𝟧𝟥. 𝑀𝑒𝓇𝒸𝑒𝓃𝒶𝒾𝓇𝑒𝓈
Quand on y pense, la guerre a du bon. Je ne parle pas de la guerre en tant que telle, des combats sanglants et des tortures en tout genre qu'elle engendre, mais plutôt du climat de tension qu'elle installe dans les royaumes concernés. En tant que mercenaire, rien de mieux qu'être en temps de guerre.
Depuis la déclaration de cette dernière, les choses se sont précipitées sur l'île de Lem'ha et les missions pleuvent chaque jour. Tandis que les armées du roi Ovania se dirigent vers l'Ouest pour repousser immédiatement celles du roi Nask, la horde et moi remontons vers le Nord, en direction de Sten, où des convois entiers de marchands attendent désespérément de traverser le royaume en toute sécurité.
Parce que nous avons vécu assez d'horreurs cette année, nous avons décidé de nous laisser un peu de temps avant d'éventuellement nous engager dans l'armée. Dans tous les cas, rien ne garantit que l'un des deux partis acceptera des alphas dans ses rangs, même dans les plus méprisés.
Alors nous avons choisi l'escorte. A cause de la guerre, les agressions se sont multipliées à travers l'île et il devient quasi impossible de cheminer sans tomber sur des brigands en tout genre. Partant, les marchands sont à la recherche de mercenaires aptes à les défendre, et c'est le rôle que nous jouons depuis près d'un mois. Inlassablement, nous traversons Lem'ha dans tous les sens, évitant simplement la côte Ouest d'où nous parviennent quelques rumeurs des combats. Parfois, lorsque ces dernières relatent de puissantes défaites du côté du roi Ovania, je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée pour Chayyim, priant silencieusement pour qu'il ne soit pas sur place.
En réalité, il ne se passe pas un jour sans que je ne songe à lui. Que je me dirige vers Ha'melona, Casta'le ou Beln, son visage est imprimé derrière mes paupières et l'urgence de le savoir en sécurité me ronge les entrailles. Je connais son caractère fier et courageux, il y a peu de chance pour qu'il soit sagement resté entre les murs de son palais. Mais dans ce cas, ne devrais-je pas aller à sa rencontre ? En profiter pour essayer de le croiser ?
Ma naïveté me ferait parfois rire. Comme s'il était simple d'approcher l'homme le plus vénéré du royaume, même hors de son château ! On ne me laisserait jamais être à moins de cent mètres de lui.
Épuisé par toutes ces tergiversations, je plonge le nez dans ma chope de bière en grognant. Nilo, Naya et moi venons d'achever notre deuxième mission du mois et remontons actuellement vers Sten pour tenter d'en trouver une autre. Sur le chemin, nous nous sommes arrêtés dans les faubourgs de Canama pour nous restaurer et je ne peux m'empêcher d'être choqué par les bouleversements qu'a connu cette ville ces derniers mois.
Alors que j'avais en souvenir une cité étouffante, aux ruelles tortueuses au détour desquelles le danger rôdait pernicieusement, je découvre dans ces dernières toute une organisation solidaire qui s'est mise en place à cause de la guerre. Interloqué, je découvre que là où, sept mois auparavant, je m'étais fait violemment agressé pour le simple fait d'être un alpha, des commerçants travaillent désormais avec des esclaves affranchis pour fournir un toit et de la nourriture aux orphelins de guerre. Parce que les combats se déroulent seulement à quelques kilomètres de la ville, leurs funestes conséquences y ont déjà des répercussions et le nombre de miséreux ne cesse d'augmenter chaque jour.
Grâce à ce malheur – si je puis m'exprimer ainsi – le fait d'être un alpha ne semble plus constituer la plus ignoble des infamies, même s'il serait faux d'assurer que nous sommes désormais accueillis à bras ouverts. En tout cas, je peux me promener dans les faubourgs sans craindre d'être lapidé ou arrêté puis envoyé à un marchand d'esclaves. Parce qu'on est jamais trop prudent, j'évite cependant de sortir le jour et ne m'aventure pas plus loin que la dernière rangée des faubourgs.
— Dites donc, si ça continue comme ça, y aura bientôt plus d'bière dans c'foutu bouge !
Distrait, j'observe Nilo se frayer un passage entre trois ivrognes attablés à nos côtés avant de s'échouer sur le banc, près de moi. Sa peau noire luit de sueur et ses yeux cuivrés étincellent d'agacement.
— On a essayé d'boire à ton goulot ? me moqué-je en le regardant prendre de longues gorgées de sa chope.
