𝟤𝟣. 𝒜𝓁𝓁𝑒𝓇 𝓅𝓁𝓊𝓈 𝓁𝑜𝒾𝓃
L'Oméga et moi avons cheminé en silence pendant près de sept heures, ne nous arrêtant ni pour boire, ni pour manger.
Après avoir longuement tergiversé sur mon droit à quitter l'île, une fois ma décision prise, ce dernier s'est érigé en urgence absolue contre laquelle rien ne fait le poids. Plus rien n'a d'importance tant que je ne suis pas parti de cet enfer. Qu'importe la fatigue ou la souffrance, je me reposerai plus tard, lorsque nous serons assez loin... Mais quel endroit l'est-il vraiment ?
— Arrêtons-nous manger, déclare soudainement L'Oméga qui marche derrière moi.
Son intervention manque de me faire sursauter et, pour toute réponse, je serre un peu plus les dents .
Depuis que nous avons quitté le village d'Evea, j'ai plusieurs fois oublié qu'il m'accompagnait et manqué de le frapper tout autant de fois lorsque sa présence se rappelait à moi. J'ignore encore quelle émotion prédomine du fait qu'il soit à mes côtés, mais je doute qu'elle soit très positive.
Lorsqu'il nous a fallu partir, je n'ai pas réfléchi plus longtemps et me suis dirigé vers la destination que nous nous étions fixée avant la catastrophe. Seulement, cela a-t-il encore une importance ? Est-ce que je souhaite encore accomplir cette mission dont je ne connais ni les tenants ni les aboutissants et qui a conduit à la mort de mes amis les plus chers ?
Tout ceci est ridicule et incompréhensible. Je ne sais plus où donner de la tête et je ne suis pas certain de vouloir trop m'appesantir dessus.
D'abord fuir. Ensuite aviser.
— Pas le temps, marmonné-je en m'appuyant contre un rocher pour m'aider dans ma descente. On doit prendre le bateau ce soir. Faut se dépêcher.
Dans ma précipitation, mon pied glisse sur une plaque de verglas et je jure entre mes dents lorsque la douleur dans ma cheville n'en devient que plus aiguë.
La nuit est tombée depuis une bonne heure déjà et il est difficile de progresser sans risquer de se blesser. Le sentier que nous suivons est d'une telle étroitesse que l'obscurité le rend difficilement discernable et l'autre côté de La Muraille me paraît si loin !
— Vous êtes ridicule, soupire mon compagnon de route. Si nous continuons dans de telles conditions, nous risquons juste de tomber dans un ravin et d'écourter la mission. Nous n'atteindrons pas la mer avant au moins deux jours ! Arrêtons-nous quelques heures et nous repartirons à l'aube.
— On peut l'atteindre ce soir, rétorqué-je de mauvaise foi avant de me tordre à nouveau la cheville. Et je vous signale que les alphas voient bien mieux que la moyenne dans le noir.
— Oh, vraiment ? ironise L'Oméga. Il est vrai que cela saute aux yeux en vous observant.
Je manque de me retourner pour lui en coller une, mais réalise que cette réaction serait quelque peu disproportionnée. Je suis conscient de m'entêter comme un idiot, mais j'ai peur que le moindre arrêt refasse surgir avec force toutes les émotions que je m'efforce péniblement de refouler au fond de mon cœur. Je ne veux pas m'apitoyer sur mon sort. Je ne le supporterais pas.
Finalement, une main impérieuse s'enroule autour de mon biceps et me stoppe dans ma course effrénée vers la mer.
— Ça suffit maintenant, tout cela devient ridicule ! s'exclame mon compagnon de route en évitant le coup de coude que je tente de lui asséner. Je comprends votre hâte, mais vous n'allez faire que vous blesser et vous aurez l'air malin s'il faut que vous restiez plusieurs mois alité sur cette île !
Sa logique accentue la colère qui bouillonne en moi et il me faut toute la concentration du monde pour ne pas employer la violence contre lui.
— Et si je refuse ? sifflé-je en le fusillant du regard. Vous allez vous servir de vos phéromones pour m'y obliger ?
— J'aimerais autant éviter cela, répond franchement le concerné. Mais s'il me faut en user pour vous empêcher de vous tuer bêtement, je le ferai.
— Quel grand seigneur vous faîtes, ricané-je amèrement.
La nuit est désormais installée au point de ne plus me laisser paraître que la silhouette de mon interlocuteur. Ce dernier soupire avec un agacement à peine dissimulé et défait la besace qu'il avait attaché dans son dos. Sans un mot, il en sort quelques biscuits durcis par le froid puis m'en tends une poignée.
