homme est d'une grande bravoure. On ne peut lui retirer cela.
— Sergent, faut-il lier ses mains ? demande Nilo dont je n'avais pas perçu la présence à mes côtés.
— Inutile. Il ne me fera aucun mal.
En réalité, il est peut-être un peu présomptueux de ma part d'affirmer cela. Qui me dit qu'Aylan n'est pas là pour me tendre un piège ? Un piège risqué et ridicule, mais un piège tout de même ? Pourtant, à voir son visage si crispé, plein d'attente fébrile, de peur et de détermination, je ne peux m'empêcher de penser que le message qu'il a à me délivrer est plus important que cela.
— Suis-moi, lui lancé-je d'une voix ferme en tournant les talons.
Je ne me retourne pas pour vérifier qu'il peut maintenir ma cadence, le laissant clopiner derrière moi et traverser le rang de mes compagnons sans protection.
Finalement, je m'arrête à l'orée de la forêt et me retourne vers lui sans rien dire, toujours méfiant. Il se rapproche de moi en grimaçant mais ne se plaint aucunement de sa blessure au pied, se redressant au contraire pour ne pas perdre la face.
— Tu dois absolument me suivre, annonce-t-il simplement en me regardant droit dans les yeux.
Malgré moi, un esclaffement amer s'échappe de mes lèvres tandis que je croise les bras sur ma poitrine.
— C'est tout ? ricané-je d'un air mauvais. Pourquoi ne pas directement me trancher la gorge, tant qu'à faire !
— Je ne cherche nullement à te tuer et tu le sais.
— Non, je n'en sais rien. N'as-tu pas remarqué que nous sommes dans deux camps différents ?
A ces mots, son visage se durcit et je l'aperçois jeter un coup d'œil rapide derrière son épaule en direction du campement.
— Si, j'ai bien vu, répond-il d'une voix froide. Et bien que je ne comprenne pas ta facilité à t'ériger contre ceux qui t'ont accueilli quelques mois auparavant, j'ai besoin que tu me suives.
— Pourquoi ?
— Je ne peux t'en parler ici.
— Donne-moi une bonne raison de te suivre ou je te jure que je les laisse venger sur toi la mort de nos compagnons.
Les yeux bleus se font plus intenses mais aucune peur ne traverse le visage d'Aylan.
— Comment peux-tu changer de camp aussi facilement ? siffle-t-il de ce ton accusateur qu'il semble réprimer depuis qu'il est arrivé.
— Changer de camp ? Quand exactement ai-je été dans le tien ? Que je sache, je n'étais qu'un mercenaire chargé d'une mission à qui on a vite fait comprendre qu'à la fin de cette dernière, je ne valais plus rien.
— Tu sais aussi bien que moi qu'il n'y avait pas que cela.
— Ah oui ? Et qu'y avait-il d'autre ?
— Ce qui me pousse à venir te chercher aujourd'hui, en dépit de tous les dangers. Ne comprends-tu pas que la raison de ma présence est suffisamment urgente pour que je me jette dans la gueule du loup ?
— Peut-être es-tu simplement moins intelligent que je ne le pensais, rétorqué-je avec un méchant sourire.
Aylan semble un instant furieux de mon entêtement mais son sens du devoir l'oblige à se contenir.
— Kahn, tu dois me suivre. Je te garantis qu'il ne t'arrivera rien.
— Et moi je me répète : si tu ne me donnes pas une bonne raison de le faire, tu ne passeras pas la nuit.
— J'ignorais que tu possédais un côté aussi vicieux, crache-t-il en grinçant des dents. Je te savais lâche, mais pas aussi amoral.
— Tes mots ne jouent pas en ta faveur, me moqué-je ouvertement.
— Il a besoin de toi.
Malgré moi, ma répartie se bloque dans ma gorge et je ne peux m'empêcher de dévisager Aylan un peu trop intensément, secrètement avide d'en savoir plus. Et si Chayyim était blessé ? Et s'il se trouvait en danger de mort ?
Mon estomac se crispe affreusement.
— Il est un peu tard pour s'en rendre compte, répliqué-je de mauvaise foi.
— Ne sois pas aussi immature, claque Aylan d'une voix sévère. Tu peux tenir tous les discours que tu souhaites, toi et moi avons quelque chose en commun : nous voulons le protéger.
— J'ai essayé de le protéger, j'ai tout fait pour. Il n'a pas voulu de moi.
— Cesse de d'apitoyer sur ton sort, tu ne sais rien de sa situation. Aujourd'hui, il a besoin de toi. Et malgré ton attitude rétive, je sais que tu as également besoin de lui.