— Y veulent plus rien donner ! s'exclame-t-il avec véhémence. Comme quoi l'approvisionnement s'fait plus rare donc les prix plus serrés. Par le cul de Yulah, c'est sa tête qu'jvais finir par serrer s'il veut plus m'abreuver correctement !
Un claquement de langue agacé retentit en face de nous et nous relevons la tête de concert pour tomber sur le visage réprobateur de Naya. Si cette dernière est bien contente d'avoir sa bière, elle ne supporte toujours pas que l'on jure sur les dieux. Parfois, sa probité me laisse sans voix.
— Ça te fera pas d'mal de moins boire, réplique-t-elle en lançant un regard noir à Nilo. Tu deviens plus rond qu'une barrique de vinasse.
— Que les dieux m'emportent si c'n'est point l'accomplissement d'une vie ! rétorque le concerné dans un grand sourire insolent.
Naya lui répond par un énième regard irrité qui le laisse totalement indifférent.
— En vrai, va falloir qu'on s'dépêche de remonter à Sten, reprend Nilo sans lâcher sa chope des mains. Canama est condamnée, qu'ce soit dans quelques semaines ou quelques mois, elle va finir par tomber.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ? l'interroge Naya en fronçant les sourcils. La cité paye sa proximité avec les combats, mais rien ne garantit qu'elle tombera dans les mains de l'armée du roi taré.
— Paraît qu'l'armée blanche vient encore d'essuyer une défaite. Le roi taré se rapproche !
— Comment peut-il avoir autant d'ascendant après avoir traversé le détroit ? grommelé-je d'un ton incrédule. Il a perdu près des deux tiers de sa flotte à cause des Bulles, il aurait dû se faire écraser en quelques jours.
— Faut croire qu'ils ont été plus nombreux qu'prévu à accoster ! Paraît aussi qu'il y en a qui descendent encore de Halon pour venir grossir ses rangs. Ses effectifs étaient totalement éparpillés à cause du naufrage mais ils sont nombreux. Et l'armée blanche m'a l'air bien faiblarde.
— Si elle l'était vraiment, ça ferait longtemps que le roi Ovania aurait dégagé de son trône, fait remarquer Naya.
— Ouais, mais cette enflure est bien entourée. C'est pas lui qui commande son armée, il est même pas sorti d'son palais ! Sauf que ses généraux sont en galère et qu'il fait rien pour les aider, aucune aide n'est débloquée. Enfin, c'est c'qu'on dit.
— Et on dit bien !
Naya, Nilo et moi sursautons de concert avant de nous retourner brusquement vers l'origine de cette nouvelle voix. A quelques pas de nous, un homme se tient tapi dans l'ombre, enveloppé dans une large cape dont il a rabattu la capuche sur sa tête. S'il n'a encore fait aucun geste brusque en notre direction, je me tiens immédiatement sur mes gardes, méfiant quant à cette intervention qui semble avoir été anticipée. Depuis combien de temps nous écoute-t-il au juste ?
Sollicitant tous mes sens d'alpha, j'entends le froissement d'une lame contre un tissu, distingue un médaillon noir richement décoré dépassant de son plastron, analyse rapidement la façon dont l'inconnu se tient droit, tranquillement appuyé contre le mur, comme s'il ne craignait aucun danger et savait qu'il était en posture de supériorité.
Un officier. Sans aucun doute, cet homme est un haut gradé. Reste maintenant à savoir de quelle armée et surtout ce qu'il fout dans une taverne aussi mal fréquentée.
— Vous cherchez quelque chose, l'ami ? l'interroge Nilo d'un ton affable bien qu'il ait déjà resserré sa main autour de son poignard.
— C'est possible, répond le concerné en esquissant un pas en notre direction.
Aussitôt, nos muscles se bandent dans la potentialité d'une attaque mais l'homme s'avance en levant les mains en l'air.
— Je ne cherche pas les ennuis, reprend-il d'une voix calme. J'ai juste surpris votre conversation et j'ai été curieux de voir qu'elle était tenue en partie par deux alphas. Il est rare de voir des spécimens comme vous raisonner autour d'affaires politiques.
Le visage de Naya se crispe aussitôt en une grimace d'indignation tandis que le sourire de Nilo se fait plus menaçant.
— Peut-être auriez-vous dû continuer votre chemin alors, rétorque ce dernier dont les lèvres anormalement étirées lui donnent un air inquiétant. On voudrait pas heurter vos oreilles d'bourgeois !
— Vous m'avez mal compris, se justifie l'homme. Puis-je m'asseoir à votre table ?
