𝟥𝟩. 𝒟𝑒𝓊𝓍 𝒸𝑜𝑒𝓊𝓇𝓈 𝓂𝑒𝓊𝓇𝓉𝓇𝒾𝓈


L'alcool, encore, qui coule à flots et glisse sur les tables et les corps ; cette chaleur moite, qui colle à la peau, plaque mes cheveux sur mon front et fait ruisseler la sueur dans mon dos ; cette frénésie incessante qui emplit la pièce de cris et d'éclats de rire.

La vision embuée, je tâtonne la table positionnée près du lit jusqu'à refermer mes doigts sur l'anse de la cruche que j'ai déjà vidée un nombre incalculable de fois. De la bière s'échappe de ma bouche et l'un des gars saute sur l'occasion pour la récupérer du bout des lèvres, en profitant pour grignoter mon torse et lécher sensuellement mon bas-ventre.

A ses côtés, un autre enfonce ma queue au plus profond de sa gorge, bavant tellement dessus que je n'aurais pas besoin d'huile pour le baiser crûment. Un troisième prostitué est alangui à mes côtés, reprenant son souffle après le puissant orgasme que je lui ai procuré quelques minutes auparavant, ses longs doigts fins valsant sur mes biceps.

J'ignore combien de personnes sont présentes dans la pièce, j'ai perdu le compte après avoir baisé mon quatrième gars de la soirée. Cela doit bien faire six heures que je me suis réfugié dans le bordel le plus luxueux de De'moa, vidant ma bourse sur le comptoir comme si me débarrasser de ces foutues pièces d'or était devenu une nécessité. Je ne les supportais pas, pesant de tout leur poids dans ma poche, brûlant ma peau comme une insulte, tintant gaiement à chacun de mes pas pour me rappeler que je n'étais qu'un idiot doublé d'un putain d'idéaliste. A quel moment ai-je cru qu'il y avait quoi que ce soit entre Chayyim et moi ? A quel moment suis-je devenu un imbécile pareil ? Et même s'il avait fait ça pour tout autre raison, imaginons pour me protéger, je ne supporte plus ces revirements de situation imprévisibles, cette façon qu'il a d'agir comme si rien n'avait jamais compté pour lui.

Furieux de ruminer ces pensées pour la énième fois de la soirée, j'attire le gars qui me suçait vers moi, referme mes mains sur ses fesses rebondies que j'écarte sans ménagement, puis le pénètre brusquement, m'enfonçant au plus profond de sa chaleur, priant intérieurement pour que cette dernière soit suffisante pour annihiler mon esprit.

Le prostitué ouvre grand la bouche pour reprendre sa respiration, ses cheveux blonds glissant dans son cou luisant de sueur. Lorsque je commence mes va-et-vient, ses yeux roulent dans leurs orbites et il s'agrippe de toutes ses forces à mes épaules, roulant son bassin de façon si experte qu'il m'arrache des gémissements de délice.

Il m'en faut plus. Toujours plus. Toujours plus d'alcool, de débauche, de cris, d'excès en tout genre. Plus. Jusqu'à ce que j'en perde la tête.

Et c'est ce que je m'attelle à faire tout au long de la nuit, enfonçant ma langue dans tant de culs qu'elle en devient ankylosée, m'effondrant dans des bras par centaines et jouissant autant de fois que mon corps me le permet.

Alors, lorsque la fête touche à sa fin et que l'ivresse a raison de moi, je m'écroule sur le lit qui a supporté mes ébats pendant des heures, incapable de me rappeler de mon propre nom.

Je dois dormir depuis à peine trois heures et la nuit est encore couleur encre lorsqu'une main s'abat sur mon épaule pour me secouer. Rendu totalement inerte par l'alcool et le sexe, je me contente de grogner et de rouler sur le flanc, repoussant deux corps entravant mes mouvements. Pourtant, la main n'abandonne pas et se fait même plus pressante, comprimant mon bras comme un étau puis s'écrasant sur ma joue avec tant de force qu'un claquement résonne dans la pièce.

