𝟥𝟥. 𝒩𝑒𝓏-𝓆𝓊𝒾-𝓅𝑜𝒾𝓃𝓉𝑒


L'entrée de De'moa est mieux gardée que le plus beau des trésors. Postés à chaque porte de la ville, une trentaine de gardes se relaient pour contrôler toutes les charrettes qui tentent de pénétrer la capitale. Le plus pratique serait de réussir à amadouer un marchand afin qu'il nous fasse passer pour des membres de sa famille et qu'ainsi nous puissions entrer dans la Citadelle en sa compagnie. Mais le choix de la personne est crucial ; si nous tombons sur quelqu'un de vicieux, il préférera alerter les gardes de notre présence voire me dénoncer en tant qu'alpha.

Allongé à mes côtés, un peu en retrait du chemin principal et derrière le talus qui nous sert de cachette, Chayyim fixe le carrefour où convergent trois chemins boueux en ruminant certainement les mêmes pensées. Ses boucles ébènes tombent en pagaille sur son front et ses sourcils sont froncés au point de ne former plus qu'une ligne. J'imagine la frustration qu'il doit ressentir d'être aussi proche de son objectif sans pouvoir l'atteindre. Mais nous devons être prudents. Cela fait bien deux heures que nous sommes tapis par terre à dévisager chaque passant sans réussir à nous lancer. Bordel, nous n'allons tout de même pas rester couchés dans la boue toute la journée !

Alors que je râle déjà intérieurement, un bruit de grelots attire mon attention. Curieux, je relève la tête pour tenter d'apercevoir qui s'aventure sur le chemin le plus méridional, celui qui mène à la ville portuaire de Lakoa. Tandis que la silhouette du nouveau venu se détache lentement à l'horizon, mon estomac se crispe d'impatience et mes doigts agrippent plus fermement le rocher. Finalement, alors que l'inconnu est encore à une centaine de mètres de nous, j'ai la confirmation de mon soupçon.

— Bordel de merde, juré-je entre mes dents.

Chayyim tourne vivement la tête vers moi, le regard inquiet, mais se fige en voyant le sourire amusé que je tente tant bien que mal de ravaler. Avant que l'homme n'atteigne le carrefour, je place deux doigts dans ma bouche puis émets une série de sifflements très courts, entrecoupés de plaintes plus rauques qui pourraient vaguement faire penser au brame d'un cerf particulièrement chétif et mal en point.

— Qu'est-ce que vous faîtes ? me presse Chayyim en fronçant les sourcils.

— Attendez un peu.

Tranquillement, l'homme qui vient d'apparaître emprunte le chemin mal dessiné qui mène vers notre planque, donnant l'air de vouloir faire une pause avant d'entrer dans la Citadelle. Malgré moi, un immense sourire vient étirer mes lèvres lorsque la lourde charrette qu'il dirige patine dangereusement sur les plaques de verglas qui parsèment le sol.

Cédant à l'envie de voir l'expression qu'arbore Chayyim à cette vue, je tourne la tête vers lui et manque d'éclater de rire lorsque je tombe sur ses yeux écarquillés de surprise et son air de pure consternation.

Il faut dire qu'il y a de quoi. L'homme qui s'approche est juché sur une charrette qui ne ressemble à aucune autre, ancienne charrue sur laquelle on a fixé quelques planches et deux roues supplémentaires, qui se bringuebale tant bien que mal sur les chemins gelés de Beana'h. Le curieux véhicule, anormalement bas, est tiré par deux chèvres aux cornes minuscules, qui s'ébrouent en secouant le lourd collier de cuir passé autour de leur cou. Derrière le conducteur, un amas sans fin de ballots s'entassent comme s'ils cherchaient à atteindre les nuages, et seuls les dieux savent comment ils tiennent dans leur position précaire.

Le drôle de convoi nous dépasse d'une vingtaine de mètres puis s'arrête au milieu de quelques arbustes qui s'efforcent péniblement de survivre dans ce climat hostile. Bien que ridicule, la végétation, couplée aux nombreux monticules qui bordent le chemin, permet à l'homme de se dissimuler des regards curieux, et c'est sur ce constat que je rampe pour le rejoindre. Décontenancé, Chayyim m'imite avec certainement l'impression que je suis tombé sur la tête.

Lorsque nous atteignons l'arrière de la charrette, je répète mes sifflements une dizaine de secondes puis m'arrête, attendant l'accord du propriétaire pour me montrer.

Finalement, c'est lui qui saute de sa charrette, et j'entends parfaitement l'inspiration un peu trop brusque de Chayyim quand il réalise à qui nous avons affaire.

— Que Krast sorte d'son palais de rubis et vienne m'fouetter l'cul si c'n'est pas ce salaud de Kahn !

— Salut Nez-qui-pointe ! m'exclamé-je d'un ton enjoué. Comment tu vas, rat des champs ?

