𝟧𝟤. 𝒩𝑜𝓊𝓋𝑒𝓁𝓁𝑒 𝒽𝑜𝓇𝒹𝑒


Je suis resté dans les faubourgs en compagnie de Naya pendant près d'une semaine, dormant soit dans la salle des Combats Aveugles, soit à l'extérieur de la ville. Nilo nous a rejoint au bout de trois jours, arguant qu'il n'avait plus rien à faire dans cette ville, que notre rencontre était certainement un signe des dieux et qu'il souhaitait nous accompagner dans nos pérégrinations. J'ai eu beau lui dire et lui redire que Naya ne serait jamais intéressée par lui, il m'a répondu que ce n'était pas pour cela qu'il souhaitait cheminer à nos côtés.

J'aurais dû être plus méfiant, j'ai toujours été le plus soupçonneux de la horde et je n'accorde pas ma confiance facilement, encore moins à un homme dont je ne connais rien. Mais ces derniers mois ont changé ma façon de voir les choses et d'appréhender le monde. Au fond, qu'importe. Je me fous pas mal de ce qu'il y a dans la tête de Nilo ; s'il souhaite nous accompagner, qu'il le fasse. Ce n'est pas demain qu'il trompera ma vigilance.

Naya en revanche n'est guère enchantée par cette nouvelle présence. Au-delà du fait qu'elle reste méfiante quant à ses intentions, je crois surtout qu'elle a du mal à digérer le fait qu'il cherche à prendre la place de nos amis disparus, même si, à mon avis, ceci est loin d'être son intention. Je ne connais pas ce gars, mais sa présence m'est agréable. Depuis que j'ai cheminé aux côtés de Chayyim, j'ai appris à apprécier la compagnie de personnes différentes. Nilo est gai, franc et amusant, il ne peut qu'apporter du positif dans notre groupe. De toute façon, à la moindre incartade, je lui tranche la gorge.

Le climat habituellement calme et sophistiqué qui règne dans les rues de Ma'la a bien changé ces derniers jours. J'ignore si la rumeur d'une guerre éventuelle court dans les rues, mais les gens semblent plus tendus, plus inquiets. Même moi, je ne peux m'empêcher d'avoir un mauvais pressentiment. Et si tout ce qui retenait Chayyim au sein de ce foutu palais relevait d'une affaire étatique de la plus haute importance ? Et si un terrible malheur allait effectivement s'abattre sur la ville ?

Malgré moi, je ne peux m'empêcher de me sentir mal à l'aise dans cette capitale immaculée. Je voudrais en sortir au plus vite – et Naya partage cette envie – mais je refuse de le faire sans mon compagnon. Alors aujourd'hui, Naya, Nilo et moi nous présentons à l'entrée du pont menant au palais afin d'en avoir le cœur net.

Durant ces deux semaines où je suis resté à Ma'la, attendant désespérément que Chayyim m'octroie un moment de son temps, j'ai pu entrer et sortir comme bon me semblait du palais. Généralement, je m'arrangeais pour passer par la sortie des domestiques puis de longer la rive du fleuve jusqu'à un passage menant aux faubourgs afin de ne pas me confronter trop souvent aux gardes. Inutile de les provoquer outre mesure. Toujours est-il que lorsque je n'avais pas le choix de me présenter face à eux, ils m'ont toujours laissé passer malgré leur mauvaise foi.

Alors pourquoi ? Pourquoi aujourd'hui ces mots terribles retentissent-ils face à moi ?

— T'es sourd, fils de chienne ? crache le garde qui me barre le passage. Barre-toi de là ! T'as plus rien à foutre dans ce palais, retourne crever dans ton coin !

— Tu sais pas lire cette foutue autorisation ? rétorqué-je sur le même ton en lui brandissant mon papier sous le nez.

— Je n'ai que faire de ton autorisation, bâtard ! Les ordres sont formels : dégage ta sale gueule d'ici ou je te jure que je transpercerai ton corps de vermine moi-même !

