𝟦𝟨. 𝒩𝒶𝓊𝒻𝓇𝒶𝑔é𝓈


Lorsque j'ouvre les yeux, je ne me souviens de rien. Étendu sur la grève humide, je sens les vagues me lécher les pieds tandis que le soleil tente de m'éblouir de ses rayons brûlants. Le corps engourdi, je me contente de battre des paupières, songeant confusément que cette absence de ressenti n'est pas normale. Ce n'est que lorsqu'une mouette déchire l'azur du ciel que je me rappelle que j'étais en mer, il n'y a pas si longtemps que cela.

Fronçant les sourcils pour essayer de rassembler mes souvenirs, j'en profite pour serrer et desserrer les poings contre le sable afin de réveiller mes membres. Une douleur fulgurante à l'avant-bras m'oblige toutefois à cesser mes mouvements et je ne peux empêcher un sifflement de douleur de s'échapper de mes lèvres.

Le cerveau complètement embrouillé, je m'efforce de rouler sur le flanc avant de réaliser au dernier moment que quelque chose entrave ma taille. Tâtant à l'aveuglette la grève derrière moi, j'enfonce alors mes doigts dans une masse molle dont la présence me fait rater un battement de cœur.

Et soudain, tout me revient en mémoire. Affolé, je me tourne brusquement de l'autre côté, gémissant de douleur lorsque ce geste me foudroie de toute part. Les dents serrées, je me redresse sur mon avant-bras valide et aperçois enfin un corps prostré près du mien, tordu dans une position si étrange qu'il donne l'impression d'être écartelé.

Horrifié à l'idée que ce soit le cas, je m'empresse de le tourner délicatement vers moi, cherchant frénétiquement toute trace de blessure grave ou mortelle. Si ses vêtements déchirés de toute part laissent entrevoir de nombreuses écorchures, il m'est difficile de savoir si l'une d'entre elles dissimule quelque chose de plus grave tant mes mains tremblent. J'ai beau essayer de rassembler mes esprits et de prendre de longues inspirations, mes doigts tressautent contre son torse, butant maladroitement sur les restes de sa cuirasse en cuir.

L'estomac révulsé par la peur, je pose enfin les yeux sur son visage contusionné, à moitié recouvert de sable et tâché de sang au niveau de la bouche. Lorsque je pose deux doigts à la base de son cou, les battements anarchiques de mon cœur m'empêchent de percevoir les siens, et l'angoisse de le croire mort me saisit de toute part.

— Non, non, non, répété-je à voix basse en posant mon oreille sur sa poitrine puis ma joue près de ses lèvres. Non, non, non...

L'émoi qui m'agite est tel que je ne parviens à rien faire correctement, au point de me convaincre que la mort l'a réellement emporté pour l'éternité. Les larmes au bord des yeux, je m'apprête à m'effondrer sur moi-même quand, miraculeusement, j'aperçois sa poitrine se soulever puis s'abaisser légèrement. Le soulagement que je ressens alors manque de me faire définitivement éclater en sanglots.

Pour y pallier, j'attrape les épaules de mon compagnon et le secoue doucement afin de le réveiller.

— Chayyim... Chayyim, est-ce que vous m'entendez ? Réveillez-vous ! Chayyim... C'est moi, Kahn...

Je continue à lui parler et à tenter de le sortir de son sommeil pendant de longues minutes avant de réaliser que mes efforts sont vains. De nouveau follement inquiet, j'inspecte plus minutieusement son corps, m'attardant sur chaque hématome et chaque coupure par peur qu'ils ne dissimulent une blessure plus grave, mais rien ne me saute à l'œil.

Finalement, c'est lorsque je glisse ma main sous sa tête pour le placer dans une position plus confortable que j'ai la réponse à mes questions. A peine mes doigts ont-ils plongé dans ses cheveux qu'ils rencontrent une substance poisseuse, collée à ses mèches ébènes et coagulée sur son crâne. Le cœur battant à tout rompre, je retire vivement ma main pour réaliser qu'elle est couverte de sang et que ce dernier coule en quantité inquiétante sur la grève sablonneuse.

— Oh putain, non, non... Merde, c'est pas vrai, gémis-je d'un ton suppliant.