Le nouvel arrivant retrousse sa lèvre supérieure qui disparaît immédiatement sous son nez proéminent, faisant apparaître deux dents anormalement longues qui viennent taquiner le haut de son menton. Ce rictus, qui lui est si propre et lui fait office de sourire, me renvoie à de lointains souvenirs sentant la mousse humide, l'herbe coupée et la viande grillée. Comme à son habitude, mon ami s'est drapé de vêtements colorés, dont les couleurs chatoyantes ne s'accordent aucunement entre elles et l'empêchent de passer inaperçu où qu'il aille. La culotte pourpre laisse à peine dépasser des braies vertes dont il a retiré une trentaine de centimètres, sa tunique blanchâtre est dissimulée par une cape brocardée de bleu, et le chaperon rouge enfoncé sur son front bombé lui confère un air benêt propre à endormir les méfiances.

Mais surtout, le haut de sa coiffe n'atteint même pas mon nombril.

Nez-qui-pointe tourne très vite ses petits yeux perfides vers Chayyim dont il attrape immédiatement un pan de la cape pour le frotter entre ses doigts noirs.

— Très bonne qualité, approuve-t-il d'un air connaisseur. J'peux savoir qui est c'te créature qui t'accompagne, bâtard ?

Sans me départir de mon sourire, je me tourne vers le concerné qui fixe le nain d'un air glacial. Ce dernier, sans lâcher la cape dont je devine bien vite qu'il faudra lui en faire cadeau, dévisage mon compagnon sans chercher à dissimuler sa curiosité. Il fixe notamment ses yeux, si étranges pour le commun des mortels, comme s'il savait déjà qu'il était en présence d'un être quasi surnaturel.

— C'est un oméga, annoncé-je d'un ton léger.

Aussitôt, je sens l'aura de Chayyim gonfler d'une traite jusqu'à me percuter de plein fouet. Je saisis alors toute la stupéfaction et la colère qui l'envahissent après ce qu'il considère sûrement comme une trahison de ma part, ainsi que la crainte qui ne doit pas manquer de se frayer un chemin vers son cœur.

Cependant, avant qu'il n'ait le temps de se placer en posture de défense, Nez-qui-pointe éclate de rire, de son rire si effrayant qui ressemble au caquètement d'une poule effrayée, avant de relâcher la cape de Chayyim.

— L'idée m'plaît bien, me félicite-t-il en enfonçant plus fermement son chaperon sur ses oreilles. Maint'nant dis-moi, saleté d'alpha, qu'est-ce tu fous dans c'te contrée merveilleuse ? La vie t'semblait bien trop belle et t'as décidé d'offrir ta tête à c'bon vieux roi Nask ? Il devient d'plus en plus taré ces derniers temps, il est capable de reconnaître en toi l'incarnation d'une entité maléfique venu l'enculer sans son consentement.

— Il serait pas si loin de la vérité, rétorqué en haussant les épaules.

Mon ami se remet à caqueter et j'en profite pour jeter un coup d'œil rapide à mon compagnon de route qui semble totalement dépassé par les événements. Sans surprise, cela m'amuse grandement.

— Faut que tu nous aides à entrer dans la Citadelle, continué-je en m'efforçant de ne pas avoir l'air trop pressant. Avec ma gueule, c'est difficile d'obtenir un droit d'entrée.

— Et ton joli ami n'peut pas t'aider ? répond mon interlocuteur en désignant Chayyim du menton.

— Tu plaisantes ? Les gardes vont me le garder en contrepartie, c'est sûr !

Nez-qui-pointe hoche la tête en signe d'assentiment puis se met à lisser la ridicule barbichette qui décore son menton.

— C'est vrai que j'pourrais en profiter pour régler ma dette maint'nant, fait-il mine de réfléchir à voix haute, mais tu m'demandes un service sacrément dangereux... J'suis pas sûr qu'il soit proportionnel à c'lui qu'tu m'avais rendu...

— La cape te plaît, pas vrai ? le coupé-je en retenant mon sourire amusé face à sa comédie. Prends-la, sale rat. Mais fais-nous entrer là-dedans, ça fait des semaines que je mange plus rien, regarde, j'ai plus qu'la peau sur les os !

Le nain ricane, mais je sais qu'il acceptera de nous aider. Au fond, je lui ai sauvé la vie il y a des années de cela. Et s'il n'est pas connu pour sa droiture, il l'est au moins pour son goût des magouilles et des entourloupes.

— J'suppose qu'ça peut être amusant d'tromper ces salauds d'gardes... T'as d'la chance, bâtard, le roi Nask m'a à la bonne parce qu'j'lui ai rapporté de sacrés produits la dernière fois... et ça n'a rien à voir avec les quelques gouttes magiques qu'j'avais foutu d'dans !

Nous échangeons une œillade complice avant qu'il ne se dirige vers ses marchandises pour tenter d'y trouver de quoi nous déguiser. Alors qu'il marmonne je-ne-sais-quoi dans sa barbe et insulte ses chèvres qui se sont mises à brouter une soierie, je me tourne vers Chayyim dont l'air sombre ne présage rien de bon.

— Un grand homme, n'est-ce pas ? me moqué-je en me plaçant à ses côtés.

— Qui est-il ? Peut-on lui faire confiance ? Il est bien trop excentrique pour que nous puissions passer inaperçus.