Un silence s'installe durant lequel nous nous jaugeons du regard. Il m'est encore surprenant de voir Aylan aussi dévoué à Chayyim. Je sais que son statut de capitaine des gardes l'oblige à veiller sur lui mais l'inquiétude que je vois dans ses yeux n'a rien d'un souci professionnel. Il semble réellement concerné par le bien-être de Chayyim et je comprends que sa présence ici est plus due à son propre souci qu'à un ordre de son supérieur.
— Si c'est un piège, je te jure que je te tuerai avant de mourir, le menacé-je d'une voix grave.
— Ce n'est pas un piège, s'impatiente mon interlocuteur. Mais nous devons partir au plus vite, avant que la nuit ne tombe.
***
Mes muscles sursollicités hurlent de douleur alors que je les oblige à parcourir les derniers kilomètres qui me séparent de Chayyim. A mes côtés, Naya et Nilo avancent sans faiblir, le visage crispé et l'air déterminé. Lorsque je leur ai appris que je comptais suivre Aylan, ni l'un ni l'autre n'ont accepté de me laisser y aller seul. Déléguant le commandement à Ûl et à un autre alpha, nous sommes donc partis immédiatement sans savoir si nous prenions la bonne décision.
J'ai cependant rapidement compris que nous ne nous dirigions pas vers le campement ennemi. Ce dernier, situé en retrait au sud de la forêt, de l'autre côté de la plaine, disparaît progressivement à notre gauche tandis que nous le contournons par l'ouest. Plus nous marchons, plus je me demande où nous allons. Si la lueur de l'emplacement ennemi reste visible dans le soleil couchant, il n'y a aucun intérêt à ce que des officiers s'installent aussi loin. Que se passe-t-il exactement ? Pourquoi un tel isolement ?
Quelques minutes plus tard, une tente émerge dans l'obscurité, à peine plus grande que celle d'un soldat mais gardée par deux hommes armés. Lorsqu'ils nous aperçoivent, ces derniers dégainent immédiatement leurs épées avant de reconnaître Aylan et de lui adresser un bref signe de tête.
Méfiant, je remarque que ces gardes n'ont rien des soldats de Ma'la ; ils sont trop sales, leur apparence est trop négligée, leurs visages trop marqués par la misère. De nouveaux mercenaires ? Malgré moi, une colère sourde agite mes entrailles à cette pensée.
Sans un mot, notre petit groupe s'approche de l'entrée de la tente qu'Aylan soulève avec assurance avant de déposer un genou à terre en signe de respect. Le cœur battant la chamade, je plisse les yeux pour distinguer ce qui se trouve à l'intérieur et remercie ma vision d'alpha de me permettre de distinguer une silhouette allongée à quelques pas de moi. Un homme et une femme s'activent autour d'elle - sûrement des médecins - et la peur que ce corps échoué sur la paillasse soit Chayyim, blessé, me retourne l'estomac.
Pourtant, quelque chose cloche. Une odeur moite flotte dans l'air, étouffante, qui me prend à la gorge et m'empêche de respirer correctement. J'ai beau essayer de sentir à travers elle les effluves à la fois suaves et corsées qui entourent habituellement Chayyim, je ne ressens rien. Rien à part ce terrible pressentiment, cette petite voix qui met tous mes sens en alerte et me chuchote qu'un danger rôde dans l'ombre. Cette réaction instinctive qui me donne des suées froides et noue mon estomac d'angoisse. Que se passe-t-il par ici ?
— Laissez-nous seul, ordonne soudainement une voix grave au fond de la tente.
Malgré moi, un frisson me traverse le corps lorsque je reconnais celle de Chayyim. Plus rauque, anormalement affaiblie, mais reconnaissable entre toutes.
Sans discuter, l'homme et la femme à son chevet se lèvent puis me frôlent pour sortir de la tente, bien vite suivi par Aylan dont je sens tout de même le regard me brûler la nuque avant qu'il ne rabaisse le pan de l'entrée.
Aussitôt, je sens un certain malaise prendre possession de moi. Pour ne pas le laisser gagner, je m'avance d'un pas faussement assuré vers la couchette étalée à quelques pas de moi, à peine éclairée par la flamme vacillante d'une bougie.
Et ce que je vois me coupe brusquement le souffle.
Allongé sur le dos, Chayyim repose comme s'il était prêt à rendre son dernier souffle. Son corps recouvert d'une couverture éliminée ne laissent apparaître que ses bras, encore vêtus de sa tunique de combat. Au bout de ses poignets maigres, ses doigts se serrent puis se desserrent désespérément autour du tissu qui le recouvre tandis que son visage affreusement pâle est tordu dans une expression de pure souffrance. Des gouttes de sueur glissent le long de son front et ses lèvres sont striées de multiples coupures causées par ses dents. Avec horreur, je réalise que son cou et le haut de son torse sont maculés de sang et la peur qu'il soit mortellement blessé me fait tomber à genoux devant lui.