Je glisse précautionneusement Chayyim sur le flanc pour observer sa blessure et ravale un hoquet d'horreur en voyant la largeur de cette dernière, fendant l'intégralité de sa nuque et remontant jusqu'au sommet de son crâne. Ses cheveux ont collé à la plaie et du sable s'y est infiltré.

Terrifié, je m'efforce de réprimer les battements affolés de mon cœur et tourne la tête de tous les côtés à la recherche d'une aide, n'importe laquelle. C'est alors que je réalise que nous sommes seuls, échoués dans une crique dont je ne connais pas l'emplacement, sans aucune trace d'Ol'mu ni de son équipage. Seules quelques planches éparses du navire gisent contre les rochers, rappelant d'autant plus cruellement la tragédie qui vient de nous frapper.

Comprenant que je suis le seul à pouvoir lui venir en aide, j'arrache ma chemise et la roule sous la tête afin de la maintenir en place puis me relève d'un bond, jurant entre mes dents lorsqu'une douleur dans ma jambe droite me fait retomber immédiatement au sol.

Seulement alors je prends le temps d'analyser mon propre état, et découvre avec désespoir que mon genou gauche est complètement désaxé et qu'un bâton est figé à l'intérieur de mon avant-bras droit. Ignorant ce dernier pour l'instant, je serre les dents de toutes mes forces, attrape ma rotule entre mes doigts puis la replace d'un coup sec à son emplacement initial. La douleur qui en découle est si vive qu'un cri m'échappe et que mes crocs blessent ma lèvre inférieure jusqu'au sang.

Les mains encore tremblantes sous le choc, je déchire un bout de mon pantalon pour l'enrouler fermement autour du bâton planté dans mon bras, refusant pour l'instant de prendre le risque de me vider de mon sang.

Cela fait, je tente une nouvelle fois de me relever avant de m'écrouler lamentablement sur le sable, foudroyé par la douleur de ma jambe. Désespéré, je jette un coup d'oeil à Chayyim, toujours inerte à quelques pas de moi, toujours gravement blessé, et l'ampleur de mon impuissance m'étreint comme la plus horrible des tortures. En une seconde, les larmes se mettent à glisser le long de mes joues tandis que je me maudis de tous les noms, pestant contre ma faiblesse et cette misérable situation.

Au comble du désespoir, je réunis mes dernières forces et parviens cette fois à me mettre debout, claudiquant maladroitement vers les falaises situées aux abords de la crique dans l'espoir d'y trouver de l'eau douce. Mon genou me lance affreusement à chaque pas que je fais, mais je ne m'arrête pas, mordant ma lèvre jusqu'au sang tandis que je progresse vers les imposants rochers.

Sur le trajet, je ramasse un pan de voile qui s'est échoué sur la plage et que je traîne derrière moi jusqu'à la première falaise. J'ai de la chance dans mon malheur puisque cette dernière est parsemée de larges creux dans lesquels stagnent l'eau de pluie.

Sifflant de douleur, je me hisse sur les trois premiers mètres afin d'atteindre les plus grands réservoirs puis déchire la voile en trois morceaux distincts que je frotte ensuite vigoureusement dans l'eau. Une fois le tissu débarrassé grossièrement de ses saletés, je le plonge dans un deuxième creux afin de l'imbiber d'une eau plus propre.

Ma tâche effectuée, je reviens vers Chayyim et m'empresse de nettoyer sa plaie du mieux que je peux. Tandis que j'essuie le sang qui macule son crâne et retire chaque grain de sable que je vois, je réfléchis à toute vitesse à la meilleure solution possible. Ne connaissant pas l'ampleur de sa blessure, je prendrai un risque considérable à le déplacer, même sur une courte distance. Dans tous les cas, je n'en ai pas la force. L'option de le laisser ici et d'aller chercher moi-même du secours apparaît comme étant la plus logique, mais la simple idée de l'abandonner là, livré à son sort et pendant un temps indéterminé, me tétanise. Ai-je seulement la force de me déplacer au-delà de cette crique ? Les falaises sont hautes, les chemins escarpés, et je n'ai pas la moindre idée d'où nous nous trouvons. De toute façon, qui accepterait de venir en aide à un alpha ?

La fatalité de notre situation écrase mon cœur comme un étau.

