𝟦𝟧. 𝒟é𝓉𝓇𝑜𝒾𝓉 𝓂𝑜𝓇𝓉𝑒𝓁


Ol'mu nous attend dans une crique au pied de la falaise. La nuit est encore noire à cette heure-ci et seule la lueur de la lune nous permet de voir où nous mettons les pieds. Dès qu'il nous aperçoit, notre futur capitaine s'incline respectueusement devant Chayyim avant de m'offrir une franche poignée de mains qui m'étonnera toujours.

— Êtes-vous prêts ? s'enquiert-il en nous dévisageant longuement.

Loin de l'homme rongé par la rancœur, à l'expression nerveuse et aux yeux étincelants de fureur que j'ai rencontré dans la cabane de Yaol, j'ai ce soir devant moi un véritable capitaine de navire, dont les traits figés en une sereine détermination expriment toute son assurance. Ce constat me rassure quelque peu, bien que cela soit loin d'être suffisant pour faire disparaître la terreur qui me bouffe les entrailles.

Chayyim étant dans le même état que moi, nous nous contentons de hocher la tête en silence, tentant de conserver autant que possible un air impassible. Mon compagnon y parvient bien mieux que moi.

Rassuré, Ol'mu se tourne alors vers les profondeurs de la nuit et siffle deux fois entre ses doigts. Aussitôt, une forme longiligne se découpe de l'obscurité, s'avançant lentement vers nous.

Le bateau est plus gros que je ne le pensais. Sa coque effilée fend les ténèbres avec aplomb, arborant fièrement une poupe étroite en forme de poisson jaillissant hors des eaux. Deux grands mâts sont situés à l'avant et au centre du navire, toutes voiles déployées, ainsi qu'un troisième, plus petit et aux voiles serrées, à l'arrière.

Une certaine nausée me prend à la simple pensée des prochains jours que je vais devoir passer sur ce rafiot qui ne me semble absolument pas prêt pour affronter la folie des éléments du détroit. J'ai beau savoir que sa forme aérodynamique et son profil bas sont parfaits pour résister au vent, son armature me semble frêle, bien trop pour résister à une quelconque tempête.

— Je vous présente L'intrépide, annonce fièrement notre capitaine. Maintes fois secoué, jamais coulé.

Pour l'instant, songé-je amèrement.

Alors que je rumine mon inquiétude, une petite barque se détache de l'obscurité pour s'approcher du rivage. Aussitôt, mes sourcils se froncent et je me tourne vers Ol'mu, soudain méfiant. Le concerné saisit très vite ma défiance puisqu'il s'empresse de se justifier.

— Il y aura cinq hommes à bord, en plus de nous, explique-t-il en soutenant mon regard noir. Tous ont ma plus grande confiance et je me porte garant de chacun d'entre eux. Leur aide nous sera précieuse, si ce n'est primordiale, pour manœuvrer le bateau à travers le détroit.

Toujours aussi suspicieux, j'échange un coup d'œil rapide avec Chayyim qui semble me dire ce que je sais déjà : nous n'avons pas le choix.

Réprimant ma frustration, je rabats les pans de ma cape prêtée par Yaol contre moi et grince des dents, absolument réticent à l'idée de foutre les pieds sur ce bateau. Et je continue à ruminer cette pensée alors que la barque nous entraîne vers le rafiot, tanguant sur les flots pour l'instant calmes.

L'un des marins nous aide à nous hisser sur la corde tendue le long de la coque, et lorsque mes pieds touchent enfin le sol de notre navire de fortune, je sais que mon sort est scellé. Tandis que l'équipage s'affaire autour des cordages et autres subtilités qui m'échappent, je m'assois sur le banc de bois blanc situé à l'arrière du bateau, un bras par-dessus le bastingage, déjà prêt à rendre l'intégralité de mon estomac dans la mer. Le remous des vagues me donne la nausée.

— Vous feriez mieux de descendre vous abriter immédiatement dans la cale du navire, me conseille Ol'mu en s'approchant de moi. La traversée va vite s'avérer dangereuse sur le pont.

— Et moi j'vous dis que si vous ne voulez pas que je remplisse vos filets de vomi, vous feriez mieux de me laisser ici.

— Mieux vaut que vous vomissiez plutôt que vous passiez par-dessus bord, s'entête mon capitaine. Je compte bien vous amener tous deux à bon port.

— Je serai plus utile ici.

— Kahn.

La voix autoritaire de Chayyim retentit derrière moi et je grimace, sachant par avance qu'il va venir à bout de ma réticence. A contrecœur, je me tourne vers lui et observe ses mèches ébènes fouetter son front. Ses grands yeux étoilés me paraissent plus impressionnants que jamais, sa prestance incommensurable.

— Descendez avec moi, m'intime-t-il d'un ton ferme.

