𝟤𝟥. 𝒞𝒽𝒶𝓃𝑔𝑒𝓂𝑒𝓃𝓉 𝒹𝑒 𝓅𝑒𝓇𝓈𝓅𝑒𝒸𝓉𝒾𝓋𝑒


La crique dans laquelle nous avons dormi est cerclée de rochers saillants qui s'enfoncent dans la mer en stoppant brutalement la progression des vagues. Des gerbes d'écume sont régulièrement projetées sur le rivage et leur fraîcheur a quelque chose d'apaisant lorsqu'elle atteint mon visage.

Quelques pêcheurs ont amarré leur bateau sur la grève et déchargent les caisses de poissons remplies dans la nuit. Au milieu de toute cette agitation, des silhouettes chétives et courbées profitent de la clarté de l'aube pour se faufiler vers les montagnes, plus discrètes et insignifiantes que des ombres. Je devine qu'il s'agit de réfugiés de Beana'h nourrissant le fol espoir d'obtenir de meilleures conditions de vie ailleurs. Certains sont de pauvres paysans dont les champs ont été ravagés par le blizzard ou les maladies et qui, au péril de leur existence, tentent la traversée dans l'espoir de rejoindre Lem'ha. D'autres sont des criminels recherchés par les autorités de Beana'h ou des pauvres hères à qui on incombe plusieurs délits. Quelle que soit leur histoire, tous espèrent rejoindre le royaume de Lem'ha et descendre au Sud afin de trouver du travail et survivre un peu plus longtemps.

Un reniflement méprisant m'échappe en suivant du regard ces corps éprouvés par la vie. Sûrement ignorent-ils qu'une Bulle vient d'apparaître et que leur traversée vers Lem'ha en est compromise. Comment vont-ils réagir en l'apprenant ? Leurs états physique et psychologique doivent déjà être terribles... Certains n'y résisteront pas.

— Allons demander à cet homme de nous faire traverser, lance soudain Chayyim – délaisser les honorifiques me ravit autant que cela me perturbe, et je ne pense pas pouvoir encore l'appeler ainsi à voix haute.

J'acquiesce et nous nous dirigeons vers un vieux pêcheur amarré un peu en retrait des autres. Sa barque vide se balance doucement au gré des flots et lui, assis sur le banc vermoulu qui traverse cette dernière, mâche distraitement du cacha, une plante médicinale connue pour ses effets apaisants.

Lorsqu'il nous voit approcher, ses yeux rougis par le froid et le sel se posent sur nous mais son visage vallonné de rides sales reste impassible.

— Est-il possible de nous faire traverser jusqu'à Beana'h ? demande mon compagnon de route.

Le concerné ne bronche pas, se contentant de nous fixer longuement. Un vieux bonnet en laine aux mailles épaisses tombe sur son front et les commissures de ses lèvres ploient lourdement vers le bas. Son regard inexpressif éveille un certain malaise en moi et je me retiens de justesse de l'envoyer tester la salinité de la mer.

— Nous avons de quoi payer, précise Chayyim.

De nouveau, seul le silence nous répond. Mon compagnon doit sentir l'agacement émaner de mon corps car il se décale vers la gauche pour entraver ma vision du vieux fossile.

— C'est très urgent, reprend-il d'une voix plus ferme.

Le marin le dévisage pendant ce qui me semble être une éternité puis crache sa boule de cacha à nos pieds.

— Pas de traversée aujourd'hui, marmonne-t-il en dévoilant ses dents noirâtres. Mer trop agitée.

— Écoutez, m'impatienté-je, vous allez nous faire traverser ou je vous promets que je vous explose la...

— Ce que mon compagnon essaie de dire, me coupe Chayyim en me lançant un regard sévère, c'est que nous avons largement de quoi vous payer une semaine de labeur. Vous n'êtes pas sans savoir qu'une Bulle vient d'éclater au Nord de l'île. Vous feriez mieux de rentrer directement à Beana'h, aucun travail ne vous attend ici. Et je vous promets que vous serez récompensé.

L'homme sort une nouvelle boule de cacha et l'enfourne dans sa bouche, ignorant ostensiblement le discours de son interlocuteur. A la place, il nous jette un méchant regard et s'affaisse un peu plus sur le banc de sa barque.

