𝟤𝟦. 𝒞𝑜𝓃𝒻𝒾𝒹𝑒𝓃𝒸𝑒𝓈
Je me suis retenu de vomir pendant les quatorze heures qu'a duré la traversée. Agrippé aux rames comme un mendiant à son bout de pain, je me suis concentré sur le tiraillement de mes épaules pour ignorer celui de mon estomac malmené par les remous.
Zia, la gamine aux cheveux immaculés, m'observait d'un œil réprobateur, veillant à ce que je ne salisse pas son précieux bien. Jusqu'à la nuit tombée, j'ai subi ses menaces et ses railleries sans jamais pouvoir riposter, trop soucieux de ne pas régurgiter mes tripes sur ses pieds minuscules. A posteriori, sûrement l'aurait-elle mérité !
Chayyim s'est assoupi après trois heures de traversée. Dur au mal, il s'est d'abord porté volontaire pour ramer avant de me laisser la place pour que je puisse me changer les idées. C'est lorsque sa tête s'est abattue dans mon dos que j'ai pris conscience de la fatigue qui devait alourdir ses membres depuis la veille. Obnubilé par ma propre personne, je n'avais pas réalisé qu'il n'avait pas dormi depuis près de trois jours, et je l'ai donc laissé s'appuyer de tout son poids contre moi, même si son crâne s'enfonçant dans le bas de ma colonne était foncièrement désagréable.
Nous avons accosté sur les plaines glacées de Beana'h en pleine nuit, alors que les nuages commençaient à dissimuler les étoiles. J'ai béni cette obscurité qui nous a permis d'amarrer la barque en toute discrétion, sans aucun regard inquisiteur pour rapporter notre arrivée à la capitale. Je sais que personne ne s'attend à la venue de L'Oméga et qu'une barque de pêcheur rentrant au port en pleine nuit n'a rien de véritablement suspect, mais je ne peux m'empêcher d'être méfiant. J'ignore de quelle mission est investi Chayyim, mais si elle est aussi primordiale qu'il le rabâche, certains auraient tout intérêt à entraver son arrivée à De'moa.
La température dans cette partie de l'île rivalise avec celle d'Ano'h. Après avoir payé Zia, nous nous sommes enfoncés dans la forêt gelée qui s'étend jusqu'à Bala et je ne sens déjà plus mes orteils.
D'un commun accord, nous avons refusé de nous arrêter pour dormir, conscients que cet assoupissement pourrait causer des séquelles tragiques sur nos corps frigorifiés. Il nous faut marcher. Ne pas nous arrêter. Surtout ne pas s'abandonner au froid.
Désormais remis de ses émotions, mon estomac crie famine depuis de longues heures et ses plaintes accompagnent notre marche. Mes yeux ont beau fureter autour de moi, je n'aperçois aucun animal et n'entends aucun son venant trahir la présence de gibier. Bordel, je meurs de faim...
— Tenez.
La voix de mon compagnon m'oblige à me retourner et je l'aperçois me tendre un petit mouchoir.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? interrogé-je en fronçant les sourcils.
— De quoi calmer les hurlements désespérés de votre ventre.
Je déballe le petit paquet improvisé dans le tissu et découvre deux petits biscuits secs, plus durs que de la pierre, mais foutrement appétissants en ce moment de famine intense. J'en enfourne un dans ma bouche et tends l'autre vers mon interlocuteur.
— Tenez, l'intimé-je. Prenez l'autre.
— Je n'ai pas faim.
— M'en fous. Prenez l'autre. J'ai aucune envie de vous porter si vous vous écroulez d'épuisement.
Chayyim attrape le biscuit à contrecœur puis me lance un regard noir.
— Vous continuez à me croire plus faible que vous, m'accuse-t-il d'un ton rêche.
— Absolument pas. Vous ne faîtes que m'impressionner depuis que nous avons quitté Ma'la. Il n'empêche que votre corps n'est pas aussi résistant que le mien et que vous avez besoin de reprendre de l'énergie. Utiliser votre magie sur Ano'h vous a épuisé, n'est-ce pas ?