Je les attrape par réflexe, encore tiraillé entre ma fatigue et mon envie de fuir au plus vite.
— Mangez, finit par marmonner L'Oméga. Cela vous fera du bien.
J'obtempère sans réfléchir et manque de gémir de soulagement lorsque les morceaux rassis diffusent leur goût sucré dans ma bouche. C'est léger, ce n'est pas vraiment bon, mais c'est exactement ce dont mon corps avait besoin.
Pendant que je me délecte de ce maigre repas, L'Oméga pose son outre d'eau entre nous et délace ses bottes dont le cuir est taché de sang.
Captant mon regard intrigué, il hausse les épaules et en frotte distraitement la pointe.
— J'ai dû les sortir des décombres, résume-t-il sobrement.
Je ne cherche pas à en savoir davantage. Poussés par un coup de vent paresseux, les nuages qui obstruaient la lune glissent lentement vers de nouvelles destinations, dévoilant ainsi l'astre dans toute sa splendeur lumineuse.
La lueur qu'il projette autour de nous me permet de saisir un peu mieux les dégâts que la Bulle a engendrés. Au-delà de la destruction du village, son onde de choc a rasé un grand pan de la montagne, pourtant considérée comme l'une des plus imposantes de Na'voah.
En balayant les versants du regard, je peux apercevoir des trous béants là où se trouvaient auparavant des formations rocheuses, et de nombreux sommets se sont effondrés sur eux-mêmes.
Aveuglé par mon envie de quitter l'île, je n'ai pas trop fait attention au paysage ces dernières heures. Les yeux rivés sur le sentier, je ne me suis attardé que sur l'irrégularité de ce dernier, rendu parfois impraticable à cause des éboulements, et cela m'a suffit. Inutile de relever la tête et de contempler le spectacle désolant qui ne manquait pas de m'entourer. J'étais parfaitement conscient de sa présence. Mais je craignais de ne pas en supporter la vue.
Sauf que maintenant, il m'est impossible de vivre plus longtemps dans le déni. Alors que je me retrouve seul avec un homme dont je ne connais rien, le cul enfoncé dans la neige et la cheville si douloureuse qu'elle vibre au rythme des battements de mon cœur, je ne peux que me prendre en pleine gueule l'étendue des dégâts causés par la catastrophe.
Comment vont s'en remettre les habitants d'Ano'h ? L'île était déjà connue pour sa misère, mais ce désastre supplémentaire risque d'accentuer les difficultés quotidiennes au point de les rendre insupportables pour certains. Combien de morts supplémentaires va-t-il y avoir les prochaines semaines ? Les plus pauvres passeront-ils seulement l'hiver ?
Ma pensée dérive une nouvelle fois vers Lâa, petit corps recroquevillé sur lui-même, dénué de toute âme et de toute conscience, et mon cœur se serre abominablement.
Je chasse l'image de mon esprit en secouant la tête. Inutile de culpabiliser. Il me faut juste avancer assez vite pour ne pas être rattrapé par mes démons.
— Je me demande jusqu'où s'étend la Bulle, lance soudainement L'Oméga.
Son intervention manque de me faire sursauter et je tourne le regard vers lui. La lueur de la lune crée des reflets lumineux dans ses boucles ébènes et je suis stupéfait par l'éclat de ces dernières, à peine terni par le sang, la sueur et la poussière qui les maculent.
Lorsque ses yeux rencontrent les miens, je ne peux empêcher un frisson de remonter le long de ma colonne vertébrale tant leur étrangeté me perturbe. Ils me paraissent si profonds, comme s'ils abritaient l'univers entier et me le révélaient impudiquement, inconscient du choc que cela peut me procurer.
— Je sais pas, grommelé-je en avalant mon dernier biscuit. Mais elle doit être proche de nous.
— Pensez-vous qu'elle a atteint Lem'ha ?
— J'en sais rien... Et je m'en fous.
Coupant court à la discussion, je romps notre échange visuel et m'allonge contre un rocher glacé, trop inconfortable pour me détendre réellement. L'Oméga soupire.
— Il va falloir vous y habituer, reprend-il calmement.
— A quoi ?
— A mon apparence.
Cette fois, je tourne plus franchement la tête vers lui, surpris de l'entendre proférer ces paroles, un peu gêné qu'il m'ait aussi facilement cerné.
— Elle ne me dérange pas, marmonné-je entre mes dents.
— Ne mentez pas.
Je me force à plonger mon regard dans le sien et observe la profonde entaille qui strie sa tempe droite.
— Je vais m'y faire, éludé-je à contrecœur.
— Avez-vous peur de moi ?
— Je n'ai peur de personne ! aboyé-je immédiatement.
