𝟥𝟤. 𝐸𝓉𝓇𝑒𝒾𝓃𝓉𝑒 𝒸𝒽𝒶𝓁𝑒𝓊𝓇𝑒𝓊𝓈𝑒


Toute la journée durant, nous avons traversé les plaines gelées de Beana'h, nous arrêtant à peine pour manger, jamais pour nous reposer. Après cette interlude plus qu'agréable de la baignade, nous avons repris la route en allongeant le pas. Nos corps fourbus ont beau hurler leur besoin de repos, nous ne pouvons nous permettre de faire une pause maintenant. Déjà parce que nous touchons du doigt notre but, mais surtout parce que les corps des brigands que nous avons tués ont dû être découverts depuis un moment et cela risque de compliquer notre traversée de De'moa. Si la sécurité de la ville s'en trouve renforcée à notre arrivée, nous allons peiner à atteindre le palais.

Plusieurs fois depuis notre départ, je porte machinalement une main à ma masse que Chayyim a fait passer pour son arme tout au long de notre traversée des Pleureuses. Si être entravé par des fers a puissamment éprouvé ma force mentale, ne pas avoir mon arme était le pire de tout. Je déteste me sentir aussi vulnérable, savoir qu'à tout moment, quelqu'un peut m'attaquer sans que je ne puisse me défendre. Devoir déposer ma vie entre les mains d'un autre. Tout ceci m'est insupportable.

J'ai beau avoir affirmé à Chayyim que je me remettrai de cette expérience aux Pleureuses – ce qui est vrai –, je ne peux m'empêcher de me sentir particulièrement vulnérable, comme si un danger sournois rôdait dans l'ombre et pouvait à tout moment s'abattre pour moi. Parce que je n'ai pas le choix, je me suis toujours remis des événements tragiques de ma vie, mais avoir été replongé pour quelques heures dans le rôle d'esclave m'a plus secoué que je ne le pensais.

Plus jamais je ne veux revivre cela. Plus jamais.

Secouant la tête pour en chasser mes pensées négatives, je jette un coup d'œil derrière mon épaule pour vérifier que Chayyim me suit toujours. Un mélange de satisfaction et de culpabilité m'envahit lorsque je le vois resserrer sa cape autour de ses vêtements glacés, mais lui comme moi savons qu'il méritait cette petite vengeance puérile de ma part.

Soudain, un bruit au loin ravive mon instinct de survie et j'attrape mon compagnon par la manche pour le tirer hors du sentier. Ce dernier obtempère sans protester ; à force de répéter cette scène à longueur de journée, il a fini par comprendre qu'en tant qu'alpha, je pressentais les dangers à venir avant lui, et a donc cessé de se révolter lorsque je l'oblige à se cacher. Nous nous éloignons de quelques mètres pour atteindre un renfoncement de terrain dans lequel nous nous dissimulons le temps qu'une caravane de marchands longe le chemin principal.

Il y en a de plus en plus maintenant que De'moa se profile à l'horizon, au moins trois par heure, et il devient difficile d'avancer rapidement. Nous avons beau ne pas rester sur le chemin principal, nous sommes obligés de suivre ce dernier car c'est le seul qui mène à l'entrée de la capitale. Du peu que j'ai compris, le roi de cette île est obnubilé par la menace de potentiels ennemis et renforce donc régulièrement la protection de sa citadelle. Y pénétrer me semble au moins aussi compliqué que sortir des Pleureuses... Et hors de question qu'on me refoute des fers !

En attendant que la caravane disparaisse au loin, je lève les yeux vers l'imposante citadelle qui se dessine au loin. Plus raffinée que la forteresse de Coma'hl, elle dresse fièrement une montagne de tours pointues vers le ciel, comme si chacune d'entre elles était en compétition pour atteindre en premier le soleil. Ses huit bastions cherchent d'ailleurs à imiter la forme de l'astre, érigé en quasi-divinité dans ce royaume où il se montre si peu. Il paraîtrait même que les derniers clans à avoir voulu s'emparer de la citadelle ont été accueilli par de la lave fondue renversée sur eux, métaphore quelque peu grandiose censée représenter la toute-puissance du roi. Hum.

