𝟤𝟤. 𝑅𝒶𝓅𝓅𝑜𝓇𝓉 𝒹𝑒 𝒻𝑜𝓇𝒸𝑒


Le silence qui s'est installé entre L'Oméga et moi est différent de ceux qui ont pu alourdir nos précédentes interactions. Loin d'être pesant, il me semble comporter en son sein les éléments qui me permettront de me rapprocher de cet homme si mystérieux.

— Vous ne vous contenterez pas de cela, n'est-ce pas ? finit par soupirer ce dernier en diffusant sa magie dans mon pied blessé.

— En effet, acquiescé-je avec un petit sourire satisfait. Je veux tout savoir de vous !

Une œillade sévère me répond mais cela ne suffit plus à me tendre. A la place, je lui adresse un rictus suffisant et me rallonge sur le sol en croisant les mains derrière ma tête. En dépit de mon apparente décontraction, je rive tout de même un regard soucieux sur ses mains qui émettent une étrange chaleur contre ma peau.

— Je vous écoute, déclaré-je calmement.

— Vous êtes invivable... Que voulez-vous savoir ?

— Ce que vous faisiez avant d'épouser le roi. Quelle était votre vie. Comment vous en êtes arrivé ici.

— Je suis né et j'ai grandi à Klan... On a découvert que j'étais un oméga vers mes treize ans, lorsque mes premières chaleurs se sont déclarées...

— Vos chaleurs ? le coupé-je avec consternation. Attendez... Ça existe encore ce truc ?

— Encore une fois, ma nature est différente de la vôtre. Lorsque je suis né, j'ai récupéré toutes les caractéristiques des omégas des siècles précédents, comme s'il ne s'était rien passé entre-temps. En revanche, les alphas ont évolué avec leur temps ; n'ayant plus d'oméga, il est donc normal que vous n'entriez plus en rut. Cela serait inutile.

— Donc qu'est-ce qui se passe lorsque vous entrez en chaleur ?

— Ai-je réellement besoin de l'expliciter ?

L'envie de le taquiner me prend soudain aux tripes, mais je la ravale, conscient que nous n'avons pas atteint ce degré d'intimité.

— Passons, je consens en grimaçant. Donc vous êtes entré en chaleur. Et on a directement compris que vous étiez un oméga ?

— A vrai dire... Pas vraiment. Je suis tombé très malade à cause de mes chaleurs et on a cru que j'allais mourir. Alors que j'agonisais sur les pavés, un médecin m'a ramené chez lui en pensant que je n'en avais plus pour longtemps. Vous comprenez, certaines personnes sont prêtes à payer très cher pour récupérer des organes humains en bonne santé... Sauf qu'au moment d'examiner mon corps, il a compris que quelque chose clochait et que je n'étais pas simplement malade. J'ignore comment il a compris... Moi-même je l'ignorais... Mais il a très vite réalisé qui j'étais. Et la nouvelle a filé au palais.

Son explication, quoiqu'un peu nébuleuse, me choque par sa simplicité. J'imaginais qu'il avait grandi dans une famille aristocratique de Ma'la et que ses parents avaient précieusement préservé sa nature afin de l'offrir au roi, pas qu'un médecin véreux l'avait récupéré dans la rue pour lui ouvrir le ventre. D'autant plus que je ne suis pas stupide, je devine que sa façon d'éluder certains détails de sa vie passée prouve que cette dernière n'était pas glorieuse.

Qui était vraiment ce gamin qui s'est écroulé de douleur sur les pavés ? Quel était son quotidien avant cela ? Si personne n'était là pour prendre soin de lui, cela signifie-t-il qu'il était un orphelin des rues comme tant d'autres, livré à lui-même et à la cruauté du monde ?

Je n'ose encore lui demander.

— Et ensuite ? l'incité-je à continuer.

— Ensuite tout s'est enchaîné, soupire-t-il. Les médecins du palais se sont relayés à mon chevet et m'ont examiné sous toutes les coutures pendant des semaines. Au début, je ne comprenais pas bien la ferveur que leur causait mon existence, je ne comprenais pas toutes ces attentions et je cherchais à les fuir à tout prix. Je me suis caché dans les ruelles crasseuses qui constituaient la périphérie de Klan et je suis parvenu à leur échapper pendant un mois. Mais les efforts déployés pour me retrouver étaient sans précédent. J'ai fini par être rattrapé et on m'a emmené au palais. J'ai été enfermé dans une cellule pendant près d'un an, le temps que les médecins aient analysé mon corps sous toutes ses coutures. Je les haïssais. Chaque fois que l'un d'eux tentait de m'examiner, j'essayais de le tuer avec tout ce que j'avais sous la main. A cause de mon agressivité, j'ai passé les derniers mois de mon enfermement sous sédatif, ce qui fait que j'avais à peine la force de les insulter lorsqu'ils me parlaient. Je ne rêvais que d'une chose : partir d'ici et retourner à Klan...

