𝟦𝟫. 𝑅𝑒𝓉𝑜𝓊𝓇 à 𝑀𝒶'𝓁𝒶
Retrouver les façades immaculées de Ma'la ne me ravit aucunement. Pas plus que ses arches richement décorées, sa végétation luxuriante ou l'élégance de ses habitants. Partout où mes yeux se posent, je ne vois que vice et hypocrisie, chaque élément me renvoyant à ma propre souffrance et à ce terrible goût amer qui envahit ma bouche.
Les étoffes aériennes qui m'effleurent parfois les bras me donnent envie de les déchirer en mille morceaux, les douces odeurs qui flottent dans les rues me foutent la gerbe et la somptuosité des villas éveille en moi des pulsions incendiaires. Je hais cette cité. Je la hais, elle et tout ce qu'elle contient, parce que je sais que je vais perdre Chayyim à cause d'elle.
Ouvrant la marche de sa prestance naturelle, ce dernier avance à grands pas, veillant à ne pas s'exhiber plus que nécessaire afin de dissimuler son visage à ses sujets. Pour ce faire, nous avons déchiré la capuche de ma cape puis découpé deux petits trous à l'intérieur pour la lui faire porter comme un semblant de masque. Cet accoutrement, doublé de ma présence, n'a rien pour nous rendre discrets, mais il semblait important pour mon compagnon alors j'ai obtempéré.
Seulement voilà, les regards commencent à devenir pesants, les murmures menaçants. Les sens aux aguets, je balaie la foule du regard en caressant lentement la lame de mon poignard caché sous ma manche. Au moindre geste suspect, je n'hésiterai pas à m'en servir.
Alors que quelques badauds se mettent à nous suivre de loin, l'air patibulaire, le palais s'élève soudainement au détour d'une allée, immense et somptueux. Sans échanger le moindre mot, Chayyim et moi accélérons le pas pour creuser l'écart avec nos poursuivants. Qu'il les ait repéré ne m'étonne pas, j'espère juste que nous pourrons atteindre l'entrée avant de nous faire agresser gratuitement. Et que bordel, cette fois on m'accueillera en bonne et due forme, pas comme à la cour de ce connard de roi Nask.
Mes craintes se confirment en partie quand, n'ayant pas fait plus de dix pas, un projectile effleure mon oreille pour venir s'écraser au sol. Les dents serrées, je continue d'avancer sans me retourner, conscient que créer une émeute est la dernière des bonnes idées, attentif cependant aux insultes qui gonflent dans mon dos.
Les phéromones de Chayyim se chargent de colère tandis que nous nous rapprochons du palais, et je devine qu'il se retient de remettre à leur place ces imbéciles qui continuent de me viser avec toute sorte d'objets. Mais ce serait inutile, en plus de nous mettre en danger. Si ses sujets ne le reconnaissent pas, il sera lapidé comme moi.
Finalement, nous atteignons le pont qui délimite la ville du palais. La douzaine de gardes toujours postée à l'entrée nous barre immédiatement le passage, nous scrutant avec un mélange de mépris et de dégoût.
— Halte là ! braille l'un d'entre eux. Aucun manant n'est autorisé dans l'enceinte du palais. Dégagez d'ici avant que je ne vous balance à l'eau !
— Prévenez le capitaine Aylan de notre présence, ordonne Chayyim en ignorant la menace du garde.
— T'es sourd fils de putain ? crache un autre garde. Dégage d'ici si tu veux pas finir ta vie bouffé par les poissons !
Je sens l'aura de mon compagnon enfler brusquement, chargée d'impatience et de colère, et regrette un instant que ces connards ne puissent la sentir.
— Qui sont ces bouffons ? aboie une nouvelle voix un peu en arrière des autres. Par tous les dieux, que fout un alpha sur le pont ? Pourquoi ne l'avez-vous pas déjà balancé à la flotte ?
Aussitôt, les gardes se mettent en posture d'attaque et pointent leurs épées vers moi, prêts à me transpercer le corps de toute part. Furieux, je raffermis ma prise sur le manche de mon poignard, bien décidé à lutter jusqu'à la fin si la situation dégénère. Mais Chayyim ne m'en laisse pas le temps.
— Lieutenant Luny, veuillez mesurer vos paroles et tenir vos hommes. S'ils ne font qu'effleurer que la peau de cet alpha, je vous promets que vous en répondrez devant le roi. Maintenant, veuillez prévenir le capitaine Aylan de notre présence avant de vous ridiculiser davantage.
