𝟤𝟢. 𝒩𝑜𝓊𝓋𝑒𝒶𝓊 𝒹é𝓅𝒶𝓇𝓉


Pendant près de trois heures, j'ai cherché le corps de Naya, en vain.

J'ai soulevé chaque rocher, déplacé chaque toit effondré, parcouru chaque chemin, mais non, rien. L'espoir a fini par laisser place à l'abattement et je me suis effondré près de la dernière crevasse que j'ai fouillée. Le cul dans la neige, j'observe les flocons qui se sont remis à tourbillonner dans les airs et frissonne de tous mes membres. Mes pieds sont trempés, mes doigts complètement engourdis, mon nez gelé. Le froid s'infiltre sous mes habits trop fins et mord sournoisement ma peau pourtant endurcie par des conditions de vie difficiles.

Tout me semble vide de sens.

Je n'ai pas pour habitude de me laisser abattre, mais les derniers événements ont eu raison de mon courage. Je ne sais pas quoi faire... Je ne me sens pas la force d'accompagner psychologiquement Lâa et je n'ai personne pour me soutenir. Quant à mon statut de mercenaire, j'ai beau avoir conscience qu'il est mon seul avenir, j'ignore comment l'aborder maintenant que la horde est décimée.

Bordel, que tout ceci est énervant !

Le visage crispé à l'extrême, j'appuie mes coudes sur mes cuisses et échoue ma tête dans mes mains. Je suis pitoyable. Je devrais être aux côtés de Lâa, à la rassurer et essayer de la faire revenir à ses esprits, mais non, je suis là, à me morfondre sur mon sort, souffrant égoïstement de la perte de mes compagnons.

Lors de mes recherches deux heures plus tôt, je suis tombé sur Evea, dont le beau visage gracile était strié d'éraflures. Lorsqu'elle m'a vu, elle a compris le malheur qui était le mien, et ne m'a pas posé de questions.

En revanche, je lui ai désigné Lâa du doigt, lui reléguant ce fardeau sans le moindre état d'âme. Et elle a obtempéré.

Sûrement est-elle encore près de mon amie. A la place que je devrais occuper.

Un juron s'échappe de mes lèvres et mes mains empoignent furieusement mes cheveux. Tout ceci n'est qu'une immense connerie !

Alors que je ne cesse de jurer à voix basse, des pas crissant dans la neige se font entendre et il ne me faut pas longtemps pour en deviner le propriétaire.

— Barrez-vous, sifflé-je en faisant fi de toute révérence. Barrez-vous avant que je ne m'énerve sur vous.

Imperturbable, L'Oméga s'arrête à quelques centimètres de moi et me toise de toute sa supériorité exécrable.

— Ressaisissez-vous, ordonne-t-il d'une voix dénuée de toute émotion. J'ai conscience de votre douleur, mais vous apitoyer ne servira à rien. De plus, nous devons reprendre la route si nous voulons traverser ce qui reste de La Muraille avant la nuit.

Son discours me laisse tellement pantois que je ne peux qu'écarquiller les yeux pendant deux longues minutes. Puis, progressivement, mes poings se referment de toutes leurs forces et mes dents se mettent à grincer.

— Qu'est-ce que vous avez dit ? grondé-je d'une voix menaçante.

L'Oméga ne s'attarde pas sur mon insolence et se contente de croiser ses bras sur sa poitrine.

— Nous avons une mission, reprend-il comme s'il était inconscient du danger qui plane au-dessus de lui, nous devons atteindre au plus vite la ville de De'moa pour que je puisse m'entretenir avec son roi. Ce qu'il vient de se passer est tragique, mais c'est malheureusement la conséquence du monde dans lequel nous vivons. Si notre mission échoue, ce dernier ne sombrera qu'un peu plus dans le chaos. J'ai besoin de votre aide, alors ressaisissez-vous. Vous apitoyer ne fera que vous enfermer dans un cercle vicieux de tristesse et...

Je ne lui laisse pas le temps de finir.

En une fraction de seconde, je me redresse d'un bond, l'attrape par le col de sa tunique, et le balance contre le premier rocher que j'aperçois. Ses grands yeux étoilés s'écarquillent légèrement, mais l'absence de surprise sur son visage me laisse deviner que cette réaction est seulement due au choc de son dos rencontrant la pierre.

Furieux de ne voir aucune expression de peur déformer ses traits, je lève le poing et l'abat violemment contre sa pommette. Un crac sonore retentit et sa tête bascule brutalement sur le côté. Elle y reste quelques secondes, comme si son propriétaire attendait de se familiariser avec cette nouvelle douleur, comme s'il s'y était résigné. Ce constat ne fait qu'alimenter ma rage.