— Pas de traversée aujourd'hui, répète-t-il d'un ton catégorique.

Alors que je m'apprête à copieusement l'insulter, une voix fluette retentit derrière moi.

— Moi je peux vous faire traverser.

Je me retourne et tombe face à une gamine haute comme trois pommes, au visage buriné par le soleil et à l'air effronté. Ses cheveux blancs sont coupés très courts et des tâches de rousseur recouvrent l'entièreté de ses pommettes.

— Me fais pas rire, gamine, m'esclaffé-je amèrement, tu ne sais même pas comment tenir correctement des rames.

Loin de s'offusquer, la concernée plante résolument son regard dans le mien et croise les bras sur sa maigre poitrine.

— Vous trouverez personne d'autre pour tenter le coup, assène-t-elle avec insolence. C'est vous qui voyez.

— Petite peste, tu crois vraiment que je vais foutre ma vie entre tes mains ? Retourne dans les jupes de ta mère !

— J'ai pas de mère. Par contre j'ai une barque, et vous n'en avez pas.

Choqué par sa répartie, je reste bouche bée tandis que ses yeux aussi bleus que la mer ne se détournent pas des miens. La gamine a beau avoir l'air sûre d'elle, je ne conçois pas qu'une si petite créature puisse affronter des flots aussi mouvementés, même si la traversée dure moins d'une journée.

Frustré par cet échange ridicule, je m'apprête à tourner les talons pour me diriger vers les autres marins lorsque j'aperçois l'ombre d'un sourire flotter sur les lèvres de Chayyim. La vision m'arrête net et je tourne brusquement la tête vers lui, persuadé d'avoir été victime d'une hallucination. Mais non.

Adossé contre un rocher, son outre à la main, il nous observe de ses yeux étoilés, les coins de la bouche légèrement étirés vers le haut. Lorsqu'il croise mon regard, ses traits tirés se détendent et il hausse un sourcil amusé en ma direction, l'air de me demander comment je compte me sortir de cette affaire. Une telle expression détendue sur un visage que je n'ai connu que fermé et sévère me surprend au plus profond de mon âme.

D'un coup, c'est comme si L'Oméga érigé au rang de quasi-divinité qui m'accompagne depuis plusieurs semaines avait disparu pour laisser place à un jeune homme d'à peine vingt ans, dont l'existence n'est en rien associée à la survie du monde. Soudain, il n'est plus qu'un gamin insouciant prêt à se foutre de ma gueule parce que je suis en train de me faire ridiculiser par une fillette, et je me sens stupide de ne pas avoir remarqué qu'une telle facette de sa personnalité se dissimulait derrière ses épaules alourdies par le poids des responsabilités.

Pourtant, son air amusé disparaît bien vite. En quelques secondes, ses traits ont retrouvé leur dureté habituelle et ses lèvres ne forment plus qu'une ligne dure, alourdie par la conscience de sa mission à accomplir. Mais il est trop tard. Il a beau avoir recouvert l'apparence à laquelle j'ai été habitué, je ne peux m'empêcher de porter un nouveau regard sur sa peau diaphane tachetée de bleu, sur ses boucles ébènes emmêlées par le vent et la sueur, sur le début de barbe qui grignote son menton et remonte sur ses joues, sur la ride soucieuse entre ses sourcils et sur la ligne saillante de sa mâchoire.

Chaque aspect de son être me semble désormais révéler le dilemme intérieur qui le ronge. Parce que je n'en doute plus. Au fond de lui, il est tiraillé. Tiraillé entre sa volonté de rétablir l'harmonie du monde et celle de vivre une vie simple, comme n'importe qui. Depuis quand ne s'est-il pas comporté naturellement ? Depuis combien de temps brime-t-il le moindre de ses désirs ?

Un coup d'œil de sa part me fait comprendre qu'il n'apprécie pas mon observation trop poussée. Son aura se gonfle de façon menaçante, mais je ne la crains plus autant qu'avant. A la place, je lui adresse un rictus moqueur et croise les bras sur ma poitrine.