Pendant plus d'une heure, j'effectue des allers-retours entre la falaise et Chayyim, utilisant sa chemise en plus des morceaux de voiles pour nettoyer sa blessure, puis un morceau de la mienne pour bander son crâne du mieux que je le peux. Lorsqu'enfin je parviens au bout de ma tâche, la sueur me brûle les yeux et mon corps tremble spasmodiquement à cause du trop grand effort que je l'ai obligé à fournir. Éreinté, je m'écoule aux côtés de mon compagnon, observant avec impuissance le soleil se coucher à l'horizon.

Le froid m'envahit soudainement de toute part et je me mets à claquer des dents, collant mon corps du mieux que je le peux contre celui de Chayyim afin de le réchauffer. Chaque minute, je vérifie que son cœur bat toujours, que sa poitrine se soulève et que sa blessure ne saigne plus. Malgré tout, le désespoir ne me quitte pas et je passe la première partie de la nuit à imaginer toutes sortes de solutions pour sauver mon compagnon, incapable toutefois de les mettre en place tant mes membres refusent de m'obéir.

La température de mon corps oscille entre froid intense et chaleur extrême, et je comprends que la fièvre est en train de s'emparer de moi. Furieux contre moi-même, j'ignore cette dernière et me colle un peu plus contre Chayyim pour lui faire profiter de ma chaleur. Du bout des doigts, je retrace chaque aspérité de son visage, chaque muscle de son torse et chaque tâche de sa peau. De tout mon cœur, je souhaite son rétablissement et je puise dans mes dernières forces pour tenter de le lui faire comprendre à travers mes phéromones, espérant que ces dernières puissent le maintenir en vie un peu plus longtemps.

Et lorsqu'à mon tour, je sombre dans l'inconscience, seule la lune reste présente pour veiller sur nos deux corps meurtris.


***


Pendant deux jours, Chayyim n'ouvre pas les yeux. Plusieurs fois dans la journée, je nettoie sa blessure, changeant ses bandages et ramassant tous les débris utiles que je trouve dans la crique pour le protéger du soleil et lui fabriquer une sorte de couchette de fortune. L'angoisse qui m'étreint l'estomac ne faiblit, ne faisant au contraire que gonfler à mesure que les heures passent. Je suis conscient que plus il mettra du temps à se réveiller, plus ses chances de le faire s'amoindriront, et cela me terrifie.

De mon côté, j'ai fini par retirer le bâton enfoncé dans mon bras afin de soigner ma blessure. Malheureusement, j'ai très vite compris que le sang qui s'en est échappé en grande quantité est un mauvais signe, tout comme le fait que mes bandages continuent à ne pas réussir à l'absorber. La veille, j'ai déniché un poignard à moitié enfoui dans le sable et j'avais pour idée de brûler la lame pour tenter de cicatriser ma plaie. Mais même cela, je n'ai pas réussi.

La fièvre me dévore. Si je suis parvenu à lutter contre elle le premier jour, elle me cloue aujourd'hui au sol, me faisant à moitié délirer à côté de Chayyim dont l'inertie me rend fou. Pendant je-ne-sais combien de temps, je vois des ombres danser sous mes yeux, puis la silhouette des hautes montagnes de Ho'na, l'odeur du souffre qui envahissait régulièrement l'île. Au milieu de cette dernière, j'ai l'impression d'apercevoir Krast en personne, si grand et si imposant qu'il semble lui-même faire la taille d'un volcan. Sa voix gronde comme une éruption, sa peau est brûlante comme une coulée de lave. Et lorsque ses longs doigts enflammés se referment sur mon visage, je ne peux que hurler de douleur tandis que ma peau fond sous son étreinte mortelle.

J'ouvre les yeux d'un coup, la respiration haletante et le visage ruisselant de sueur. Affolé, je tourne les yeux dans tous les sens à la recherche de ce dieu du chaos mais n'aperçois que la mer qui scintille au loin. Le cœur battant la chamade, je me souviens brusquement d'où je suis et tourne aussitôt la tête vers l'endroit où devrait se trouver Chayyim.

Sa couchette est vide.



NDA : Mouahaha, je sais que je maintiens le suspens encore un moment, ne me frappez pas svp !

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