A nouveau, je l'attrape par le col et le secoue comme un vulgaire pommier, insupporté par son flegme qui me donne envie de lui tailler une émotion avec mes phalanges.

— Vous vous foutez de ma gueule ? éructé-je en resserrant mes doigts autour de son cou opalin. Bordel, je peux pas croire que vous ayez les couilles de me dire ça ! J'en ai rien à foutre de votre mission, vous comprenez ça ?! Rien à foutre ! Mes amis viennent de mourir et vous... vous, vous me parlez de... aargh putain, j'y crois pas !

Ma rage est telle qu'elle m'étouffe et je ne parviens pas à finir ma phrase. Alors que, aveuglé par la colère, je m'apprête à le frapper de nouveau, mon poing se fige dans les airs, comme retenu par une force invisible. Je comprends immédiatement la raison de cette entrave et manque de rugir comme un animal tant cette dernière me fout hors de moi.

— N'abusez pas de la liberté que je vous octroie, articule lentement L'Oméga d'une voix impérieuse. Je vous ai laissé me frapper une fois, en espérant que cela atténue votre colère, mais je ne le tolérerai pas une seconde fois. Désormais, il ne tient qu'à vous de vous reprendre. Je pars dans une heure. J'espère pouvoir compter sur votre présence.

— Allez vous faire foutre, craché-je avec haine.

Le concerné ne répond pas et tourne les talons pour revenir vers le village, me laissant seul, écumant de rage et de frustration.

Désespéré de ne pas voir mes phalanges saigner autant que mon cœur.


***


— Laissez-la se reposer quelques temps ici.

La proposition d'Evea fait se contracter mes membres mais je m'efforce de conserver un visage neutre.

Assise au milieu des décombres de sa maison, elle lave consciencieusement le bras blessé de Lâa, caressant parfois sa main pour la réconforter. Toujours aussi indifférente, mon amie se laisse faire, le regard assombri par un voile opaque qui m'empêche d'avoir accès à ses émotions. Quasiment inerte.

— Je ne peux pas l'abandonner, soufflé-je douloureusement.

— Mais vous ne pouvez pas l'emmener avec vous, tempère Evea. Elle ne peut pas reprendre la route, pas maintenant. Son cas n'est peut-être pas perdu, mais il est complexe. Même votre ami n'a pas réussi à la faire revenir à elle.

A cette information, mes sourcils se froncent. Parle-t-elle de L'Oméga ? A-t-il tenté d'utiliser sa magie pour sauver Lâa ? Dans ce cas-là, pourquoi ne m'en a-t-il pas informé tout à l'heure au lieu de me tenir son foutu discours ?

— Vous n'êtes pas en capacité de vous occuper d'elle, reprend Evea, elle va avoir besoin d'une présence constante et d'énormément de temps. Vous devez gagner votre vie, elle ne ferait que vous ralentir.

— Alors je resterai ici, à ses côtés, m'entêté-je de mauvaise foi.

— Ne vous leurrez pas... Vous seriez incapable de rester ici plus d'une semaine. Cela va peut-être vous paraître prétentieux, mais je pense avoir cerné votre caractère, et vous n'êtes pas de ceux qui peuvent se poser trop longtemps. Que feriez-vous ici ? Ce n'est pas votre monde, vous n'y trouveriez pas votre place... Et soyez honnête, vous n'en auriez même pas envie.

— Alors quoi ? riposté-je en grinçant des dents. Je fuis comme un voleur et j'abandonne la seule amie qu'il me reste ?

— Vous partez pour vous guérir et vous reviendrez quand ce sera le cas, rétorque mon interlocutrice d'un ton calme. Si vous restez, vous allez dépérir et vous finirez par en vouloir à Lâa de vous avoir coincé ici. Le choc que nous avons tous subi a été terrible... et chacun a le droit de s'en remettre comme il le sent. Si arpenter le monde est votre chemin vers la guérison, ne lui tournez pas le dos. Maintenant, ne me mentez pas, souhaitez-vous rester ici ?

Pendant un long moment, je garde le silence et dévisage les grands yeux dorés qui me font face. L'apparition de la Bulle en a gravement blessé un et je crains que sa propriétaire n'en retrouve jamais l'usage complet.

Pourtant, loin de s'en préoccuper, elle a passé les dernières heures à aider les villageois, insensible à sa propre douleur, avant de rejoindre Lâa pour panser ses blessures. Est-elle touchée par la souffrance de son amie d'enfance ? Je ne saurais le dire. En réalité, elle a beau adopter un comportement altruiste et dévoué, aucune émotion ne vient peindre son visage, comme si toutes ces années passées au milieu de paysages gelés l'avaient transformée en statue de glace.