— Ça vous amuse que cette gamine me tienne tête, pas vrai ?

Chayyim hausse les épaules et resserre la lanière de cuire qui maintient ses cheveux en arrière.

— Il ne m'est pas désagréable de vous voir dans l'embarras, reconnaît-il d'un ton détaché.

— Dîtes plutôt que vous vous en délectez !

— Je n'irais pas jusque là.

— Je vous ai vu sourire.

— Ça peut m'arriver, je suis humain, relève-t-il en me fusillant du regard.

— Jusqu'ici, vous n'en aviez pas l'air ! chantonné-je, trop ravi de le voir s'agacer.

— Vous devenez de plus en plus impertinent, siffle mon interlocuteur, visiblement énervé. Vous semblez oublier que je peux vous soumettre en une fraction de seconde.

— Et moi je pense que c'est vous qui...

— Bon, vous avez fini ? J'veux pas assister à votre dispute de couple si vous voulez pas qu'jvous fasse traverser.

La voix fluette de la gamine manque de me faire sursauter et je me retourne vers elle, atterré.

— Une dispute de... quoi ? m'étranglé-je d'une voix horrifiée.

La gamine me dévisage effrontément et pince ses lèvres craquelées par le froid.

— Vous vous disputez comme les vieux couples de mon village, répète-t-elle sans baisser le regard. Et moi, ça m'intéresse pas. Alors, j'vous embarque ou vous traversez à la nage ?

— C'est toi que je vais balancer à l'eau si tu continues à être aussi insolente, sifflé-je en m'approchant de la petite. T'iras dire bonjour aux requins.

— Il n'y a pas de requins dans cette zone, l'eau est bien trop froide. Vous y connaissez vraiment rien.

Un éclair moqueur traverse ses yeux bleus et je comprends qu'elle prend un malin plaisir à m'humilier devant Chayyim. Toutefois, si son impertinence me donne envie de lui enfoncer la tête sous l'eau, j'apprécie son assurance et sa débrouillardise. J'ai toujours eu une certaine affection pour les enfants tombés trop tôt dans le monde des adultes. Et je sens que cette petite en fait partie. Ce qui ne signifie pas que je suis prêt à placer ma vie entre ses mains maigrelettes.

— Fais nous traverser, intervient soudainement Chayyim, et tu seras grassement payée.

— C'est vingt cens par personne, assène la gamine en plissant ses yeux azurés.

— Vingt cens ? aboyé-je agressivement. Sale petite voleuse, tu veux te faire un cul en or ? Tu nous as pris pour des divinités de l'Ancien Temps ?

— J'en sais rien, mais j'vois très bien qu'il est riche, répond-elle en pointant Chayyim du doigt. Et très pressé d'atteindre Beana'h. Alors payez-moi et arrêtez de grogner comme un cochon.

Sur ces mots, notre nouvelle capitaine tourne les talons et se dirige de l'autre côté de la baie sans jeter un seul regard derrière elle. Confus – et quelque peu énervé – je glisse mon regard vers mon compagnon de route qui m'observait déjà. Lorsque nos yeux se croisent, il se contente de hausser les épaules, un léger rictus au coin des lèvres, puis d'emboîter le pas de la gamine.

Pendant quelques secondes, je reste immobile, les bras ballants, trop stupéfait pour remettre toutes mes idées en place. En l'espace d'un instant, j'ai l'impression que toute capacité décisionnelle m'a été retirée et que je ne suis plus maître de mon corps. Donc je vais affronter les flots aux côtés d'une brindille insolente et d'un oméga taciturne ? Quel beau trajet en perspective !

Traînant des pieds, je rejoins mon pauvre équipage et contemple avec scepticisme la barque qui est censée nous mener en vie de l'autre côté du détroit. Aussi grande que celle du marin que nous avons originellement accosté, elle est cependant en bien meilleur état, la coque nettoyée et les planches sans moisissure. A contrecœur, je dois bien reconnaître que la gamine prend soin de sa possession, et à voir avec quels gestes experts elle détache son embarcation et la met à flots, je commence à croire que nous allons peut-être atteindre Beana'h entiers.