Un soupir ponctue sa phrase et je retiens mon souffle, persuadé que la moindre intervention de ma part lui fera cesser son histoire. Les traits de son visage, affaissés par une profonde lassitude, éveillent en moi une certaine fascination qui me pousse à boire ses paroles. Si je n'ai jamais ressenti que mépris et dégoût envers les plus hautes classes de Na'voah, je ne peux m'empêcher de compatir avec tout gamin ayant grandi dans les rues. Je sais ce que c'est de vivre par soi-même, de grandir sans repère et d'avoir la souffrance comme plus fidèle compagne. L'Oméga ne me le dit pas explicitement, mais je sais que son quotidien a été celui-ci et que, aussi étrange cela puisse paraître, ce dernier lui manque d'une certaine façon.

— Au bout d'un an, j'ai finalement été autorisé à quitter ma cellule, reprend-il d'une voix fatiguée. J'étais complètement déboussolé et j'étais persuadé qu'on allait me tuer. Cette année passée enfermé m'avait rendu quasiment fou et j'avais acquis la conviction qu'on me voulait du mal. Pourtant, le danger que je craignais tant n'apparaissait pas. Au contraire, tout le monde me traitait avec respect et des regards curieux me suivaient à chaque pas que je faisais, ce qui, d'ailleurs, ne me rassurait aucunement. On a fini par m'emmener devant le roi. Il était sur le trône depuis déjà cinq ans lorsque nous nous sommes rencontrés, et j'avais entendu parler de lui à Klan... On en disait beaucoup de bien, on disait que c'était un souverain qui considérait son peuple et qui cherchait à réduire la misère de son pays. A l'époque, je crois que je me fichais de tous ces dires et sur le moment, j'ai cru qu'il était mon ennemi.

Le craquement d'un rocher se détachant de la montagne nous fait tous les deux sursauter et déchire le silence de la nuit. L'Oméga retire ses mains de mon pied dont j'observe la sanité avec fascination et, pendant quelques secondes, nos yeux restent rivés vers la source du bruit, guettant d'éventuels éboulements qui pourraient nous mettre en danger. Mais le massif reste silencieux et la nuit nous blottit à nouveau dans ses bras mutiques.

— Mais lorsque je me suis trouvé face à lui, continue L'Oméga, il m'a simplement adressé un grand sourire et m'a invité à s'asseoir à sa table. Il était jeune, au début de la vingtaine, et il était rayonnant. Il m'a immédiatement fait bonne impression, même si je restais méfiant. Pendant une heure, il m'a parlé de tout et de rien, de ses missions en tant que roi, de la visite qu'il avait faite à Klan trois ans plus tôt, de son amour pour la mer et de son envie de protéger ses sujets. Je ne parlais pas, mais il me subjuguait. Ses yeux pétillants et la fougue qu'il investissait dans son discours me convainquaient un peu plus chaque seconde. Je l'ai su sincère lorsqu'il m'a parlé de son profond désir de sortir ses sujets de la misère et j'ai vite compris que je pouvais jouer un rôle dans cet objectif si je m'alliais à lui. Je n'étais pas cultivé, mais pas stupide pour autant. Je savais ce qu'il attendait de moi sans que jamais il n'ait eu à l'expliciter. Aussi étonnant que cela puisse paraître, toute la réticence que je ressentais à son égard et envers ma condition d'oméga s'est bien vite évaporée quand j'ai compris les potentialités qu'elle refermait. Je n'ai pas été obligé d'épouser le roi, Kahn, je ne l'ai jamais été. C'est moi qui ai choisi cette vie parce qu'elle m'a paru être la seule me permettant de venir en aide aux gamins qui, comme moi, n'ont jamais eu de famille.