L'ombre d'un sourire soulève le coin de ses lèvres avant qu'il ne reprenne son expression sérieuse.
— Je sais que cela ne vous enchante pas, mais il va falloir que nous nous fassions confiance, annonce-t-il d'un ton grave. J'ai conscience de votre douleur et de l'incompatibilité de nos caractères, mais nous devons trouver un terrain d'entente et tâcher de nous supporter jusqu'à la fin de la mission.
— Si déjà vous parliez moins pompeusement, peut-être que je vous supporterais un peu mieux, raillé-je en lui jetant une œillade provocatrice.
Un silence de quelques secondes accueille mes mots et je commence à me raidir, méfiant. Finalement, mon interlocuteur retire une mèche qui lui bloquait la vue et reporte son regard au loin.
— J'ai mis beaucoup de temps à me plier aux usages de la Cour, soupire-t-il. Si je m'en écarte, je crains de ne pouvoir m'y réhabituer.
Sa confession m'arrache une grimace interloquée et je me redresse sur les coudes pour mieux le dévisager.
— Vous n'avez pas grandi là-bas ? demandé-je peut-être trop prestement.
Alors que je me maudis d'avoir pris un air trop intéressé, je remarque que le concerné semble ne pas m'entendre et fixe mon pied endolori avec insistance. Doucement, il relève la tête vers moi et me dévisage avec insistance.
— Vous êtes blessé, constate-t-il platement.
— Ce n'est pas grand chose, grommelé-je en pensant aux blessures mortelles de mes amis.
L'Oméga semble deviner mes pensées puisqu'une ombre traverse son visage.
— Acceptez-vous que je vous soigne ?
— Ce n'est rien, je vous dis !
— Cessez d'être ridicule, vous souffrez et vous allez nous ralentir. Je vous promets que ça ne durera pas longtemps.
— Vous me raconterez votre vie si j'accepte ? je m'enquiers d'un air inquisiteur.
— Non, répond-il simplement.
Insatisfait de cette réponse, je fronce les sourcils et pousse son pied de ma botte.
— Oh, vous allez pas fuir comme ça, hein ! râlé-je en captant son regard interloqué. Vous êtes constamment intrusif avec moi alors, hop ! on dévoile un peu sa vie, monsieur Notre Salut à Tous.
J'ignore d'où je tire ce soudain regain d'énergie, mais je vois bien qu'il perturbe profondément L'Oméga. Bien que ses yeux ne reflètent aucune émotion, j'aperçois ses sourcils relevés et la crispation indécise de ses lèvres. Il semble tiraillé entre l'envie de me remettre à ma place et celle de céder à ma provocation.
Pour l'empêcher de pencher du côté qui ne m'intéresse pas, je décide de jouer ma dernière carte.
— Vous l'avez dit vous-même, nous allons devoir nous supporter pendant encore de longues semaines... Autant en apprendre plus l'un sur l'autre. Et je vous laisserai me guérir !
Mon compagnon de route m'observe un long moment puis pince les lèvres pour réprimer le rictus que je suis certain d'avoir vu tordre sa bouche.
— Vous êtes terriblement irrespectueux, lance-t-il d'un ton faussement grave.
— Ouais ouais, je sais... En attendant, on est dans la même galère. Alors ? Vous n'êtes pas né entre quatre murs dorés ?
Un esclaffement désabusé échappe au concerné et une expression sombre vient alourdir les traits de son visage. Il s'approche de moi pour découvrir mon pied blessé et nous grimaçons de concert en voyant les hématomes violets qui le parsèment. Je me demande comment j'ai pu marcher aussi longtemps.
— Absolument pas, répond L'Oméga en posant ses mains sur ma chair meurtrie. Je suis né et j'ai grandi à Klan.
L'information me coupe le souffle. Choqué, je me redresse en position assise et darde un regard sidéré sur mon interlocuteur.
— Attendez... Mais Klan a toujours été une ville miséreuse... Il n'y avait que des mendiants et des marchands d'esclaves...
L'Oméga affronte mon regard et j'ai la soudaine impression que, pour la première fois depuis que nous nous connaissons, nous sommes sur un pied d'égalité. Une égalité faite d'horreur et de pauvreté. Une égalité tâchée de sang et de larmes.
— Je vous l'ai dit, reprend-il avec gravité, je comprends votre souffrance.
Et ces mots m'apparaissent enfin dans leur plus douloureuse vérité.
NDA : Mon train a du retard donc j'ai pu vous poster ce chapitre plus tôt que prévu. J'espère qu'il vous aura plu, j'ai hâte d'avoir vos retours ! En attendant, je retourne rager sur la SNCF...
Des bisous ♥
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top