— Je ne vois rien qui vous en donnerait le droit, je réponds aussitôt.
L'inconnu tourne son visage vers moi et j'aperçois sa bouche se tordre en un rictus amusé, presque satisfait.
— Votre méfiance vous honore, consent-il en inclinant la tête, mais ce que j'ai à vous proposer pourrait vous intéresser.
— Qu'est-ce t'as pas compris, l'ami ? intervient Nilo, toujours avec ce sourire effrayant au bord des lèvres. Dégage de là si tu veux pas qu'on s'explique plus vivement.
— Canama va tomber, lâche alors l'inconnu d'une voix neutre.
Naya et moi échangeons un bref regard avant de reporter notre attention sur notre interlocuteur. Ce dernier, satisfait d'avoir obtenu une trêve, continue sur sa lancée.
— Vous avez raison, l'armée glacée est en train de gagner du terrain. Dans moins d'une semaine, elle sera aux portes de la ville. Et personne ne sera là pour la contrer.
— Vous vous moquez d'nous !
— Nullement. Les effectifs envoyés par le roi Ovania sont pitoyables et largement sous-entraînés. Je reconnais la grandeur et la stratégie de ses généraux, mais même eux ne peuvent que s'incliner face à la supériorité numérique. Le temps que l'armée de Lem'ha reprenne ses forces et gonfle à nouveau ses rangs, l'armée glacée aura fini de franchir le Massif. Et Canama sera la première ville à tomber sous son influence.
— Et ? En quoi ça nous regarde ? le coupe Naya d'un air sévère. Vous n'êtes pas sans ignorer que nous sommes des mercenaires ; qu'importe l'armée qui l'emporte, les combats ne nous sont que bénéfiques.
— Je suppose qu'à votre tour, vous n'êtes pas sans ignorer le traitement que réserve le roi Nask aux alphas qui tombent sous sa coupe. Ne préférez-vous pas un roi tel qu'Ovania, qui interdit l'esclavage et souhaite instaurer une vraie égalité parmi ses sujets ?
— De belles paroles sans aucune application, craché-je avec amertume. Viens-en au fait, soldat. Je déteste que l'on tourne autour du pot.
— Bien, acquiesce le concerné. A vrai dire, peu m'importe les belles promesses du roi Ovania, celui que je sers est le roi Nask.
Remarquant nos moues dégoûtées, l'homme esquisse un rictus amusé avant de reprendre.
— Ou le roi taré comme on aime à l'appeler par-delà le détroit. Ce surnom ne m'importe guère, tout comme ses agissements. Voyez-vous, le roi est fou, mais le roi est puissant. Et moi, j'ai réussi à gagner sa confiance au fil des ans. Vous l'avez compris, nous sommes aujourd'hui en position de force et si cela est le cas, c'est grâce à mon talent inégalé en stratégie guerrière. Et grâce à ce dernier, le roi est prêt à céder à la moindre de mes lubies, ce qui m'amène à la raison de ma présence ici.
L'inconnu prend le temps de nous dévisager un par un avant de continuer son discours, un petit sourire au coin des lèvres.
— Vous n'êtes pas sans ignorer le sort qui est réservé aux alphas sur Beana'h. Si je ne me suis jamais érigé contre ce dernier, je trouve cependant que cela est du gâchis d'envoyer de tels spécimens puissants crever dans les mines. Parce que les bêtas ont peur de leur puissance, ils préfèrent les assujettir plutôt qu'exploiter plus intelligemment leurs capacités. Mais je ne suis pas comme ces imbéciles. Depuis des années, je nourris un projet bien particulier, un projet secret dont seul le roi est au courant. Je voudrais former une section à part, sous mon propre commandement. Une section uniquement composée d'alphas.
Il marque une pause pour apprécier la portée de ses dires mais ni mes compagnons ni moi ne bronchons. A quoi s'attend ce connard ? A ce que nous lui sautions dans les bras parce qu'il a eu l'idée de recruter des alphas dans l'armée ? En quoi cela change-t-il de notre statut de mercenaire ? Je ne pense pas que les soldats alphas, même intégrés officiellement à l'armée, seront mieux traités que nous.
— Je vois que cette nouvelle ne vous ébranle guère, commente l'officier d'un air contrit. Réalisez-vous le caractère novateur de ce projet ?
— Utiliser des alphas pour faire la guerre ? se moque ouvertement Nilo. Félicitations, vous êtes seulement le centième idiot à y penser !