Surpris, je peine à ouvrir les yeux, conscient de la douleur cuisante qui irradie de ma joue sans réellement la sentir. La bouche pâteuse, je marmonne quelques mots incompréhensibles en tentant de discerner qui s'efforce de me réveiller avec tant d'ardeur.

Finalement, je distingue la flamme vacillante d'une bougie et, derrière elle, un visage pétrifié sur lequel danse des ombres inquiétantes.

— Kahn, cingle soudain une voix glaciale qui me fait l'effet d'un coup dans l'estomac, réveillez-vous.

Le cœur battant, je me redresse sur les avant-bras sans réellement comprendre ce qu'il se passe, la tête si lourde qu'elle chute momentanément en avant.

Pendant de longues secondes, je contemple le visage qui me fait face sans réaliser à qui il appartient, la vision si trouble que je songe sérieusement à me rendormir sans obtenir ma réponse. Et finalement, cette dernière me saute aux yeux.

Médusé, je m'assois brusquement sur le matelas, jurant entre mes dents lorsque cela éveille une douleur aiguë à l'avant de mon crâne. Mes yeux écarquillés tentent d'apercevoir le visage de mon interlocuteur, mais ce dernier se tient désormais à une distance respectable du lit, comme s'il n'osait s'en approcher. Dans tous les cas, je n'ai pas besoin de le voir pour savoir ce qu'il pense. Parce que les phéromones qu'il émet en pagaille s'entrechoquent sur les murs de la pièce, me transperçant avec tant de rage, d'amertume et de déception qu'elles me coupent la respiration.

Je suis tellement sidéré que je ne parviens pas à parler, fixant stupidement Chayyim comme s'il était une apparition divine.

— Rhabillez-vous, ordonne alors ce dernier d'un ton terrible. Nous partons.

A moitié conscient de mes gestes, je m'exécute tandis qu'il quitte la pièce, me délivrant ainsi de l'étau qui écrasait ma gorge. Il me faut dix bonnes minutes pour récupérer mes affaires éparpillées un peu partout, certaines reposant sous des corps inertes, d'autres suspendues au chandelier. Je chancelle tant bien que mal hors de la chambre, me rappelle au dernier moment que ma masse est restée à l'entrée, trébuche dans les escaliers puis manque de vomir lorsque j'émerge dans l'obscurité glaciale de la nuit.

Chayyim m'attend à quelques pas du bordel, appuyé contre une barrière en bois, les bras croisés sur la poitrine. La cape qu'il avait prise au chef des brigands des Pleureuses est drapée autour de son corps, son épée accrochée à sa hanche et il porte une armure en cuir dépareillée, dont il a dû voler les pièces à gauche et à droite. Ses brassards notamment sont d'un cuir presque noir, jurant avec sa cuirasse plus claire, savamment lacée.

Prudemment, je m'avance vers lui en nouant maladroitement ensemble les spallières et la cuirasse en cuir doublée de laine que j'ai gagnées la veille en jouant aux dés avec un déserteur si saoul qu'il m'a pris pour un homme-loup. Je réalise cependant très vite que les pièces sont usées, abîmées par le temps et les combats, et qu'elles ne suffiront pas à garantir mon intégrité.

Chayyim ne dit rien lorsque je me poste devant lui. Si ses phéromones ont cessé de virevolter en désordre autour de lui, il émane toujours de son corps une aura inquiétante, presque menaçante. Alors que je m'apprête à ouvrir la bouche pour lui dire quelque chose, n'importe quoi, il se décolle de la barrière et s'avance dans une ruelle comme s'il savait parfaitement où il se rendait.

— Nous rentrons à Ma'la, déclare-t-il simplement.

Et je ne trouve rien à y redire.


***


Nous cheminons jusqu'au lever du soleil dans le plus absolu des silences. Le corps et l'esprit affaiblis par mes excès de la veille, je ne parviens pas à mettre mes pensées au clair, trop obnubilé par la douleur qui irradie dans tout mon crâne. Je sais que je devrais poser des questions, essayer de comprendre pourquoi Chayyim est venu me chercher dans ce bordel, pourquoi il emprunte un chemin qui pique vers le Sud alors que nous venons du Nord, peut-être même devrais-je être en colère, lui reprocher son comportement d'hier. Mais je suis complètement perdu.