— Je ferais mieux de rester ici leur donner un coup de main, répliqué-je de mauvaise foi.

— Nous n'avons pas besoin d'aide, intervient Ol'mu. Si réellement c'est le cas, je n'hésiterai pas à venir vous chercher. Vous avez ma parole.

— Oui, bien sûr, grommelé-je dans ma barbe tandis que Chayyim m'attrape par le bras pour me tirer vers la trappe donnant sur la cale.

Des relents de poisson et d'humidité s'échappent de celle-ci, accentuant mon envie de vomir. Malgré tout, je suis mon compagnon dans le ventre du rafiot, tâtonnant les murs jusqu'à trouver un coin libre de caisses et de filets. L'estomac déjà malmené par le remous des vagues, je me laisse tomber par terre, appuyant l'arrière de mon crâne contre la coque tout en prenant de profondes inspirations.

— Par tous les dieux, juré-je entre mes dents, je préférerais subir la colère de Krast plutôt qu'être dans ce foutu bateau. C'est quand même fou ce que je suis prêt à faire pour vous ! Bordel, si le détroit nous laisse en vie, je jure que je ne remonte plus jamais sur un rafiot ! Et s'il y a un...

Mais je n'ai pas le temps de finir ma tirade. Parce que là, sans prévenir, deux lèvres brûlantes viennent d'avaler mes derniers mots tandis qu'un corps musclé se colle au mien. A la fois choqué et ravi de cette initiative, j'attire un peu plus Chayyim contre moi pour le serrer de toutes mes forces.

Pendant de longues secondes, je m'enivre de son odeur suave, de la douceur de sa bouche, des caresses de ses mains dans mes cheveux. Complètement envoûté par sa présence, je me contente de l'embrasser comme si ma vie en dépendait, réalisant que chaque baiser peut être le dernier.

Alors, quand il se recule pour encadrer mon visage de ses mains et plaquer son front contre le mien, je ne peux m'empêcher de râler une dernière fois.

— J'espère que vous en avez bien profité. Parce que c'est la dernière fois que vous me voyez dans un état présentable de toute la traversée.

Un léger sourire vient étirer ses lèvres avant qu'il ne m'embrasse le front.

— Je sais, admet-il d'une voix amusée. Je voulais juste me rappeler une dernière fois pourquoi je vous ai choisi... avant que les heures qui arrivent ne me fassent changer d'avis.

Grognant pour la forme, je pince sa taille en guise de réprimande, récoltant un esclaffement amusé qui vient directement se loger au fond de mon cœur.

Il est beau. Il est si beau, si bouleversant, que je ne peux croire que cette traversée marquera le glas de son existence. Il ne peut pas périr ainsi, c'est inconcevable. Il a encore tant de choses à faire, tant de miracles à produire, tant d'espoir à insuffler... Il est impensable que je l'abandonne à l'étreinte glacée de la mer.

Tandis que notre navire s'enfonce dans les flots mouvementés, je le garde blotti contre mon cœur, me surprenant à prier tous les dieux pour qu'ils le maintiennent en vie.


***


La traversée est épouvantable. A peine deux heures après notre départ, la tempête s'est levée, projetant impitoyablement notre bateau dans tous les sens. Le vent mugit avec une force insoupçonnable, changeant de sens avec une rapidité aberrante qui rend toute tentative de manœuvre vouée à l'échec. Ballottés au fond de la cale comme les plus vulgaires des rats, Chayyim et moi tentons tant bien que mal de survivre, lui s'accrochant désespérément aux caisses de provision solidement accrochées entre elle et amarrées aux planches qui tapissent l'intérieur de la cale, moi vomissant mes tripes dans le seul baquet à notre disposition, suivant ce dernier au gré de ses glissements le long du plancher.

Le mal de mer qui me ronge est plus intenable que tous ceux que j'ai expérimentés auparavant. La fureur des éléments, couplée à notre perte totale de repères et à l'odeur de moisissure qui empeste la cale malmènent mon corps plus férocement que le pire des marchands d'esclaves. Au moins, lors de ma traversée vers Ano'h, j'avais eu la décence de m'évanouir au bout de deux jours ! Là, cela doit bien faire trois jours que nous sommes terrassés par les éléments, et ma conscience refuse de décliner.

Au contraire, je suis bien conscient de ma situation, désespérément conscient même ! Lorsque je ne suis pas occupé à vomir le vide que contient mon estomac, je colmate avec Chayyim les légères brèches qui s'ouvrent dans la coque, tentant tant bien que mal de retarder le moment où les vagues nous engloutiront.