— Je ne parle pas de mercenaires, riposte l'homme, mais bien d'une unité d'élite capable de retourner les situations les plus perdues. Des hommes excellant tellement à l'art de la guerre qu'ils seront reçus la tête haute dans toutes les cours de Na'voah ! Des hommes reconnus pour leur talent, payés et honorés pour cela.
— Bon, et tu t'attends à quoi ? le coupé-je avec agacement. A ce qu'on se précipite pour rejoindre tes rangs ? Va te faire foutre, j'suis pas un putain de soldat que tu peux commander comme bon te semble.
— Non, je ne souhaite pas que vous rejoigniez mes rangs en tant que soldats. Je veux que vous les rejoigniez en tant que commandants.
Malgré moi, mon sourcil se hausse sous l'intérêt que me procure cette dernière précision. En réalité, le simple fait de nous proposer de rejoindre ses rangs en tant que soldats aurait déjà été bénéfique pour nous. Si nous nous montrons désintéressés voire méprisants envers cet homme, c'est parce que chaque contrat se négocie ardemment et que la première proposition n'est jamais la plus avantageuse pour nous. Si nous commençons à accepter chaque mission qu'on nous confie au détour d'un bar, nous allons perdre de notre crédibilité et de notre capacité à marchander notre valeur.
Mais dans les faits, nous vendons bien notre cul à des connards comme lui, d'autant plus que si nous négocions bien, entrer dans l'une des deux armées en guerre peut nous rapporter bien plus d'or que des missions de protection. Mais je suis ambitieux. Et si cet imbécile ne m'inspire pas confiance, la perspective de me retrouver en posture d'autorité au sein de l'armée titille mon avidité.
— Et tu demandes donc aux premiers alphas que tu croises d'endosser ce rôle ? rebondis-je, prêt à prendre les rênes des négociations. Ton armée risque de ne pas aller bien loin.
— Pas aux premiers venus, non. Je vous observe depuis votre arrivée à Canama et je sais repérer de bons soldats quand j'en vois. A vrai dire, je vous avais déjà croisé dans la ville deux mois auparavant et j'avais déjà été intrigué par votre groupe. Vous êtes puissants et organisés, hargneux et résilients, nulle part ailleurs vous ne vous épanouirez plus que sous mes ordres.
— Pourquoi ne pas justement placer des alphas que vous contrôlez déjà au rang d'officier ? le contré-je. Il serait plus facile pour vous de les manipuler à votre guise. Qui vous dit que nous allons constamment vous obéir ? Comment pouvez-vous être certain qu'une fois sur le terrain, nous respecterons vos ordres et n'agirons pas comme bon nous semble ?
— Parce que ce n'est absolument pas ce que je recherche. Vous voulez être libre de vos faits et gestes ? Prendre des initiatives sur le champ de combat ? Parfait. C'est exactement ce que j'attends de vous. Je ne veux pas d'officiers stupides et soumis incapables de prendre une décision si je ne suis pas là. Je veux des officiers puissants, sûrs d'eux et de leurs capacités, capables d'agir même dans les situations les plus critiques pour mener leurs troupes à la victoire.
— Cela me semble être bien tentant, comment se fait-il que vous n'ayez encore trouvé personne pour endosser ce rôle ? Se pourrait-il que vous cachiez de plus sombres desseins sous cette apparence rutilante ?
— Libre à vous de me faire confiance ou pas, tranche l'homme d'une voix ferme. Je fomente ce projet depuis des décennies et je ne laisserai personne le mener à l'échec. Si je m'adresse à vous, c'est parce que je suis conscient de vos capacités et parce qu'il est facile de négocier avec des mercenaires. Mais je ne courrai pas après vos culs pour autant.
— Et l'roi Nask est vraiment prêt à accepter ton projet et à honorer ses participants ? intervient Nilo, ouvertement sceptique.
— Le projet est acté depuis longtemps, confirme l'officier. Au fond, je n'avais besoin que de l'accord officiel du roi. Dans les faits, c'est moi qui agis. Et je m'engage à respecter l'intégrité et l'honneur de mes soldats, tout comme je m'engage à être impitoyable en cas de trahison. J'aime les choses claires et simples, si nous discutons systématiquement comme nous le faisons ce soir, nous ne devrions pas avoir d'ennuis entre nous. Vous m'offrez votre force, je vous offre la possibilité de vous élever plus haut que vous ne le pourrez jamais autrement. C'est aussi simple que cela.
— C'est bon, cesse tes flatteries, le coupé-je en échangeant un regard complice avec mes compagnons. Tu as dit que la solde serait de quel montant, déjà ?
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