Oubliant toute colère et toute rancœur, j'attrape l'une de ses mains dans les miennes, sans savoir néanmoins que dire ni que faire. Je me sens atrocement démuni, comme si toute capacité de raisonnement avait déserté mon corps. Mais lorsque ses grands yeux étoilés se tournent péniblement vers moi, j'ai au moins la certitude d'être exactement là où je dois être.
— Enfin, murmure-t-il d'une voix éreintée.
Ses traits se crispent à nouveau sous une vague de douleur et mon désespoir ne s'en trouve qu'accru. Le cœur battant la chamade et l'estomac bousillé par l'angoisse, je balaie la tente des yeux à la recherche de quelque chose, n'importe quoi, capable d'apaiser ses souffrances. Que lui arrive-t-il ? Ne rien pouvoir faire pour lui me projette dans un état proche de la folie.
— Inutile de chercher, rien ne peut améliorer mon état, reprend-il doucement.
Les yeux révulsés par la peur, je plonge mon regard dans le sien et y vois tellement de tendresse que je manque aussitôt d'éclater en sanglots.
Sans un mot, Chayyim lève une main tremblante vers mon visage pour la poser sur ma joue qu'il caresse lentement. Je m'empresse de la recouvrir de ma propre main tout en continuant à le dévisager, ébranlé par cette connexion que je sens toujours entre nous, cette capacité à lire en l'autre sans jamais rien dire.
— Il ne me fallait que vous, précise mon oméga dont le visage se déchire soudainement en profond bouleversement. Vous avez tellement changé... Vous êtes si beau, si... puissant. La guerre vous va bien, ajoute-t-il dans un petit sourire.
Ravalant la boule qui s'est formée dans ma gorge, j'attrape sa main posée contre ma joue entre les miennes puis la ramène sur mes genoux.
— Qu'avez-vous ? le questionné-je d'une voix rauque. Que vous arrive-t-il ? Avez-vous été blessé au combat ?
Mes yeux s'attardent avec angoisse sur le sang qui imprègne le col de sa tunique mais Chayyim secoue doucement la tête en signe de négation.
— Ce n'est rien. Vous savez que j'ai connu pire. Je... Tout ceci n'est pas important, il fallait que je vous voie...
— Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?
— Kahn, soupire-t-il d'un ton désolé, je ne voulais pas... Je ne voulais vraiment pas vous éloigner aussi brutalement de moi, mais j'ai eu tellement, tellement peur, je...
Il s'interrompt dans son discours pour siffler de douleur et je l'aperçois tirer sa couverture vers lui afin d'enfoncer son visage dedans. Ses doigts se contractent à l'extrême autour du tissu éliminé, faisant blanchir ses jointures écorchées par les combats. Alors que je m'apprête à recouvrir cette main de la mienne, je réalise que la couverture qu'il tient contre lui n'en est pas une. Il s'agit de la cape que je portais lors de notre retour à Ma'la et que je lui avais donnée afin de le dissimuler d'éventuels regards curieux.
Le constat me coupe le souffle.
— Je suis tellement désolé, reprend Chayyim en relevant le visage vers moi, je ne voulais pas vous imposer cela, je ne voulais aucunement vous faire souffrir... Kahn, chaque jour passé loin de vous a été une épée enfoncée dans mon cœur, mais je ne savais pas comment agir... Je... J'ai pris peur, je ne voulais pas que vous m'abandonniez ni que vous souffriez et pourtant... Pourtant la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui est loin d'être meilleure... Pardonnez-moi... Je vous en supplie, pardonnez-moi, je ne cherche pas à vous contraindre, je ne vous oblige à rien, mais... Tout n'était que mensonge, ils... des mensonges...
Se résignant à ne pas finir sa phrase, mon compagnon attrape ma main et la glisse soudainement sous la cape qui le recouvre pour la poser contre son ventre anormalement rebondi. Mon cerveau n'a pas le temps de faire le lien que ses yeux suppliants replongent dans les miens.
— Vous comprenez ? Kahn... On m'a menti. Ce n'était pas moi... Ce n'était pas moi le problème.
NDA : *roulements de tambour* Tin tin tin tin ! Bon, qui se doutait que l'histoire prendrait ce tournant ? Je sais que c'est un sujet qui divise mais j'avais envie de l'aborder dans cet omegaverse. En fait, je crois que cette scène et la dernière réplique de Chayyim font partie des toutes premières idées que j'ai eues lorsque j'ai commencé à réfléchir à l'histoire.
Bref, le prochain chapitre arrive rapidement ! Il devrait vous éclairer un peu plus sur la situation...
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