— Au contraire, il est tellement original que personne ne le prendra au sérieux. C'est ça, sa stratégie.

Je m'assois au pied d'un arbuste puis attrape une branche morte que je me mets à faire tourner entre mes doigts.

— Dites-moi, avez-vous déjà entendu parler de la Récolte de Krast ?

— Vaguement, répond mon compagnon en s'asseyant à mes côtés.

— Krast, comme vous devez le savoir, est une divinité archaïque que l'on vénère à Ho'na, d'où je viens. Son palais, tout en rubis, se situe au cœur du volcan le plus haut de l'île. On raconte que l'ennui qui pétrit sa vie est tel qu'il n'a de cesse de tout changer, de tout bouleverser, dans l'espoir de trouver enfin quelque chose apte à capter son intérêt. Ce sont les changements qu'il effectue dans son palais qui seraient d'ailleurs à l'origine des éruptions qui détruisaient régulièrement les villages de Ho'na. Si les hommes ne sont plus capables de le distraire, alors il se met à chercher une nouvelle occupation et les conséquences en sont désastreuses. Un jour, il s'ennuyait tellement qu'il a quitté son palais de rubis pour descendre parcourir le monde. Il est arrivé à Oven'ha dont il a découvert les plaines fertiles, les récoltes abondantes et les gens heureux. Il en a été tellement jaloux, lui qui ne connaissait qu'ennui et contrariété, qu'il a alors décidé de leur faire payer leur joie de vivre. Pendant près de trois ans, le nombre de femmes mortes en couche a doublé, des enfants ont disparu, d'étranges maladies ont frappé les récoltes et les incendies se sont multipliés.

Chayyim fronce les sourcils lorsqu'il s'aperçoit que je me suis arrêté de parler.

— Pourquoi me racontez-vous cela ? s'enquiert-il d'un air à la fois perdu et agacé. On sait très bien que ces bouleversements sont dus au Vice et non pas au caprice d'un ancien dieu !

Un sourire vient étirer mes lèvres et l'une de mes mains se met à jouer avec mes crocs qui dépassent.

— Savez-vous qui était réellement derrière toutes ces calamités qui se sont abattues sur Oven'ha ? Cette petite vermine que vous apercevez là-bas.

Je pointe du doigt Nez-qui-pointe dont la tête est enfoncée dans un immense sac de jute. Ses petits pieds battent désespérément contre le flanc de la charrette pour l'empêcher de basculer entièrement dedans.

— Vous vous moquez de moi, lâche Chayyim d'un ton incrédule.

— Pas du tout, m'esclaffé-je, fier de mon petit effet. Vous ne pourriez même pas imaginer la quantité de méchanceté qui sommeille dans ce corps minuscule. A votre avis, quel genre de vie a pu avoir un homme comme lui ?

Mon compagnon esquisse une grimace.

— Voilà, confirmé-je. Maintenant imaginez la quantité proportionnelle de rancœur qu'il a accumulée. Ajoutez-y de la pure malice, une bonne dose de cruauté, et vous avez le personnage. Il a fait payer aux habitants d'Oven'ha le triple de ce qu'ils lui avaient fait subir.

— Et personne ne l'a jamais soupçonné ?

— Regardez-le, lancé-je en observant le concerné batailler avec deux ballots aussi grands que lui, qui pourrait croire que cette petite vermine soit si redoutable ? C'est un tueur chevronné, vous savez. Il ne lui faudrait que quelques minutes pour mettre fin à nos vies.

— Comment vous êtes vous retrouvé à côtoyer un type pareil ?

— Oh vous savez... Je lui ai prêté main forte quelque temps avant de rejoindre la horde.

Pendant une dizaine de secondes, nous nous jaugeons du regard. Je me force à croire que sa réaction ne me touchera pas, mais au fond, j'espère que cette confession n'anéantira pas le début de complicité qui s'est créé entre nous. Il est vrai que pendant une année entière, j'ai partagé la vie de ce nain machiavélique, que nous avons tué et volé ensemble, que nous avons parcouru Oven'ha de Hor à T'am sans jamais savoir de quoi sera fait demain, que nous avons semé tristesse et désolation sans jamais nous repentir. Mais c'est aussi à cette période que j'ai découvert quel goût avait la liberté, le délice de s'endormir dans l'herbe chaude, de se baigner dans une rivière, de décider de quoi sera fait ma journée, d'enfin prendre ce qu'on m'avait toujours arraché. Bon nombre de nos agissements étaient répréhensibles, mais pour rien au monde je n'aurais choisi un autre chemin.

Chayyim finit par soupirer en passant une main lasse dans ses cheveux emmêlés.

— Et après tout ce que vous m'avez dit, vous voulez vraiment placer notre vie entre ses mains ? m'interroge-t-il avec scepticisme.

— Vous avez tout compris !

A cet instant, Nez-qui-pointe agite plusieurs étoffes colorées en notre direction puis s'approche en caquetant d'un air satisfait.

— V'nez donc ! J'crois qu'j'ai trouvé d'quoi faire de vous les plus beaux rats de Na'voah !

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