L'interpelé est peut-être virulent mais il ne semble pas stupide. Par mesure de précaution, il ne cède pas de suite à la tentation de planter son épée dans le corps de Chayyim mais plisse les yeux, cherchant à comprendre comment cet homme peut connaître son nom. Je l'observe dévisager mon compagnon de longues secondes et devine qu'il est perturbé par ce dernier. Comme s'il le connaissait sans le connaître. La situation commence à m'amuser.
— Allez-vous obéir ou faut-il que je vous rappelle que je peux vous destituer de votre rang aussi facilement que je vous y ai élevé ? continue Chayyim d'une voix menaçante. J'ai déjà fermé les yeux une fois sur votre maladresse commise lors de l'expédition Vents Contraires, je ne le ferai pas deux fois.
Ces mots, aussi incompréhensibles me semblent-ils, ont un effet immédiat sur notre interlocuteur dont le visage pâle blanchit davantage. Ses traits s'affaissent brusquement sous le coup de l'émotion et il adopte maladroitement une posture de révérence qui me donne envie de ricaner méchamment.
— Votre Magnificence, pardonnez-moi, je... je ne vous avais pas reconnu.
Son bégaiement décuple mon amusement, m'obligeant à me mordre discrètement la langue pour ne pas échapper un esclaffement.
— J'ignorais que vous étiez sorti du palais, je m'empresse d'aller chercher le capitaine Aylan.
Puis, se tournant vers ses subordonnés, il hausse la voix en faisant de grands gestes avec ses bras.
— Et vous autres, qu'attendez-vous ?! Ne voyez-vous donc pas qu'il s'agit de Notre Salut à Tous, L'Oméga ? Baissez immédiatement vos armes et inclinez-vous ! Laissez-le donc passer !
Les gardes s'exécutent aussitôt, les yeux écarquillés de surprise, sûrement choqués de pouvoir contempler Chayyim d'aussi près.
Sans un mot, ce dernier s'avance à travers les deux rangées de gardes et je le suis en promenant un regard narquois autour de moi. J'adore voir ces imbéciles obligés de ravaler leur arrogance. Avec leur chef à mes côtés, ils ne peuvent plus rien contre moi.
Il ne faut qu'une dizaine de minutes pour qu'Aylan apparaisse à l'entrée du pont, resplendissant dans son armure de capitaine des gardes. Ses yeux bleus perçants se posent d'abord sur moi, à la fois consternés et amusés, avant de bien vite dériver vers son supérieur.
D'une agilité toute naturelle, il s'incline face à Chayyim, une main pressée contre le cœur.
— Votre Magnificence, je me réjouis de vous savoir de retour et en bonne santé. Je viens d'envoyer un page avertir sa Majesté de votre présence. Me faut-il prendre des mesures particulières quant à votre retour ?
— Réunissez le Petit Conseil, ordonne Chayyim d'une voix glaciale. Et faites en sorte que les courtisans restent loin de mes appartements.
— Bien, Votre Magnificence. Et concernant cet alpha ? rajoute Aylan en me jetant un bref coup d'œil. Voulez-vous que je l'accompagne dans une chambre de domestique ?
— Non, cingle mon compagnon. Il reste avec moi.
Sur ce, il contourne le capitaine des gardes pour s'avancer sur le pont en direction du palais. Un sourire mal contenu au bord des lèvres, j'allonge le pas pour le rejoindre puis me penche vers lui de sorte à ce que les soldats qui nous suivent n'entendent pas mes propos.
— La jalousie ne vous sied guère, chuchoté-je d'une voix enjouée.
— J'ignore de quoi vous parlez, siffle le concerné entre ses dents.
— Qui aurait cru, lors de notre première rencontre, que vous réclameriez ma présence à vos côtés quelques semaines plus tard ?
Une œillade meurtrière me répond et cette fois, je ne peux m'empêcher de pouffer doucement.
— Tâchez tout de même de vous contenir davantage, continué-je en baissant la voix, votre possessivité a quelque chose d'excitant.
Chayyim tressaille tandis qu'une vague de phéromones capiteuses s'échappe de lui. Bien qu'il n'ait ni tourné la tête vers moi, ni perdu de sa prestance, je ressens le trouble qui l'habite. Et cela fait dangereusement tressauter mon cœur.
— J'ai envie de vous embrasser, confessé-je à mi-voix. Ce séjour au palais va me tuer.