— Mon autorisation est signée de L'Oméga, sifflé-je en me retenant de planter mon poignard dans le ventre de ce connard. Empêche moi d'entrer et c'est toi qu'on pendra ce soir !

— Ah ! ricane le garde avec un sourire mauvais. Mais mes ordres proviennent également de Sa Magnificence, bâtard !

Sa phrase me foudroie sur place. Alors que je m'efforce de croire que tout ceci n'est qu'une énorme incompréhension, une petite voix me murmure que ce serait pourtant une parfaite explication au comportement évitant de Chayyim ces dernières semaines.

— C... Comment ça ? demandé-je en tentant d'avaler la boule d'appréhension qui s'est formée dans ma gorge.

Victorieux, le garde me toise désormais avec toute la suffisance du monde, et ne pas lui enfoncer mon couteau dans le bide devient de plus en plus dur.

— Qu'est-ce que t'as pas compris, sombre merde ? exulte-t-il avec un méchant sourire. L'Oméga veut que tu dégages du palais ! Je sais pas pourquoi il t'a laissé traîner aussi longtemps dans les parages, mais on dirait bien que c'est la fin de ton heure de gloire. Regarde ça, l'ordre est bien spécifique !

Il déroule devant moi une missive rédigée formellement bien qu'à la va-vite, en bas de laquelle a été apposé le sceau que seul Chayyim peut utiliser.

— Il paraît que le roi voulait te garder encore un peu, reprend le garde d'une voix méprisante, mais que L'Oméga n'a pas cédé. Je sais pas quelle sorcellerie t'as utilisé sur eux, mais dégage très vite si tu veux pas que j'te balance à la rivière.

Consterné, je tourne la tête vers Naya et Nilo qui se tiennent juste derrière moi, l'air aussi frustré que désolé. Incapable de leur dire quoi que ce soit, je me contente de faire demi-tour et de m'enfoncer à nouveau dans les allées de Ma'la, la tête pleine de questions sans réponse, l'estomac bouillonnant de colère.

A quoi joue Chayyim ? Son existence est sacrée pour les habitants de la ville, il est donc impensable que qui que ce soit ait exercé sur lui une forme de contrainte pour l'obliger à rédiger cette missive. Connaissant son caractère et celui du roi, il n'est pas non plus envisageable que ce soit ce dernier qui ait exigé mon départ tant il est détaché des affaires du royaume et ne pense qu'à son petit plaisir. Si ça n'avait tenu qu'à lui, j'aurais rejoint son bordel personnel dès mon retour au palais et il m'a fallu user de mille subterfuges pour me dérober à ses invitations régulières.

Alors quoi ? Cherche-t-il à me protéger en m'éloignant du palais et, partant, de lui ? Pense-t-il que je suscite ici trop de haine et de rancœur pour que cela n'ait pas de conséquence sur les affaires du royaume ? Se sent-il décrédibilisé par ma présence ?

Je sais que notre retour à Ma'la allait signer le début des complications, mais je ne m'attendais pas à ce qu'elles surviennent si vite et surtout de façon si incontournable. Je n'ai même pas eu mon mot à dire dans cette histoire ! Je n'ai pas revu Chayyim depuis que nous sommes rentrés dans cette foutue ville ! Tout ceci me rend dingue.

Il m'a promis de me rejoindre un jour, il m'a demandé de lui faire confiance et de l'attendre quoi qu'il se passe. Et je le lui ai promis. Je veux croire en cette promesse, de tout mon cœur, qu'importe les souffrances et les incompréhensions qu'elle apporte avec elle. Actuellement, Chayyim me rejette, il me demande d'être loin de lui. Soit. Dans tous les cas, je ne suis plus en capacité de l'attendre sans rien faire, je ne veux plus passer mon temps à me morfondre et à attendre un signe de lui.

Peut-être que nous nous retrouverons un jour. Mais je ne m'arrêterai plus de vivre pour lui, pas quand il piétine mon cœur aussi durement.

— Quittons cette foutue ville, lancé-je en direction de mes deux nouveaux compagnons qui me suivent sans faiblir, une expression déterminée collée au visage.


