𝟤𝟫. 𝒟é𝒷𝓊𝓉 𝒹𝓊 𝒸𝒶𝓁𝓋𝒶𝒾𝓇𝑒
Le contremaître qui nous reçoit tient plus de l'alpha que du bêta ordinaire. Aussi grand que moi, il possède des épaules larges comme une table d'auberge et un visage hideux, asymétrique, balafré de toute part. J'ai à peine le temps de lui jeter un coup d'œil furtif, mais cela suffit pour remarquer l'affaissement de la moitié gauche de sa face, ce qui lui confère une expression à la fois idiote et inquiétante.
En apercevant Chayyim, il bombe le torse et croise ses bras gigantesques sur sa poitrine, l'air de dire qu'il peut nous écraser en un claquement de doigts.
— C'est tout ? gronde-t-il d'une voix rocailleuse.
J'imagine que sa phrase fait allusion à ma personne, et je commence à en avoir franchement marre d'être considéré comme une sous-merde. Si je n'étais pas enchaîné et aussi terrifié, je lui aurais écrasé mon poing dans la gueule, histoire d'immobiliser l'autre moitié de son visage.
— C'est tout, confirme Chayyim sans se démonter. Mais c'est de la marchandise de première qualité.
Un reniflement méprisant lui répond et l'homme s'approche de moi, manquant de peu de bousculer mon compagnon de route. En l'espace d'une seconde, je me retrouve la tête tirée vers le haut, deux énormes doigts enfoncés au plus profond de ma gorge. L'intrusion est si brusque qu'elle me provoque un haut-le-cœur, et je manque de dégueuler sur le colosse qui me toise avec le plus poisseux des dégoûts. Les yeux larmoyants, je subis son inspection en résistant à la tentation de lui déchiqueter les phalanges de mes crocs.
— Bonne dentition, murmure-t-il pour lui-même.
L'instant d'après, sa main calleuse enserre ma mâchoire, la tournant brusquement à gauche puis à droite pour m'inspecter sous tous les angles. La rage qui bouillonne dans mon estomac est telle qu'elle commence à transparaître sur mon visage et, alors qu'il s'apprête à arracher mon pantalon pour observer l'état de mes jambes, Chayyim intervient soudainement.
— Cela suffit ! ordonne-t-il de sa voix impérieuse. Je sers fidèlement les Imminents depuis des années et ils savent que ma marchandise est de première qualité. Malmenez-la encore ainsi et vous le regretterez.
Le géant prend son temps pour me relâcher, une lueur mauvaise tapie au fond de ses yeux luisants. Sa grande main rabat brutalement ma tête vers le bas et j'entends ma nuque craquer de mécontentement sous le mouvement. Mes dents se mettent à grincer bruyamment.
— Vous croyez qu'c'te merde est ici pour quoi ? crache le colosse en se repositionnant face à Chayyim. J'me branle de qui vous êtes, c'est moi qui choisis quels animaux travaillent pour moi. Alors si un p'tit contrôle de routine risque de le briser en deux, vous pouvez rapporter vot' merde d'là où elle vient.
— Je l'ai dit et je le répète, cet alpha est plus compétent que tous les déchets que vous avez ici. Les Imminents m'ont demandé eux-mêmes de l'apporter ici.
A ces mots, il colle le papier qu'il exhibe depuis que nous avons pénétré dans les Pleureuses sous le nez du contremaître puis durcit davantage sa voix.
— Retiens-moi une seconde de plus ici et je te promets que tu seras le prochain à être accroché à un joli pieu.
Je devine que l'assurance méprisante dont fait preuve Chayyim ne plaît pas au géant. Pourtant, à ma grande surprise, ce dernier ne rétorque pas et se contente de se décaler pour nous laisser passer.
— Rends toi au Sud pour le défilé d'demain, grogne-t-il avant de faire volte-face.
Chayyim acquiesce et nous reprenons alors notre route tandis que je me demande de plus en plus ce qui se trouve sur ce foutu papier. D'où sort-il d'ailleurs ?
Les chemins qui traversent les mines sont jonchés de pierres saillantes et de résidus de minerais qui déchirent la plante de mes pieds. Au bout de quelques minutes, je laisse des empreintes sanglantes derrière moi et je bénis ma nature d'alpha qui, à défaut de m'éviter la douleur, retarde cette dernière.
J'ignore combien de temps nous parcourons ces collines désolée, sûrement cela ne dure-t-il que quelques heures, mais j'ai l'impression de marcher depuis deux jours. Le collier en fer pèse sur mon cou, m'obligeant à ployer la tête en avant tandis qu'une douleur aiguë irradie de ma nuque. Je me sens plus vulnérable que jamais et j'ai horreur de cette émotion contre laquelle je me suis tant battu. J'ignore comment Chayyim compte nous faire sortir d'ici, mais par pitié, qu'il le fasse vite !
