𝟣𝟫. 𝒪𝓇𝒷𝑒𝓈 é𝓉𝑜𝒾𝓁é𝓈


J'entends parler des bulles de compression depuis mon enfance. J'ai grandi avec ça, j'ai perdu ma famille à cause de ça. Elles rythment ma vie plus cruellement que le glas du temps. Je connais parfaitement la désolation qu'elles entraînent, je la subis au quotidien.

Et pourtant, je ne m'y ferais jamais, à cette absence de bruit qui suit leur passage. Ce silence assourdissant qui rend mes oreilles sifflantes et me laisse pantelant.

Effondré contre le rocher qui a entaillé mon visage, je refuse de bouger, incapable de relever les yeux de la neige carmine qui s'étend devant moi. Mon corps tremble. Mes poings sont serrés. Chaque respiration est plus douloureuse que la précédente et je crains le moment où il me faudra affronter la réalité, le moment où je ne pourrai plus faire autrement qu'embrasser du regard l'horreur qui s'est jouée là, à quelques pas de moi.

Pourquoi ? Pourquoi suis-je encore en vie ? Pourquoi ai-je été à nouveau épargné quand mes amis n'ont pu y réchapper ? Pourquoi dois-je hériter de cette souffrance, encore, plus terrible que jamais ? Je suis fatigué... Fatigué de ce monde absurde et de cette vie pitoyable, fatigué et tellement en colère... Je crois que je pourrais imploser à mon tour.

Mon cerveau se reconnecte à la réalité quand deux bottes en cuir apparaissent sous mes yeux. Pendant de longues secondes, je me contente de les fixer avec indifférence, le corps toujours engourdi par ce surplus d'émotions, conscient qu'au moment où je me résoudrais à lever les yeux vers leur propriétaire, je ne pourrais plus faire machine arrière.

Finalement, les bottes sont remplacées par une main tendue vers moi, et je ne peux l'ignorer plus longtemps.

Par réflexe, je resserre mes doigts autour de ceux qui me font face et me redresse tant bien que mal, grimaçant sous la douleur aiguë qui se propage aussitôt dans ma jambe droite.

Les dents serrées, je tente de poser le pied au sol et manque de jurer en remarquant que cela ne fait qu'accentuer ma souffrance. Je refuse toutefois de la révéler à mon vis-à-vis et tourne à la place mon visage vers lui.

Je ne comprends pas immédiatement à qui j'ai affaire.

Juste là, planté devant moi et à moitié recouvert de neige sale, un jeune homme me fixe sans ciller. J'ai à peine le temps de poser mes yeux sur les siens que j'esquisse un mouvement de recul, horrifié par leur apparence. Pas d'iris, pas de pupille, pas même de sclérotique, seulement deux orbes étoilés, plus sombres que la nuit, sur lesquels aucune émotion ne semble pouvoir s'accrocher.

La vision est à la fois fascinante et cauchemardesque. Cette absence d'éléments oculaires distincts m'empêche d'affirmer que l'homme me regarde droit dans les yeux ; il pourrait tout aussi bien regarder derrière mon épaule, au-dessus de ma tête ou au travers de mon âme.

Cette pensée me rebute immédiatement et je contracte mes épaules en réflexe défensif, peu enclin à me familiariser avec cet être si étrange.

Parce qu'il n'y a pas que les yeux qui sont anormaux. Sa peau aussi, mouchetée de tâches azurées, est plus diaphane que celle des habitants de Ma'la, et ses traits nobles, réguliers, sont assombris par son expression austère. Méfiant, je remonte les yeux vers ses courtes boucles d'un noir de jais, collées à son front par le sang qui macule son visage, et le constat me foudroie sur place.

Putain de merde.

C'est L'Oméga.

Sidéré, je le fixe longuement, les yeux écarquillés par le choc, peinant à réellement croire ce que j'ai sous les yeux. Pourtant, alors que mon regard glisse le long de son corps, j'aperçois les débris du masque d'obsidienne qu'il tient dans la main gauche, et le doute n'est plus permis.

— Vous pouvez vous lever ?

Sa voix grave me soutire un frisson désagréable et je contracte ma mâchoire, furieux qu'il m'aperçoive dans une telle posture de faiblesse. Au lieu de lui répondre, je repousse la main qu'il a gardée sur mon épaule pour m'aider à me maintenir debout et me dirige vers les décombres qui étaient, quelques heures plus tôt, la cabane qui nous servait de refuge.

Mes mains tremblent contre mes cuisses et ma jambe gauche me lance affreusement. Terrifié par ce que je risque de découvrir, mon cœur bat de façon anarchique, guettant la première occasion pour s'arracher de ma cage thoracique.

Et je le comprends.