Cela m'agace.

Je ne supporte pas qu'elle ait l'ascendant sur moi et je déteste le fait de me montrer vulnérable face à elle. Et malgré tout, il m'est difficile de nier ses dires.

En effet, la perspective de me retrouver coincé sur Ano'h pour un temps indéterminé me hérisse les poils. Au-delà de mon aversion pour l'immobilité, la misère de l'île et ses paysages gelés n'invitent pas à passer un bon séjour. Sans parler du fait qu'il s'agit désormais de l'endroit où mes amis ont perdu la vie...

Mes doigts palpant distraitement la blessure qui me déchire l'avant-bras gauche, je glisse mon regard sur Lâa qui continue à fixer un point au loin. Une telle absence d'émotions sur un visage habituellement doux et jovial me donne envie de gerber.

Peut-être qu'Evea a raison après tout, peut-être que je ne suis pas le mieux placé pour prendre soin d'elle immédiatement, peut-être que je n'ai pas la force de rester ici, peut-être que la seule chose que je peux faire est de gagner suffisamment d'or pour pouvoir revenir vers elle et être capable de la mettre à l'abri...

Mais bordel, que cette perspective me tord l'estomac.

— Si je pars, commencé-je d'une voix enrouée, vous lui direz... vous lui direz que je ne l'abandonne pas, hein ? Que je reviendrai la chercher, que jamais je ne la laisserai seule !

Evea hoche la tête et je détourne un instant mon attention d'elle pour prendre la main de Lâa dans la mienne.

— Lâa, soufflé-je péniblement, tu vas rester avec Evea quelques temps... Je suis désolé... Je ne crois pas pouvoir rester ici plus longtemps. Tu comprends, je... Je dois faire quelque chose, sinon je vais devenir fou... On s'occupera bien de toi ici, mais promis, je reviendrai ! Je reviendrai, tu m'entends ? Je ne t'abandonne pas, jamais... Attends moi, Lâa, je ne serai pas long...

Je prends la main de mon amie dans la mienne, mais même ce contact ne lui tire aucune réaction. A nouveau, mon cœur se comprime et mes dents se serrent.

— Faites ce que vous avez à faire, reprend Evea en finissant le bandage de Lâa. Je m'occuperai bien d'elle, j'ai l'habitude... Mais revenez. Elle vous attendra.

Les membres toujours contractés à l'extrême, j'acquiesce en silence puis me lève, sans jeter un dernier regard à mon amie.

Mon cœur éprouvé ne s'en trouve que plus malmené mais je sais que la contempler une dernière fois pourrait faire voler en éclats mes convictions. Je sais que je ne peux rien pour elle actuellement. Mais je peux essayer de lui offrir un futur plus glorieux.

Une douleur aiguë irradie de mon pied à chaque fois que je le pose par terre, mais je refuse de m'appesantir dessus. Les nombreuses blessures qui doivent parsemer mon corps ne sont plus ma priorité.

Non, maintenant, ce qui s'érige en urgence vitale, c'est de partir d'ici. Le plus vite possible. Le plus loin que j'en sois capable.

L'Oméga m'attend au détour du chemin. Ses boucles ébènes me paraissent bien ternes dans la grisaille ambiante, mais ses yeux scintillent de mille feux.

Il a entreposé tout ce qui reste de nos affaires à ses pieds et s'est enveloppé d'une vieille cape en fourrure trouvée dans les décombres. Sans un mot, il me tend ma masse dont le manche a été abîmé par le choc et me fixe calmement, certainement soucieux de ma réaction. Mon regard se perd dans le sien quelques secondes, sans qu'aucune pensée ne traverse mon esprit.

Je me contente de l'observer, sans savoir ce que j'attends de cet échange visuel, peut-être pour m'assurer que je prends la bonne décision.

Son visage de marbre ne bronche pas. Et je finis par soupirer.

— Cassons nous d'ici, grommelé-je en attachant mon arme dans mon dos. Je ne resterai pas une journée de plus sur cette île maudite.



NDA : Et c'est un nouveau tournant que prend l'histoire. 

Je sais que pour celleux qui attendent la romance, cette dernière peut mettre du temps à arriver, mais je voulais la créer dans des conditions propices et crédibles. Maintenant que Kahn et L'Oméga se retrouvent seuls, les rapprochements ne vont pas tarder, je vous le promets.

Merci pour votre patience ♥

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