Sans un mot, je m'installe aux côtés de Chayyim dont les cheveux sales s'emmêlent à l'arrière de son crâne. Mes yeux glissent vers sa tunique déchirée maculée de terre et je songe brièvement qu'il faudra que je lui en trouve une nouvelle lorsque nous accosterons de l'autre côté du détroit.

Mon compagnon surprend mon regard et hausse un sourcil interrogatif vers moi.

— Si vous sentez que vous allez rendre vos tripes, faites-moi le plaisir de vous pencher par-dessus bord.

— Je vais dégueuler sur vos bottes, c'est tout ce que vous méritez, grogné-je en balançant ma besace entre mes pieds.

Le concerné esquisse un rictus amusé puis se cale plus confortablement contre la coque. Ses yeux étoilés se rivent longuement à l'horizon et les rayons du soleil levant découpent gracieusement les traits de son visage sévère. Avec stupeur, je réalise alors à quel point cet homme est beau. D'une beauté inhabituelle, anormale même, mais d'une beauté à couper le souffle. L'agacement qu'il fait constamment poindre en moi m'empêche d'en prendre conscience, mais je ne peux nier qu'il est d'une élégance sans pareil. La clarté de l'aube met en valeur ses pommettes rougies par le froid et la ligne décidée de sa mâchoire. Ses lèvres pleines, bien que toujours encerclées de deux rides soucieuses, n'ont plus cette rudesse que je leur ai connue.

Dans une sorte d'hallucination ridicule, je me dis qu'il aurait pu me plaire, si les circonstances de notre rencontre avaient été différentes. S'il m'avait souri dans une taverne ou intercepté à l'entrée d'un bordel, sûrement me serais-je abandonné dans ses bras le temps d'une nuit. J'aurais enveloppé son corps du mien et serais parti à la découverte de sa peau diaphane sous laquelle roulent des muscles dessinés, éprouvés par l'effort. Je me serais fait un malin plaisir de vérifier si ce visage austère était capable d'afficher autre chose qu'un air grave, solennel, et si ce corps guindé d'honneur était capable de se soumettre au plaisir.

Chayyim devine-t-il ce qui se joue dans mon esprit ? A peine ai-je le temps de formuler cette pensée que ses yeux étoilés se reposent sur moi, troublants, inexpressifs. La fixité de son regard éveille un certain malaise en moi mais je refuse de couper court à ce contact visuel. Cet homme me perturbe, m'inspire autant crainte que mépris, autant curiosité que fascination, et pourtant, quelque chose au fond de moi me pousse à rester à ses côtés. L'appel de l'or ? Cela y joue, indéniablement. Mais au-delà de cela ? Est-ce ma nature d'alpha qui s'éveille près de lui ? Suis-je régi par un instinct que je ne contrôle pas et qui m'incite à le protéger quoi qu'il arrive ? Je l'ignore.

Aussi étrange soit-elle, cette relation m'extirpe de l'abyme de tristesse qui s'est creusé dans mon cœur. Cet homme n'est pas mon ami, il ne le sera jamais, mais sa présence à mes côtés me permet d'oublier un tant soit peu le drame qui s'est joué quelques jours auparavant. Aussi désagréable cela soit-il, j'ai encore besoin de sa présence, juste le temps de m'assurer que je ne vais pas sombrer. Juste le temps de rassembler mes esprits et d'endurcir mon cœur. Ne pas perdre une autre personne dans mon entourage. Ne plus me sentir aussi démuni.

— Kahn ?

La voix de Chayyim manque de me faire sursauter et je reporte mon attention sur son noble visage, éraflé de toute part.

— Merci de rester à mes côtés.

Et ces mots me troublent au plus profond de mon être.



NDA : Oookkk ça y est, j'ai enfin sorti ce chapitre ! Désolée pour l'attente, j'espère qu'il vous aura plu ! Honnêtement, j'en suis assez fière, j'aime bien le tournant que prend la relation entre Kahn et Chayyim (oui, moi aussi il m'a fallu m'habituer à dire " Chayyim " et non plus " L'Oméga ").

Comme d'habitude, n'hésitez pas à me faire part de vos avis ou de toute remarque et je vous dis à bientôt (j'espère) ♥

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