J'ignore si c'est son discours ou mon nom roulant sur sa langue qui déclenche ce violent frisson en moi, toujours est-il que ce dernier dévale la pente de mon dos et laisse des milliers de picotements derrière lui. Ma réaction est aussi aberrante que la compassion que je ressens envers son histoire. Certes, je ne m'attendais pas à cette dernière, mais cela mérite-t-il un tel élan d'empathie ? Quel ridicule !

Mes iris agacés s'accrochent aux boucles de mon interlocuteur qui frémissent doucement sur ses tempes et je suis presque envahi par ce réflexe puéril de tirer dessus pour emmerder leur propriétaire.

— Donc vous avez accepté de vous vendre corps et âme, juste pour espérer avoir un peu de pouvoir ? résumé-je grossièrement, encore perturbé par l'émotion qui entrave ma poitrine.

Le concerné tourne la tête vers moi et je distingue la sévérité de ses traits sous la lune.

— Cela vous semble-t-il condamnable ? me demande-t-il sans émotion particulière dans la voix.

— Ça me semble surtout un peu trop beau. Je ne connais personne prêt à sacrifier sa liberté juste pour venir en aide aux autres. Vous l'avez forcément fait pour l'or et les diamants !

Un soupir lassé me répond et L'Oméga prend appui sur ses genoux pour se relever. Son corps svelte se déploie dans l'obscurité et il rabat la cape en fourrure trouvée dans les décombres autour de son corps.

— Dormez, ordonne-t-il, vous en avez besoin. Je prends le premier tour de veille.

Et sans me laisser le temps de discuter, il s'installe un peu loin sur le sentier, de sorte à avoir une vue plongeante sur la vallée. Malgré moi, mes yeux commencent à se fermer à intervalles réguliers et la dernière vision que j'ai de mon compagnon est sa tête penchée vers la lune.


***


Finalement, L'Oméga ne m'a pas réveillé de la nuit. C'est en ouvrant les yeux au petit jour que ce constat s'impose à moi et me fout immédiatement en rogne. Qu'a-t-il pensé prouver en me laissant dormir aussi longtemps ? Qu'il est bien plus résistant que moi ? Que c'est un homme plein de mansuétude ? Foutaises ! A peine ai-je ouvert les yeux que je l'apostrophe grossièrement sur son comportement mais ne récolte en réponse qu'une œillade désintéressée.

— Gardez vos forces pour la traversée, se contente de lancer mon compagnon de route. J'aimerais que vous évitiez de vomir tout le contenu de votre estomac sur mes pieds cette fois.

— Je n'ai pas vomi, rétorqué-je de mauvaise foi en nouant une lanière de cuir autour de mon crâne pour maintenir mes cheveux en arrière. J'ai eu un léger reflux.

L'Oméga projette ma besace vers mon visage et je l'attrape au vol en ricanant. Je l'aperçois jeter un coup d'œil à ma nouvelle coiffure qu'il tente à son tour de reproduire sur ses boucles ébènes. Sa gaucherie m'amuse mais je n'en dis rien, de peur de recevoir des phéromones agacées en pleine gueule.

Le ciel est particulièrement dégagé ce matin. Alors que nous entamons la descente du massif, les couleurs orangées s'estompent pour laisser place à une clarté bienvenue qui révèle le paysage abîmé qui nous entoure. Malgré moi, mon cœur se serre lorsque mes yeux se posent sur les rochers arrachés des versants ou sur les arbres couchés par l'énergie de la Bulle. J'ai hâte de ne plus avoir à souffrir de cette vision qui ne me rappelle que trop cruellement la mort de mes plus chers amis.

Pour éviter de m'apitoyer, j'allonge le pas pour rejoindre L'Oméga qui escalade des pierres escarpées afin de rester sur le sentier.

— J'me demandais, vous avez bien un petit nom, pas vrai ?

Le concerné ne se retourne pas, mais, d'humeur taquine, je ne le lâche pas d'une semelle.

— Parce que bon, L'Oméga, Sa Magnificence, Notre Salut à Tous, c'est bien mignon, mais c'est drôlement pompeux ! Lorsque je chemine avec quelqu'un, j'aime connaître son nom. Alors ?

— Cela ne vous regarde pas.

Nous faisons un détour pour contourner une dizaine d'arbres déracinés qui nous bloquent le chemin et je remarque que mon compagnon cherche à me distancer.

— Vous préférez vraiment tous ces surnoms ridicules à votre véritable prénom ? Vous en avez pas marre d'être réifier ainsi ?

— Je ne suis pas réifié.