L'entrée de ce dernier se dessine justement devant nous et je grimace à la simple pensée de tous les us et coutumes qui vont nous maintenir éloignés l'un de l'autre lors des prochains jours. Errer dans la campagne me manque déjà...
— Ne sortez pas de votre chambre cette nuit, gronde soudainement la voix de mon compagnon. Je vous y rejoindrai dès que possible et croyez-moi, je vous ferai regretter votre impertinence.
Je crois que je n'ai jamais été autant pressé que la nuit tombe.
***
Des heures durant, Chayyim s'est entretenu avec le Petit Conseil sur la possibilité d'une guerre prochaine avec le royaume de Beana'h. Tous les généraux y allaient de leur avis, élaborant des stratégies d'attaque alambiquées ou, au contraire, organisant la défense de la ville. Quelques sceptiques continuaient à croire qu'un tel conflit était impossible tandis que les plus pessimistes y voyaient déjà la fin du monde. Le brouhaha était insupportable. Et mon compagnon était au milieu de tout cela, supervisant la réunion avec son autorité naturelle, n'ayant pris que le temps d'enfiler un masque temporaire apporté par Aylan.
En retrait du conseil, j'observe la façon dont son visage d'émeraude se tourne vers l'un ou l'autre de ses officiers, hochant parfois la tête ou la secouant en signe de négation, se penchant vers la carte déroulée sur la table ou dévisageant ses interlocuteurs. J'observe tout cela, dissimulé dans l'ombre d'une colonne, avec un désagréable pressentiment coincé au creux de l'estomac.
Ça y est. Chayyim est redevenu L'Oméga, Notre Salut à Tous, l'être merveilleux censé rétablir l'harmonie du monde, l'homme qui n'a pas le droit de vivre pour lui-même. Et le revoir dans cette posture – qu'il maîtrise pourtant admirablement bien – me donne envie de vomir.
Agacé, je joue avec le manche de mon poignard en gardant un œil sur mon compagnon au cas où les choses prennent un tournant fâcheux. Qu'importe les regards meurtriers qui coulent parfois sur moi ou les insultes crachées à voix basse par la plupart des personnes présentes dans cette pièce, je ne laisserai pas Chayyim seul avec ces vautours. Ces derniers jours, mon sentiment de possessivité à son égard a atteint de telles proportions que la simple perspective d'être dans une autre pièce que lui me fait grincer des dents. Je dois le protéger. À tout prix.
Ce n'est que lorsque le soleil commence à se coucher à l'horizon qu'un clairon annonce enfin l'arrivée du roi. Malgré moi, un reniflement méprisant m'échappe à la pensée de ce monarque irresponsable qui a préféré passer l'après-midi avec ses courtisans plutôt que de participer aux affaires du royaume.
Très vite, tous les officiers présents mettent un genou à terre en direction de la porte d'entrée, et l'instant d'après, cette dernière s'ouvre en grandes pompes sur le roi Ovania.
Sans hésiter, ce dernier ignore les militaires et se dirige immédiatement vers Chayyim qui s'est incliné de façon respectueuse, le regard rivé au sol. Le monarque s'incline à son tour, attrape l'une de ses mains et la porte à ses lèvres. A l'instant même où il dépose un baiser sur sa peau, une vague de colère me traverse de part en part et je suis certain que mes phéromones expriment très bien mon mécontentement.
— Mon cher, s'adresse alors le souverain à son mari, vous revoir sain et sauf comble mon cœur de joie. Tous les jours, j'ai prié les dieux pour qu'ils veillent sur vous, et je suis ravi de voir que cela a été le cas.
— Votre sollicitude me touche, votre Majesté, répond Chayyim de sa voix grave. Malheureusement, je me désole de ne pouvoir vous rapporter de bonnes nouvelles. J'ai échoué dans ma mission et j'en suis inexcusable.
Mon compagnon tombe cette fois à genoux devant le roi et je retiens de justesse le réflexe de me précipiter vers lui pour l'obliger à se redresser immédiatement.
Silencieux, le roi observe son partenaire prostré devant lui tandis que je rumine difficilement ma colère. Pourquoi ne le redresse-t-il pas ? Comment peut-il seulement oser poser les yeux sur lui ?
— Mon cadeau n'a donc pas plu au roi Nask ? s'enquiert-il finalement en se grattant la mâchoire.
Cette fois, les phéromones qui s'échappent de mon corps ne sont plus agacés mais franchement furieux, et la main qui enserre mon poignard se met à trembler. Comment ose-t-il ? Comment ose-t-il traiter mon oméga de cette façon ? Comment peut-il seulement lui manquer autant de respect ?