Parfois, des rugissements terribles couvrent le bruit de la tempête, faisant penser à une montagne hurlant de douleur, si affreux qu'on dirait qu'ils proviennent du ventre de la terre. Dans ces moments-là, nous nous figeons, les sens aux aguets, les yeux exorbités de terreur, persuadés que notre dernière heure est venue. Ces grondements effroyables retentissent systématiquement lorsque le vent change de direction, à croire que la mer elle-même se plaint de cette météo anormale. Et à chaque fois, la lame de fond qui s'ensuit est d'une telle intensité que nous sommes projetés à l'autre bout du navire.

Lorsque c'est le cas et que mon corps s'effondre douloureusement contre une caisse, je prie les dieux de toutes mes forces, refusant de mourir aussi bêtement dans un élément qui n'est pas le mien. Et quand je suis certain que cette fois je n'en réchapperai pas, que le bateau tangue dangereusement sur le côté et que de l'eau coule dans la cale à travers le trappe qui mène au pont, le navire se stabilise malgré tout, parvenant à prendre ces vagues de face pour ne pas chavirer.

Dans mon état de torpeur maladive, je réalise tout de même qu'Ol'mu est un capitaine hors paire. Nombreux sont ceux qui auraient déjà fait une erreur fatale, nous projetant au fin fond des flots. Au contraire, lui ne recule devant rien, réussissant autant que cela est possible de s'adapter aux éléments qui ne suivent plus aucun cour naturel, donnant des ordres à ses hommes que j'entends parfois s'agiter au-dessus de nos têtes. Et ainsi, nous continuons d'avancer, même si j'ignore comment il peut se repérer dans des conditions pareilles.

— Kahn, vous saignez !

La voix affolée de Chayyim me parvient à peine à travers le mugissement des vagues. Prostré entre deux caisses, la joue écrasée sur le parquet et l'estomac agité de spasmes douloureux, je peine à lever la tête vers lui. Si mes yeux d'alpha se sont facilement habitués à la pénombre de la cale, mon état d'épuisement ne me permet pas de véritablement distinguer mon compagnon. Finalement, ce sont ses mains que je sens me parcourir fébrilement, tâtant mon corps à la recherche d'éventuelles blessures.

J'aimerais le stopper dans sa quête frénétique, lui expliquer que ce ne sont que des blessures bénignes, le prendre dans mes bras pour le rassurer et lui promettre que nous parviendrons vivants à Ma'la, mais j'en suis incapable. Parce qu'à ce moment-là, une partie du pont s'effondre sur nous et quelques planches frappent durement mon visage.

La douleur a à peine le temps de remonter à mon cerveau que des trombes de pluie s'abattent sur nous, lacérant nos visages de leur fureur glacée. La vision brouillée par la fatigue et la tempête, je sollicite mes dernières forces pour me redresser sur mes bras tremblants, en profitant pour cracher au sol le sang qui inonde ma bouche.

Il me semble entendre Chayyim crier une nouvelle fois mon prénom, mais je l'ignore et me dirige vers l'un des marins qui bataille avec un cordage coincé sous une montagne de débris. Sans chercher à comprendre ce qu'il fait, je m'empresse de lui venir en aide, grimaçant lorsque la tête me tourne sous mon manque de force, puisant toutefois au fin fond de cette dernière pour nous maintenir en vie.

Le reste n'est que brouillard et élancements douloureux. Je me vois courir d'un bout à l'autre du pont, obéissant aux ordres qu'on me hurle à travers la tempête, serrer des nœuds et tirer sur des cordes, détacher une voile éventrée pour éviter qu'elle ne déséquilibre le bateau, rattraper de justesse un marin prêt à passer par-dessus bord, me retenir moi-même contre le bastingage pour éviter d'être emporté. J'ai souvenir de Chayyim s'affairant tout autant que moi, ses muscles bandés sous l'effort, son visage contracté à l'extrême, son regard inquiet sur moi. Plusieurs fois, je me jette sur lui pour l'empêcher d'être entraîné par l'une de ces vagues monstrueuses qui s'abattent sur le pont, entraînant avec elle des débris anormaux, provenant de l'intérieur des terres.

J'aperçois mes bras maculés de sang, devine que je suis blessé ailleurs, ignore le tout. Le vent m'assourdit, le sel brûle mes yeux, l'eau manque de m'étouffer. Au bout de quelques heures, j'ai cette affreuse impression que nous n'avançons plus, bloqués dans un tourbillon sans fin dont le seul but est de nous avaler entièrement. Les vagues ne font qu'enfler, le bateau se déchire de toute part.

Quand je comprends que ce dernier ne fera pas long feu, j'attrape une corde que j'enroule fermement entre mon corps et celui de Chayyim afin de nous attacher ensemble, puis noue le tout à l'une des parties du pont qui se craquellent. De nouveau, le vent change de direction et l'un de ces grondements terribles monte des flots. Les marins hurlent des mots que je ne comprends pas, mais lorsque mes yeux effarés se posent sur l'immense vague qui se précipite vers nous, je comprends que c'est la fin du voyage.

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