A la nuit tombée, nous arrivons enfin de l'autre côté des Pleureuses. La zone est truffée de gardes qui arpentent inlassablement le moindre sentier à la recherche d'esclaves en fuite, tout en sachant très bien que cela ne risque pas d'arriver.
Mon compagnon de route se dirige vers une cahute sous laquelle sont assis trois gardes en train de jouer aux cartes, se disputant par la même occasion une cruche de vin qu'ils engloutissent par longues gorgées. Autour d'eux, leurs camarades alternent les rondes de surveillance sans se soucier que certains manquent à leurs obligations.
Impassible, Chayyim s'approche de ces derniers comme s'il les avait toujours connus.
— Je viens pour le défilé de demain, annonce-t-il calmement. Où est-ce que j'peux attacher celui-là ? Je meurs de soif.
Il me désigne d'un vague geste de la main que suivent trois regards répugnés.
— Range-le derrière, avec les autres, répond l'un des hommes en désignant un enclos situé à quelques pas de la cahute. Tu sais jouer aux Trois Rois ?
— Je suis le meilleur, affirme Chayyim avec un petit sourire.
Les gardes semblent apprécier sa réponse puisqu'ils le mettent au défi de les affronter, et je comprends soudainement que nous allons être séparés pendant plusieurs heures. L'angoisse me submerge l'estomac, mais je me force à la ravaler. Ce n'est pas comme si j'avais d'autre choix de toute façon.
Sans parler davantage, Chayyim contourne la cahute en me tirant derrière lui et je ne peux que contempler vainement la cape qui se balance au gré de ses pas. J'aurais aimé que nous puissions parler, qu'il m'explique plus en détails son plan dont je ne comprends pas les rouages. Quel est ce putain de papier ? De quel défilé parle-t-il ? Pourquoi semble-t-il au courant d'événements qui m'échappent ?
Perdu dans ces questionnements, je ne réalise qu'au dernier moment que nous nous trouvons désormais face à un enclos si étroit qu'il n'aurait pu accueillir plus de quinze moutons. Et pourtant, recroquevillés dans la poussière et la tête rentrée dans leurs épaules, une quarantaine d'alphas s'y entasse péniblement, les bras recouverts de croûtes et de tatouages punitifs. Lorsque nous arrivons, aucun d'eux ne lève son visage vers nous, tout comme aucun ne bronche quand Chayyim demande à un garde d'ouvrir l'enclos pour que j'y pénètre. L'espace d'un instant, mon regard croise le sien et je crois y discerner une lueur désolée qui s'évanouit aussi vite qu'elle est apparue.
Tout en m'efforçant de ne pas me faire remarquer par les gardes, je lui lance une œillade meurtrière et dirige ma rancœur vers lui en espérant qu'il en ressente la puissance. Cela semble fonctionner puisque je l'aperçois froncer brièvement le nez avant d'esquisser un pas en arrière puis de disparaître dans la nuit.
Satisfait, je tente de m'asseoir entre deux de mes congénères dont les corps sont si meurtris que je me demande comment ils peuvent encore marcher. Un lourd collier en fer entrave le cou de chacun d'entre eux et certains toussent en enfonçant leur poing dans la bouche pour étouffer le bruit. Mes dents se mettent à grincer lorsque je comprends que ce comportement est vain. Il est évident que la maladie doit rôder dans les mines, et si le corps des alphas est bien plus résistant que la moyenne, celui d'un alpha qui s'épuise au travail des mines ne doit pas l'être. Se cacher ne sert à rien, les gardes finiront pas repérer ceux qui sont malades et alors... leur vie se terminera aussi pitoyablement qu'elle a commencé.
Abattu, je me cale contre la planche mal découpée qui s'enfonce dans mon dos pour tenter de gagner un peu de place. J'ignore ce qui m'attend demain, mais je sais que je n'oublierai jamais mon passage par les Pleureuses.
***
Lorsque les coups des gardes se mettent à secouer l'enclos le lendemain matin, le soleil n'est encore qu'une vague lueur à l'horizon, pas suffisante pour me permettre de distinguer les traits de mes camarades d'infortune. Tandis que les cris fusent de tous les côtés, je me redresse en grimaçant, gêné par la douleur qui irradie du milieu de mon dos. En dépit de ma volonté de rester éveillé, j'ai fini par m'assoupir deux ou trois heures contre cette planche qui me rentrait dans la colonne vertébrale, et je regrette désormais de m'être laissé aller comme ça.