Ce n'est que lorsque les premiers rayons viennent réchauffer mon visage congelé que je semble enfin m'extirper de cette torpeur douloureuse et me fige, soudainement inquiet.

— Attendez, articulé-je malgré ma bouche pâteuse, pourquoi vous êtes là ?

Le concerné ne prend pas la peine de s'arrêter pour me répondre, jetant à peine un regard derrière son épaule.

— Vous vous réveillez enfin ? ironise-t-il d'un ton sec.

Mais je n'ai pas envie de parler à demi-mots. Parce que je viens de réaliser l'ampleur de ce que nous faisons, et que cette dernière me terrifie.

Brusquement, je rejoins mon compagnon en trois grandes enjambées et l'attrape par le bras pour l'obliger à me faire face. Aussitôt, il se dégage d'un geste vif, le visage déformé par la colère.

— Ne me touchez pas, siffle-t-il.

— Pourquoi vous êtes là ? répété-je, le cœur tambourinant dans mes tympans. Vous ne devriez pas... Vous... Pourquoi n'êtes-vous pas auprès du roi ?

Les yeux étoilés me jaugent avec suffisance, mais je ne les laisse pas m'abattre.

— Est-ce que... Est-ce qu'il vous a touché ? Est-ce qu'il vous a fait du mal ?

— Je n'ai aucune envie de parler de cela, rétorque-t-il d'une voix glaciale.

— Non, nous devons parler de cela ! m'emporté-je soudainement, une envie de vomir coincée au fond de l'estomac. L'avez-vous laissé vous toucher ? Vous êtes-vous offert à lui ?

— Taisez-vous !

— Je veux savoir ! J'ai besoin de savoir ! Pourquoi êtes-vous là ? Il s'est passé quelque chose, c'est évident, vous ne devriez pas...

— Je n'ai pas pu ! explose Chayyim dont le visage exprime désormais un tel désarroi qu'il me coupe le souffle. Je n'ai pas pu m'offrir entièrement, j'en ai été incapable ! J'ai tout foutu en l'air, vous comprenez ?! Tout ! Je... Vous...

Les mots se mélangent dans sa gorge, l'empêchant de finir sa phrase, et je le vois subitement fermer les yeux, la poitrine soulevée par sa respiration erratique. Sa soudaine perte de contrôle me tétanise.

— Nous devons rentrer à Ma'la, conclut-il d'une voix étranglée. Je ne peux pas rester ici... Tout est fini...

La souffrance qui affaisse tout à coup ses traits m'apparaît comme la plus insupportable des tortures. Sans que je ne puisse l'expliquer, une honte incommensurable vient de prendre possession de moi, accompagnée d'une tristesse poisseuse et de la maigre satisfaction de le savoir en partie épargné par le roi.

Sans un mot, il tourne brusquement les talons et reprend son chemin, sûrement pour me dissimuler son visage dévasté. Dans mon ventre, un tumulte d'émotions bousille mes entrailles, et je mets un long moment avant de parvenir à prononcer ce simple mot :

— Désolé...

Chayyim ne réagit pas, et je pourrais croire qu'il ne m'a pas entendu si je n'avais pas vu ses épaules se contracter brièvement. Mais soudain, je ressens le besoin de me justifier, incapable d'expliquer d'où je tire la certitude que c'est ce qu'il a envie d'entendre, sûrement encore assez stupide pour croire que ma personne passe au-dessus de tout.

— Je... Je pensais que je ne vous reverrai pas, bégayé-je en ravalant la bile qui se fraie un chemin le long de mon œsophage. Je croyais que... Vous m'aviez dit de partir, de rentrer à Ma'la, je... Je suis désolé... J'ai cru que vous alliez vraiment vous offrir au roi et je... Je ne voulais pas...