Une fois la caravane partie, nous reprenons la route mais sommes obligés de nous arrêter encore une dizaine de fois. A la nuit tombée, nous ne sommes plus qu'à une heure ou deux de la muraille de De'moa.

— Arrêtons-nous dormir, déclare Chayyim en étalant sa cape au sol.

Par mesure de sécurité, nous n'avons pas allumé de feu, notamment parce que le couvert des arbres n'est pas suffisant pour nous abriter des regards curieux. Comme quasiment partout sur Na'voah, la végétation de Beana'h est chétive et grisâtre quand elle n'est pas simplement morte. Où que je tourne la tête, je n'aperçois que des troncs creux, ployant parfois dangereusement vers le sol et chantonnant une mélodie sinistre lorsque le vent s'infiltre entre leurs interstices.

N'ayant pas croisé un seul gibier ni un seul arbre fruitier depuis notre départ des Pleureuses, je commence à avoir franchement faim. Massant mon estomac qui a décidé de hurler à la mort, je me laisse tomber sur la cape de Chayyim puis fixe les hautes murailles qui s'érigent au loin. A défaut d'être reçu en héros, j'espère au moins qu'on me servira un repas copieux !

— Vous y avez déjà foutu les pieds ? lancé-je soudain en direction de mon compagnon.

Ce dernier hausse un sourcil.

— Dans c'te foutue citadelle, précisé-je en désignant les murailles d'un signe de tête. Vous allez pouvoir nous y faire entrer ?

— Je vais essayer, soupire Chayyim. Le roi Nask n'est pas connu pour son hospitalité.

— Mais il vous attend, n'est-ce pas ? insisté-je, soudain soupçonneux.

Et j'ai raison de l'être car ma phrase est accueillie par une grimace dubitative. Aussitôt, je me redresse sur les coudes en lançant un regard abasourdi à mon compagnon.

— Attendez, vous vous foutez de moi, là ? On a fait tout ce voyage pour qu'au final vous ne soyez même pas attendu dans ce foutu royaume ?

— Surprendre le roi était la meilleure option. Il ne s'attend pas à ma visite, mais croyez-moi, il vaut mieux que ce soit le cas.

— Vous allez finir par me dire pourquoi vous devez rencontrer ce type ?

— Non.

Ma lèvre supérieure se retrousse sur mes crocs.

— Je vous jure que je vous balancerai dans le prochain lac qu'on croise, le menacé-je en me rallongeant sur le dos.

— Faîtes encore cela et je vous coupe les couilles.

Sa répartie me surprend tellement que j'ouvre grand les yeux en éclatant de rire, stupéfait de l'entendre proférer de telles vulgarités.

— Oh putain, hors de question ! gloussé-je. Quelle tragique perte pour l'humanité !

Mes yeux pétillants croisent le regard amusé de Chayyim et je ne peux que me féliciter une nouvelle fois de cette complicité qui semble se créer entre nous.

— Au fait, je ne vous ai pas demandé ; qu'est-ce qu'il y avait écrit sur le papier que vous montriez partout aux Pleureuses ?

— Oh ça...

Chayyim ouvre sa bourse pour en sortir la feuille jaunie qu'il tendait partout la veille. Je l'attrape et commence à déchiffrer l'écriture soignée qui la noircit.

— Caleb Yama'hlao, cite-t-il d'un ton indifférent. Grand propriétaire terrien et Imminent incontesté. Accessoirement, le cousin de mon mari. Cette invitation nous est parvenue il y a des mois, je savais bien qu'elle finirait par m'être utile.

J'accueille ses explications d'un sifflement admiratif avant de lui rendre le papier.

— Et personne n'a cherché à vérifier que vous étiez bien la personne à qui était adressée l'invitation ? je m'enquiers avec étonnement.

— On ne discute pas une missive signée des Imminents. S'il s'avère que la personne qui en est en possession avait raison, ceux qui ont mis sa parole en question seront immédiatement pendus.

— Pratique.

Je ne m'habituerai jamais à la facilité avec laquelle les puissants de ce monde obtiennent ce qu'ils souhaitent. Ce qui me demanderait sueur et larmes ne leur nécessite qu'un battement de cils. Tout est si foutrement injuste.