La tête dans un étau, j'imite machinalement les autres alphas, tentant d'adopter une posture aussi soumise que la leur. Une fois hors de l'enclos, les gardes nous attachent deux par deux puis nous poussent vers un petit sentier rocailleux qui s'enfonce à travers des collines. Le bruit des chaînes qui s'entrechoquent est assourdissant mais a l'avantage de couvrir les insultes qui pleuvent sur nous. Devant moi, j'aperçois un gamin trébucher, ce qui lui vaut immédiatement un coup de fouet dans le dos. Le petit ne bronche pas et j'enfonce mes ongles dans mes paumes de main pour en faire autant. Bordel, je meurs d'envie de tuer tous ces fils de pute qui hurlent de rire lorsque l'un d'eux parvient à foutre un esclave à genoux.
Au bout d'une heure, nous dépassons le dernier puits et les gardes s'arrêtent. Le soleil éclaire désormais le paysage d'une lueur pâle, froide, me rappelant que je ne suis pas assez couvert, même pour un alpha. Réprimant un frisson, je glisse le regard vers une rangée de pieux couchés dans l'herbe et mon sang se glace. Nous n'allons tout de même pas...
— Foutez-vous par groupe de quatre, bande de salopes ! s'écrie un garde en poussant du pied l'un des alphas. Et bougez-vous l'cul, j'ai pas qu'ça à foutre de ma journée !
Nous obtempérons en silence et mes yeux cherchent Chayyim par réflexe. Je finis par l'apercevoir, posté un peu en retrait, fièrement enveloppé dans sa cape de laine noire dont il a rabattu la capuche sur sa tête pour dissimuler le plus possible son visage. Nos regards se croisent une fraction de seconde et je comprends que le même désarroi nous habite, bien qu'il n'en montre rien.
Mes dents se serrent. De plus en plus, je commence à penser que ce plan était une mauvaise idée.
Les chaînes qui serrent mon cou et mes poignets entravent mes mouvements, rendant chaque action dix fois plus difficile qu'elle ne devrait l'être. Pendant près de trois heures, nos corps éprouvés par les mauvais traitements s'activent pour enfoncer des pieux tous les quinze pas, de chaque côté du chemin. Mon estomac se retourne à chaque coup que je donne pour enfoncer l'un d'entre eux dans la terre, comme si je scellais ainsi mon propre destin. Et d'un certain point de vue, c'est le cas. Mes compagnons d'infortune savent aussi bien que moi ce qui les attend une fois que nous aurons achevé notre tâche. Tous connaissent l'utilité de ces pieux acérés.
Pourquoi ne réagissent-ils pas ? Il n'y a qu'une vingtaine de gardes, peut-être pourrions-nous tous nous soulever et en venir à bout...
Je jure soudainement lorsque le marteau que je manie s'écrase sur mon pouce. Qui suis-je pour avoir de telles pensées ? Est-ce parce que je ne suis pas brisé que je suis capable de fomenter des plans aussi ridicules ? Nous n'aurions aucune chance, même avec moitié moins de gardes. Tout d'abord, ces derniers sont armés jusqu'aux dents, nous ne le sommes pas. Si je peux encore me mouvoir comme je l'entends et que mes côtes ne traversent pas ma peau, ce n'est pas le cas de mes camarades, tous dans un état bien plus pitoyable que le mien. Auraient-ils seulement la force de se soulever ? De toute façon, la question ne se pose pas. Ils sont brisés, cela devrait suffire à me faire ravaler ma stupide colère.
La sueur qui ruisselle sur mon front me brûle les yeux. Autour de moi, les collines désolées se sont faites rares, laissant place à une longue plaine gelée qui s'étend jusqu'à De'moa. Savoir que nous sommes si proches du but sans pouvoir l'atteindre est frustrant, et je devine que Chayyim doit prendre sur lui pour contenir son impatience. Bordel, j'espère que nous sortirons d'ici vivants.
A Beana'h, le soleil n'atteint jamais son zénith. Après une montée paresseuse au-dessus des collines, il stagne quelques heures ici, projetant sa lueur faiblarde sur les Pleureuses avant de se recoucher, épuisé par le risible effort qu'il a fourni. J'ai horreur de cette ambiance glacée, à demi-éclairée, où il est impossible de déterminer à quel moment de la journée nous sommes tant ils se ressemblent tous. J'ai horreur de cette luminosité basse qui donne l'impression que même la nature est trop fatiguée pour accomplir pleinement ce qu'elle est censée faire.
Perdu dans mes protestations intérieures, je mets quelques secondes à apercevoir les gardes s'avancer en ligne vers nous. Je n'ai que le temps de me redresser, les sens en alerte, que leurs lances transpercent les corps de mes compagnons.
NDA : J'enchaîne les chapitres tragiques, je suis désolée ! J'avais prévenu que l'univers était sombre... J'espère quand même que ça vous plaît toujours, promis il y aura, plus tard, des moments plus légers !
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