Les yeux étoilés s'écarquillent légèrement et je ricane, suffisant.
— Je vous rappelle que je n'ai que très peu confiance en vous, je vous observe constamment. J'ai bien vu que vous êtes affaibli depuis notre départ d'Ano'h. Comment ça fonctionne, ça aspire votre énergie vitale ?
Le concerné prend le temps de grignoter son biscuit et je devine qu'il retarde sa réponse. Sauf que je commence à comprendre comment il fonctionne, et s'il croit que je vais laisser tomber, il peut s'embrocher sur sa ridicule épée.
— Alors ? insisté-je.
Chayyim soupire en rabattant en arrière ses boucles de jais.
— La magie est un sujet complexe... que moi-même je ne maîtrise pas parfaitement.
— Mais elle éprouve votre corps.
— Je vous l'ai dit, aucune magie ne vient sans compensation. Si je veux l'utiliser pour ramener de la vie en quelqu'un, je dois puiser cette dernière ailleurs.
— Vous pouvez ramener des morts à la vie ?
Je ralentis le pas pour me retrouver aux côtés de mon compagnon et nous nous enfonçons plus profondément dans la forêt.
— Non, je peux guérir des blessures ou calmer une infection, mais il m'est impossible de contrer la mort.
— Parce que vous êtes trop faible ou parce que c'est totalement impossible ?
— Je l'ignore... Il existe de très vieilles histoires mettant en scène des omégas ramenant des morts à la vie ou ramenant force et vitalité dans des plantations complètement dévastées par la maladie. Sûrement que mes ancêtres pouvaient faire cela... J'en suis incapable, je suis désolé.
Un silence accueille sa confession et je sais que nous pensons tous deux à mes amis morts pitoyablement sur Ano'h. Ma gorge se serre lorsque l'image du corps déchiqueté de Ronh se matérialise dans mon esprit, mais je me force à déglutir pour empêcher la tristesse d'obstruer mon œsophage.
— Du coup, comment vous faîtes en général ? je reprends d'une voix plus rauque.
— Je n'utilise que très peu ma magie, nuance Chayyim. Seulement en cas d'extrême urgence. Vous l'avez vu, cela affaiblit mon corps. Je peux transférer la vie d'une chose à l'autre, mais cela demande énormément d'énergie et je maîtrise mal le processus. Sinon, lorsque je n'ai aucune autre source de vie à disposition, j'utilise mon propre corps.
— Comme vous avez fait pour nous guérir, Hassan et moi ?
— En effet.
— Que se passe-t-il exactement quand vous faîtes ça ?
— Je transfère mon énergie vitale à la personne que je touche, explique mon compagnon en resserrant sa cape abîmée autour de son cou. Seulement, cela me laisse des séquelles. Vous avez vu les tâches sur ma peau, elles sont de cruels rappels qu'il ne faut pas jouer avec les lois de la Nature.
— Vous ne vous en remettez jamais complètement ?
— Non, je ne crois pas cela soit possible. Si j'utilise ma propre énergie vitale trop longtemps, je vais empoisonner mon sang petit à petit, ronger mes organes et fissurer mes os. Il me faut beaucoup de temps pour me remettre de cela, bien plus qu'un alpha.
— C'est douloureux ?
— Affreusement, reconnaît Chayyim.
Mon regard s'attarde sur la ligne légèrement retroussée de son nez et sur la couche de saleté qui recouvre ses tempes. Raconter son histoire n'a pas fait tressauter un seul de ses traits et il conserve cette même expression grave, sévère, qu'il semble incapable d'abandonner. Son austérité m'agace et me rend admiratif à la fois parce que je sais qu'elle est la conséquence d'une trop grande souffrance. Aussi désagréable que ce type soit, il est courageux. Incroyablement courageux.
— Et vous ?
Sa question me fait arquer un sourcil et mon corps se raidit par réflexe, méfiant.