***


Ces deux derniers mois, mon voyage à travers les terres désolées d'Ano'h et de Beana'h m'avait fait oublié à quel point Lem'ha est une île fertile. Loin de connaître le triste sort de ses royaumes voisins, elle s'enrichit des ressources de sa terre, aussi variées que les paysages qui la composent. Si la misère n'est pas absente du territoire, elle est bien moindre qu'ailleurs sur Na'voah, et la majorité de la population vit dans un certain confort qui se fait rare de nos jours.

Les trois premières semaines, ma nouvelle horde et moi nous sommes attardés dans les forêts verdoyantes qui s'étendent au Nord de Ma'la, menant un mode de vie simple, presque au ralenti. Naya et moi allions braconner discrètement tandis que Nilo, plus apte à attiser la confiance des gens, louait ses services pour l'abattage d'arbres ou des réparations en tout genre. Cette routine, bien qu'apaisante, n'avait pas de réelle utilité si ce n'est d'apprendre à nous connaître.

Naya a beau s'être fait à l'idée que nous avons désormais un nouveau compagnon, les regards qu'elle lui lance restent méfiants, parfois franchement soupçonneux. Nilo quant à lui aborde notre nouvelle dynamique de groupe avec patience et bonne humeur, n'osant pas encore prendre trop de place sûrement par peur que nous le renvoyions d'où il vient. J'ignore pourquoi il tient à ce point à rester avec nous, mais cela semble réellement lui tenir à cœur, comme si se retrouver seul suffirait à le faire définitivement sombrer dans des abîmes de détresse que je ne connais pas.

Alors j'attends. J'attends que ces deux âmes, si différentes l'une de l'autre, s'apprivoisent mutuellement. J'attends que les sourires se fassent plus sincères, les épaules moins crispées, le sommeil moins vigilant. J'apprécie les rares moments de partage et de complicité que nous commençons à avoir tous les trois tout en ayant l'impression qu'ils ne me concernent pas le moins du monde.

Parce que je ne ressens plus rien. Plus grand-chose, pour être tout à fait honnête. Depuis notre départ de Ma'la, mon cœur semble s'être vidé de son énergie, ne m'octroyant que des émotions fades, éphémères. Je me fous pas mal de ce que la horde fait ou ne fait pas, peu m'importe nos agissements ou notre destination, je n'ai même pas d'avis sur le fait qu'un inconnu chemine à nos côtés. Je me contrefous de tout.

D'un côté, cela me permet de rester pondéré en toute situation et d'appréhender tous les imprévus sans la moindre difficulté. De l'autre, j'ai l'impression d'avoir perdu une partie de moi-même que je ne parviens pas à récupérer, comme si je n'étais que l'ombre de celui que j'étais il y a quelques mois. Dans ces moments-là, une émotion plus forte que les autres prend le dessus : la colère de me voir aussi placide, aussi désintéressé. Par tous les dieux, je ne suis tout de même pas un vermisseau ! Je déteste me sentir aussi mou, je m'en foutrais des baffes ! Bordel, mon cœur ne peut-il pas sortir de sa torpeur végétative ?

Je sais que mon attitude inquiète Naya. Elle ne dit rien mais n'en pense pas moins. Parfois, je surprends ses regards inquiets posés sur moi, sa moue contrariée qui trahit les pensées qui virevoltent dans son esprit. Parce que je n'ai aucune envie de parler de cela et que la priorité n'est pas à mes sentiments mais bien à la cohésion de groupe, je reste silencieux, me contentant de parler des activités de la journée plutôt que de mes états d'âme.