L'aura de mon compagnon se charge immédiatement de tristesse et je ressens aussitôt l'envie puérile de chialer. Pourquoi me justifié-je autant ? Pourquoi suis-je certain qu'il a été blessé par mon comportement de la veille ? Je suis ridicule, je suis certainement en train de l'embarrasser. Pourtant, je m'entête.

— Je suis désolé, répété-je plus doucement.

— C'est inutile.

Entendre ces quelques mots me soulage bien plus que je ne l'aurais pensé. Désormais arrêté au bord du chemin, Chayyim s'est retourné pour me faire face, son visage ayant retrouvé son éternelle expression austère.

— Vous n'avez pas à vous excuser de quoi que ce soit, insiste-t-il comme s'il essayait de se convaincre lui-même.

— Je n'aurais jamais fait ça si... si je ne pensais pas que vous vous offririez à un autre le soir-même.

— Je sais, répond Chayyim d'une voix plus faible, je le sais bien... C'est pour cela que je ne vous en veux pas.

— Mais vous êtes en colère...

— Bien sûr que je suis en colère ! Réalisez-vous ce que je viens de faire ? Je... J'ai anéanti tout espoir de rétablir de bonnes relations entre le royaume de Lem'ha et de Beana'h, j'ai failli à ma mission, j'ai trahi la confiance de mon roi, tout cela pour... pour une lubie personnelle ! Pour un fléchissement du cœur ! Que suis-je censé faire désormais ? Je me sens pitoyable, je suis tellement furieux contre moi-même et je... Par tous les dieux ! Kahn, savez-vous quel portrait vous offriez dans ce bordel ?

La question me foudroie sur place, et j'ai toutes les peines du monde à soutenir le regard désemparé de Chayyim.

— Tous ces corps entrelacés, continue ce dernier, toute cette peau marquée, souillée, bafouée... J'ai cru que je ne vous trouverais jamais ! Je... C'était trop Kahn, beaucoup trop pour moi. Ce gens, cette vie... C'est votre quotidien, vous aimez cela, vous...

— Non, le coupé-je d'un ton quasi suppliant. Ce n'est pas un choix, c'est...

— C'est ce que vous êtes, s'obstine Chayyim en secouant la tête, c'est également ce que vous aviez fait à Ma'la. Nous sommes si différents, nos vies sont diamétralement opposées, qui suis-je pour m'ériger face à...

— Arrêtez, m'exclamé-je en l'attrapant vivement par le bras, ça suffit. Ne dites pas cela, vous vous trompez.

— Ne me touchez pas, Kahn, répond mon compagnon en se dégageant une nouvelle fois de ma poigne. Par pitié, pas maintenant, ne me touchez pas maintenant alors que vous portez sur vous la marque de toutes ces personnes. S'il vous plaît.

— Je suis désolé, répété-je bêtement, le cœur meurtri de fissures.

— Je ne vous en veux pas, promet Chayyim en passant une main sur son visage. Laissez-moi juste un peu de temps... juste un peu de temps pour accepter tout cela et comprendre ce que je vais faire de ma vie. Laissez-moi au moins cela.



NDA : Chapitre plutôt dramatique, mais qui marque un tournant définitif dans leur relation.

J'ai beaucoup aimé l'écrire, je le trouve très représentatif de leurs deux caractères, de leurs dilemmes respectifs et de leur façon totalement différente d'aborder cette étrange relation qui s'est créée entre eux. Je sais que je les fais tourner autour du pot, qu'ils ne parlent qu'à demi-mots et ne se dévoilent jamais entièrement, je sais que cela peut être frustrant, mais je ne les vois pas agir autrement. De par leurs histoires, ils ne peuvent évidemment pas se jeter dans les bras l'un de l'autre (même si ça arrivera, promis !).

Donc j'espère que vous aurez aimé ce chapitre. Bientôt, nous allons entrer dans ce que l'on pourrait appeler un nouvel arc de narration, et je peux déjà vous dire qu'il sera très... intense 😇

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top