Je me rallonge sur le dos pour contempler les étoiles qui scintillent au-dessus de nous. Demain, nous serons à De'moa, Chayyim sera accueilli en grandes pompes et moi... on me rappellera une nouvelle fois mon statut inférieur. Étrangement, alors que j'ai toujours affirmé que notre côtoiement forcé m'irritait, la perspective de perdre ces moments privilégiés, où nous pouvons être nous-mêmes sans qu'un souci de hiérarchie ne vienne ternir notre relation, me crispe l'estomac. Chayyim ressent-il la même chose ?

Silencieux, je tourne la tête vers lui. Allongé sur le flanc, à l'autre bout de la cape, il me tourne le dos et frissonne de tous ses membres. J'ignore s'il appréhende demain, mais s'il y a bien une chose qui ne laisse place à aucun doute, c'est que son corps, tout résistant soit-il, atteint ses limites.

Pendant plusieurs secondes, j'observe ses épaules se contracter et son dos tressauter tandis qu'il se replie sur lui-même. Avec une certaine tendresse, je réalise alors que cet homme possède une force mentale exceptionnelle. Je le savais déjà, évidemment, mais à le voir là, tout tremblotant, refusant de se plaindre parce que sa droiture lui chuchote qu'il mérite ce sort, je prends conscience qu'il est réellement prêt à tout pour achever sa mission, que son dévouement ne connaît aucune limite. Est-ce seulement par gaîté de cœur ou bien culpabilise-t-il de ne pas être l'oméga que tout le monde attendait ?

J'étouffe un soupir et, sans plus réfléchir, je me rapproche de lui pour caler mon torse contre son dos. Lorsque nos deux corps entrent en contact, le sien se raidit brusquement et je l'aperçois tourner la tête pour tenter de croiser mon regard.

— Je ne fais que vous réchauffer, grogné-je d'une voix ensommeillée. Vous ne risquez rien.

Mes paupières soudainement lourdes de sommeil m'incitent à m'endormir, mais les muscles bandés contre moi m'en empêchent. Soupirant cette fois d'agacement, je passe mon bras en travers de son ventre pour le rapprocher de moi puis cale plus confortablement ma joue contre la cape qui nous sert de couche.

— Dormez maintenant, intimé-je plus catégoriquement. Vous allez avoir besoin de toutes vos forces demain.

Chayyim hésite encore un instant, mais je sens ses membres se détendre progressivement entre mes bras. Sans un mot, il attrape mon deuxième bras, coincé entre nos deux corps, pour l'amener sous sa nuque et cale ensuite son visage dans le creux de mon coude. Cette proximité exacerbée manque presque de me faire rougir. Pendant un moment, j'ouvre grand les yeux et fixe son dos, le cœur battant à tout rompre.

J'ai déjà dormi collé à mes amis, la chaleur humaine est la plus efficace lorsqu'on voyage dans les îles glacées. Mais ce genre d'étreinte, aussi tendre et intime, me bouleverse au plus profond de mon être. J'ignore s'il le fait consciemment ou non, mais Chayyim se blottit davantage contre mon torse, soupirant d'aise lorsque ma chaleur l'enveloppe entièrement, et au bout d'à peine deux ou trois minutes, il s'endort profondément. Alors que je respire le plus doucement possible par peur de troubler sa quiétude, une douce odeur me parvient, à la fois suave et corsée, sur laquelle je ne parviens pas à mettre des mots. C'est comme si, au lieu de solliciter mon odorat, elle faisait directement appel à quelque chose blotti au fin fond de ma poitrine, qui se réjouissait d'être enfin en contact avec cette nouvelle fragrance.

Décontenancé, j'ignore si la chaleur qui brûle mes joues découle d'une certaine forme de désir envers ce corps masculin pressé contre le mien ou de l'émotion que me cause la sensation d'être en totale harmonie avec cet homme, cette impression que plus aucune barrière ne s'érigent entre nous et que nous nous accordons la plus totale des confiances.

Et peut-être que finalement, c'est un peu le cas.



NDA : Chapitre un peu court, de transition. Pour compenser, j'essaierai de poster le prochain rapidement :)

Au fait, je ne vous ai jamais demandé, mais à quel moment de la journée lisez-vous généralement sur Wattpad ? Selon vos réponses, j'aimerais bien adapter ma programmation des chapitres, histoire qu'ils apparaissent au moment où mes lecteur.ices sont connectés.


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