— Comment ça, « et moi » ? rebondis-je en plissant les yeux.
— Quelle est votre histoire ?
— Depuis quand un alpha a une histoire ? grogné-je d'un ton accusateur.
— N'évincez pas le sujet. Je me suis ouvert à vous, j'aimerais que vous en fassiez de même.
— Ah parce que maintenant je vous suis redevable ?
— Oui, mais je suis surtout foncièrement curieux de connaître votre parcours de vie.
Un sifflement agacé franchit la barrière de mes lèvres et j'allonge inconsciemment le pas, fuyant cette conversation que je ne tiens pas du tout à avoir.
— Commençons par des choses simples, s'entête Chayyim que mon accélération n'a pas le moins du monde impressionné. Quel âge avez-vous ?
— Je l'ignore, grimacé-je. Une trentaine d'années, peut-être plus. Ce n'est pas le genre d'élément important dans la vie d'un alpha.
— D'où venez-vous ?
— Avez-vous vraiment besoin de savoir tout cela ?
Seule la fixité des yeux étoilés me répond et je grince des dents devant l'obstination de leur propriétaire.
— Je suis né sur Ho'na, grommelé-je à contrecœur. J'y étais lorsque la Bulle est apparue.
Mon interlocuteur garde le silence, mais je devine qu'il compatit déjà avec la malchance de ma vie, et honnêtement, je ne suis pas certain d'apprécier.
— On m'a déporté à Coma'hl, j'ai été vendu comme esclave, je me suis enfui puis j'ai rejoint la horde, éludé-je. C'est tout.
— Quel âge ?
Je jette un coup d'œil impatient à Chayyim et pince les lèvres en répondant.
— Comment ça ?
— Quel âge aviez-vous... lorsque vous avez été vendu comme esclave ?
— A peine six ans.
Cette fois, il se stoppe complètement, portant sur moi un regard aussi indéchiffrable que perturbant. Une aura de colère émane faiblement de son corps et j'aperçois l'un de ses poings serré contre sa cuisse. Sa soudaine compassion me dégoûte autant qu'elle me laisse pantelant. Personne ne s'est jamais insurgé contre les malheurs qui ont régi mon existence, personne ne s'est jamais indigné que l'on m'ait volé ma liberté. Même au sein de la horde, personne ne parlait véritablement du passé ; nous avions tous à peu près le même, pourquoi se morfondre sur l'un plus que l'autre ? Entre nous, le seul mot d'ordre était d'avancer. De continuer à vivre. De tourner le dos aux événements tragiques qui nous avaient poussés vers la horde. Nous ne nous sommes jamais vraiment confiés sur ce qui nous était arrivé, à quoi bon ? Le passé ne peut être changé.
Mais aujourd'hui, je sens que la donne est différente. Aujourd'hui, quelqu'un se soucie véritablement de ce qui m'est arrivé et le fait que ce soit cet oméga insupportable me bouleverse au plus profond de mon être. Que lui importe les malheurs que j'ai traversés ? Se sent-il coupable de n'avoir pu les empêcher ? Ridicule, il n'était même pas né...
Je ne comprends pas... Je ne comprendrai jamais cette foutue pitié qui le pétrit de toute part. Comment peut-on compatir avec tous les malheurs du monde ? Lui aussi a souffert, je le devine bien. Alors pourquoi ne se soucie-t-il pas plutôt de lui ?
Cet homme est si différent de moi, je devrais continuer à le mépriser et à le repousser loin de moi. Pourquoi suis-je donc envahi par ce besoin irrépressible de rester à ses côtés ?
NDA : OOOOKK je suis de retour ! Hello la compagnie, j'espère que vous n'aurez pas trouvé cette attente trop longue !
J'espère aussi que ce chapitre vous aura plu. Il n'est pas très long, mais j'en sortirai un autre la semaine prochaine donc restez aux aguets :)
Merci d'être toujours là, ça me fait chaud au cœur ♥
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