— Si, vous l'êtes. On a fait de vous une espèce d'entité immuable alors que vous êtes tout aussi vulnérable que les autres. Alors ?

— Vous êtes de plus en plus impertinent, grogne-t-il en empruntant un sentier hasardeux qui nous permet enfin d'avoir une lointaine vision de la mer.

— Ça vous plaît ? ricané-je d'un ton insolent.

Le concerné tourne vivement la tête vers moi et mon sourire se fane lorsque la pensée d'avoir été trop loin effleure mon esprit. Ses yeux indistincts se rivent aux miens et j'ai la soudaine impression qu'ils cherchent à m'aspirer tout entier.

— Ne pensez pas que le fait de cheminer ensemble et de pouvoir contempler mon visage vous octroie le droit de me manquer de respect, articule lentement L'Oméga.

— Ce n'est pas ce que je fais, le contredis-je en fronçant les sourcils. Vous témoigner mon intérêt est la plus grande preuve de respect que je puisse vous offrir. Pourquoi vous obstinez-vous à conserver cette attitude arrogante ? Vous êtes peut-être unique dans votre genre, mais ici, vous n'êtes plus grand-chose. J'essaie juste de vous comprendre.

— En quoi cela vous intéresse-t-il ?

— Je n'aime pas quand un être humain est considéré comme un objet, éludé-je dans un haussement d'épaules.

Aucune réponse ne me parvient et ce silence réveille l'agacement qui sommeillait dans mon ventre. J'ai conscience que mon comportement est déplacé, mais je ne tiens pas à cheminer en silence pendant plusieurs semaines. De plus, maintenant que Naya n'est plus là pour s'ériger en médiatrice, je crains que les tensions latentes entre mon compagnon de route et moi n'éclatent en véritables conflits. Si nous n'essayons pas de nous entendre, nous allons nous étriper. Mais je ne peux l'obliger à s'ouvrir à moi alors que Krast me protège et lui fasse payer son arrogance !

Ruminant en silence, je prends la tête de la marche et avance inlassablement pendant des heures vers l'étendue bleutée qui miroite au loin comme un diamant maintes fois poli. Cette dernière agit comme un aimant sur moi, et je ne ralentirai pas avant de l'avoir atteinte. Ce soir. Il ne peut en être autrement.

Et c'est justement à la nuit tombée que je descends enfin à grands pas vers la mer qui s'agite doucement sous les étoiles. Alors que mon pied se pose enfin sur la grève, une voix grave retentit derrière moi.

— Chayyim.

Surpris, je me retourne et dévisage L'Oméga dont les boucles ébènes ondulent au gré du vent qui s'est levé. Mon regard s'accroche à sa peau diaphane qui semble luire sous la lumière de la lune, et son aura magnétique s'impose violemment à moi. Auréolé d'une lueur quasi surnaturelle, il s'avance vers moi et je dois résister au réflexe stupide de m'agenouiller devant lui. Sans que je ne puisse l'expliquer, une puissante envie instinctive de le protéger vient de me prendre aux tripes et je n'en comprends pas l'origine. Ce type n'est pas une demoiselle en détresse, il pourrait très bien me soumettre en quelques secondes grâce à ses phéromones. Pourtant, cette pensée ne m'effraie pas comme elle a pu le faire auparavant, parce que je sais au fond de moi qu'il a quand même besoin de moi. Pourquoi ? Je l'ignore.

L'Oméga s'arrête devant moi et tend une main vers ma poitrine. Au milieu de son visage inexpressif, une ombre curieuse danse sur sa peau et je comprends que cet instant scelle définitivement un nouveau rapport de force entre nous.

— Je m'appelle Chayyim.



NDA : Hello ! J'espère que ces petites informations sur L'Oméga et le début du nouveau rapport de force entre lui et Kahn vous auront plu.

Bon, dans une note un peu plus sombre, je dois vous avouer que j'arrive bientôt au bout des chapitres que j'ai en réserve pour cette histoire. Je ne vous cache pas que c'est très frustrant pour moi de ne pas parvenir à trouver assez de temps pour écrire. J'aimerais vous promettre que je vais rattraper mon retard, mais c'est faux. Je vais continuer à publier les chapitres que j'ai, mais ensuite, l'attente sera certainement plus longue.

Je fais de mon mieux, toujours, mais écrire n'est - malheureusement - pas mon activité professionnelle, donc je manque de temps.

J'espère que vous comprendrez.

Merci d'être là ♥

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