Et finalement, cette stratégie finit par payer. En dépit de nos silences et de nos difficultés, une certaine entente finit par se créer entre nous, une entente encore timide et instable, mais une entente sincère qui nous permet d'entrer dans une routine bien plus agréable que les semaines précédentes. Après presque un mois à traiter Nilo comme un danger potentiel, Naya consent enfin à lui adresser de francs sourires, à lui proposer de partir chasser avec elle et à féliciter son acharnement au travail. Cela ne l'empêche évidemment pas de se moquer ouvertement de la propension de notre nouvel ami à tomber amoureux de chaque femme qu'il croise, bien qu'il proclame haut et fort que Naya restera toujours la femme de sa vie. Amusé par leurs embrouilles enfantines, je reste souvent en retrait pour les observer se chamailler bruyamment, allant parfois jusqu'à se provoquer en duel juste pour rouler des épaules devant l'autre.

Personnellement, j'apprécie Nilo qui me semble être parfois un parfait mélange de Ronh et de Hassan. S'il partage la fougue et la gaieté du premier, il se révèle être parfois aussi sage et sérieux que le second. Son passé de Chasseur de Viciés l'a habitué à côtoyer les pires horreurs et cela se ressent dans sa façon d'appréhender le monde et d'interagir avec les autres. Il est à la fois profondément altruiste et terriblement désabusé. Un mélange paradoxal qui ne peut cependant que forcer le respect. Et puis, son cynisme et sa brute honnêteté me divertissent suffisamment pour ne pas envie de lui casser la gueule lorsqu'il proclame haut et fort que désormais, il pourrait me battre à n'importe quel combat.

Les mois qui suivent notre séjour dans la forêt, nous parcourons presque l'intégralité de Lem'ha pour répondre à des sollicitations diverses. Si l'énorme majorité des bêtas rechigne à employer des alphas, le nouveau climat de tension qui s'est installé dans le royaume, fait d'urgence et de crainte, pousse la plupart d'entre eux à revoir leurs certitudes. Ainsi, il ne nous faut négocier qu'une heure avec le seigneur de Casta'le pour venir grossir le rang des mercenaires et artisans employés à consolider sa forteresse. Comme beaucoup de seigneurs de Lem'ha, l'homme craint l'imminence d'une attaque sans pouvoir expliquer d'où elle proviendrait ni menée par qui. Casta'le est pourtant une cité paisible, jouissant pleinement de son commerce avec le royaume de Vae et de ses ressources en or. Seulement voilà, les hommes ont peur, et parfois, cela ne s'explique pas.

Aucune nouvelle de Chayyim ne me provient durant les quatre mois que durent les travaux de fortification. Pour oublier ma frustration, je redouble d'acharnement dans tout ce que je fais, faisant honneur à la réputation d'efficacité des alphas. Mais mon cœur reste douloureusement serré.

J'ai beau essayer de me concentrer sur autre chose, toutes mes pensées dérivent systématiquement vers lui. Que fait-il ? Comment se sent-il ? Pourquoi m'a-t-il si brusquement repoussé ? Pourquoi ne me contacte-t-il pas ?

Bordel, je donnerais tant pour avoir ne serait-ce qu'une minute en sa présence. Pouvoir le serrer dans mes bras, m'assurer qu'il va bien, m'enivrer de ses phéromones. Contempler une dernière fois ses yeux indistincts, caresser sa peau tachetée, embrasser ses lèvres si douces. Me réfugier une dernière fois dans cette bulle où nous étions seuls, où rien n'avait d'importance à part notre amour, où nos deux âmes se comprenaient sans avoir besoin de communiquer. Tout cela me manque. Affreusement.

Et malgré moi, j'en conçois une colère terrible.

Alors, lorsqu'aujourd'hui Naya se précipite vers moi, un air de pur effroi collé au visage, et qu'elle prononce ces quelques mots, je ne peux m'empêcher de ressentir une certaine satisfaction :

— Kahn ! Les troupes du roi Nask viennent d'accoster au Nord du Massif ! La guerre est déclarée !



NDA : Et voilà, le chapitre est enfin posté !

Désolée, les autres risquent de sortir avec un peu de retard également, mais j'attaque bientôt le gros de mon déménagement et ça me streeeesse.

Bref, j'espère que vous aurez aimé ce chapitre (même si nos deux protagonistes se séparent encore ! 😢), j'essaie de poster le prochain le plus vite possible.

Des bisous !

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