Mon visage entier se déforme sous le coup de la colère et ne pas me jeter sur lui devient compliqué. Je voudrais qu'il meure. Là, tout de suite, je souhaiterais qu'il disparaisse de la surface de Na'voah.
— Votre Majesté, répond Chayyim d'une voix imperturbable, le tort m'incombe. Je ne me suis pas montré à la hauteur de vos attentes et j'ai lamentablement échoué dans...
— Il était complètement taré !
Tous les regards se tournent vivement vers moi et je sens aussitôt l'aura de Chayyim se charger d'inquiétude et de réprobation. Parce que j'ai appris à le lire, je devine que le regard qu'il me lance derrière son masque est sévère, carrément irrité même, mais je n'en ai cure. Je ne le laisserai pas se faire écraser par son connard de roi. Je ne le laisserai pas endosser une responsabilité de plus.
Ignorant les regards horrifiés posés sur moi, je sors de l'ombre et pose un genou à terre devant le roi. J'ai le temps de capter son regard surpris et son sourire satisfait avant d'incliner ma tête vers le sol et de reprendre :
— Votre Majesté, pardonnez mon interruption, mais je souhaite à mon tour rendre mes comptes sur cette mission. Comme il me l'a été confié, j'ai accompagné Sa Magnificence L'Oméga jusqu'à la cour du roi Nask afin qu'elle puisse mener à bien sa mission. Sa Magnificence était prête à tout pour honorer votre confiance, mais son interlocuteur n'était pas disposé à l'écouter. Votre Majesté, vous savez tout ce qu'un mercenaire est prêt à faire pour de l'or, et bien malgré cela, j'ai bien cru que je ne pourrai pas mener à bien ma propre mission. Le roi était complètement fou, il nous a menacés de mort, a tenu des propos ignobles sur votre personne puis a lancé ses gardes sur nous. Nous n'avons dû notre survie qu'à la clémence des dieux et nous avons ensuite pris tous les risques pour vous prévenir au plus vite de cette nouvelle menace qui pèse sur le royaume de Lem'ha. Croyez-moi, discuter avec cet homme est impossible.
— Que connaît un alpha aux affaires politiques ?! s'énerve soudainement une voix dans la pièce.
— Qu'on le fasse taire, par tous les dieux ! s'agace une autre.
— Un fils de chienne ne saurait s'adresser aussi impunément au roi !
Tandis que les rumeurs enflent dans la pièce, devenant de plus en plus virulentes, j'ose relever la tête pour plonger mon regard dans celui du roi. Ses yeux rouges, bien loin de refléter la colère qui crépite autour de nous, brillent d'amusement et d'une certaine volupté qui m'aurait auparavant ravi mais qui me donne aujourd'hui envie de vomir. Je m'efforce cependant de ne rien montrer de mon aversion, me contentant de le dévisager sans ciller.
Finalement, le roi esquisse un sourire avant de se tourner vers Chayyim qui n'a pas bougé, les muscles bandés à l'extrême et l'aura chargée de tension.
— Messieurs, calmez-vous, enjoint le souverain d'une voix un peu trop frivole à mon goût. L'Oméga a placé sa confiance en cet alpha, j'attends donc que vous en fassiez de même. Redressez-vous, mon cher, continue-t-il à l'intention de Chayyim. Inutile de nous appesantir sur cet échec, concentrons-nous plutôt sur les options qu'il nous reste à l'avenir.
A ces mots, il lance un rapide coup d'œil derrière son épaule pour capter mon regard, mais je ne parviens même pas à répondre au petit rictus enjôleur qu'il m'adresse. Le laissant rejoindre ses conseillers autour de la table, je reporte toute mon attention sur Chayyim, m'attendant à le voir mécontent du petit manège que joue son mari avec moi.
Mais à ma grande surprise, mon compagnon n'a pas bougé, semblant n'avoir rien remarqué de ce qui se trame autour de lui. Plié en deux comme s'il continuait à saluer son roi dans le vide, l'odeur qui s'échappe de lui est d'une aigreur sans précédent. Soudainement inquiet, je m'apprête à m'avancer vers lui lorsqu'il se relève un peu trop brusquement, recouvre sa prestance naturelle puis s'approche à son tour de la table.
Il ne m'a pas lancé un regard et pourtant, le malaise qui a pris possession de son corps me frappe de plein fouet.
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