Autour de moi, tout n'est que ruines et lambeaux : les maisons du village ont été pulvérisées, des centaines d'arbres gisent en travers du chemin, des blocs rocheux de taille phénoménale se sont échoués ici et là et des membres ensanglantés agrémentent ce tableau d'horreur. Un peu partout, des chimères monstrueuses se sont formées, parfois entre deux éléments naturels, parfois entre plusieurs corps humains, et des râles de souffrance résonnent autour de moi.

La bile se met à nouveau à me brûler l'œsophage et mes yeux parcourent frénétiquement le paysage affligeant qui s'expose impudiquement à eux. N'importe quoi. Je cherche n'importe quoi qui pourrait me faire penser à mes compagnons, qui pourrait me prouver que tout ceci n'est qu'un mauvais rêve et qu'ils sont toujours vivants.

De temps à autre, mes pieds butent contre un membre humain : un bras d'homme, un buste de femme, un pied d'enfant. L'étau autour de ma poitrine est alors impitoyable et je crains quelques fois de m'effondrer à terre.

Avec exaspération, je sens la présence de L'Oméga derrière moi, comme s'il me suivait pour mieux me surveiller, comme si lui aussi s'attendait à ce que je m'écroule d'une seconde à l'autre. Si je n'étais pas aussi dévasté par les événements, je lui balancerais ma masse dans la gueule.

A la place, je l'ignore.

Et il est toujours là lorsque je tombe face à l'armure ensanglantée de Ronh.

Cette fois, le chagrin est tel qu'il me scie les jambes et, avant même que je ne le réalise, je suis à genoux dans la neige, les mains désespérément resserrées autour de l'armure de mon ami. Je presse cette dernière contre mon visage et me mords la langue jusqu'au sang pour empêcher les larmes de dévaler la pente de mes joues.

Mais la tristesse est insoutenable.

Bien vite, je me mets à gémir de détresse, berçant douloureusement entre mes bras ce qui reste de mon compagnon de route. Ma poitrine se déchire en deux.

Et en quelques secondes, ma peine se transforme en colère inquantifiable. Mes poings écrasent l'armure comme s'ils cherchaient à la broyer et mes dents grincent tellement entre elles que ma mâchoire en devient douloureuse.

Cette rage augmente davantage lorsque mes yeux sont attirés par un éclat rutilant à quelques mètres de moi. Je redresse péniblement la tête et me fige en apercevant Lâa, elle aussi à genoux dans la neige, serrant de toutes ses forces le corps mutilé de Hassan contre sa poitrine.

Plus aucun sanglot ne s'échappe de son corps, aucune plainte, aucun tremblement.

Immédiatement, je me lève pour la rejoindre, emportant avec moi l'armure de Ronh.

Plus je m'approche, plus je réalise que le visage de mon amie est inexpressif, comme figé dans le temps. Plus raide qu'une statue, elle fixe un point au loin, sans qu'aucune émotion ne vienne allumer son regard. Elle semble vide. Dénuée de toute âme et de tout sentiment.

J'aimerais lui parler, mais je ne sais que dire. A la place, je me laisse tomber à genoux devant elle et tente de capter son regard. J'en suis incapable.

Ses yeux fauves me traversent sans me voir et je me demande un instant si elle n'est pas possédée par quelque puissance maléfique. Rien ne semble pouvoir l'extirper de la transe dans laquelle elle est tombée et cela m'inquiète un peu.

— Lâa, murmuré-je en prenant délicatement l'une de ses mains dans les miennes, Lâa... Tu m'entends ?

Aucune réaction.

Je presse un peu plus fort sa main dans la mienne et ses yeux cuivrés glissent lentement vers moi sans me regarder. Pendant de longues secondes, je tente de capter son regard, mais elle se contente de me fixer calmement, l'air indifférent, comme si elle était totalement détachée de ce monde.

L'impuissance s'abat telle une chape de plomb sur mes épaules et je passe une main nerveuse dans mes cheveux poisseux, incapable de déterminer la bonne chose à faire. Je ne sais pas réconforter les gens, je ne l'ai jamais su... Y a-t-il une formule magique pour la faire revenir parmi nous ?

— Elle est en état de choc.

La voix de L'Oméga retentit dans mon dos et tout mon corps se contracte en réponse. Agacé, je sens la colère flamboyer de plus belle dans mon estomac et je refuse de lui accorder un regard. Qu'il parte. Je crois que je pourrais le détruire.

— Lâa, s'il te plaît, continué-je en ignorant mon interlocuteur, réponds-moi... Je suis là...

Toujours aucune réaction

Désanimée, elle caresse le corps de Hassan en se balançant doucement sur elle-même, le regard éteint. Lorsque les premières notes d'une berceuse s'échappent de ses lèvres, le désespoir m'étreint violemment et mes ongles se mettent à déchirer mes paumes.

La colère qui ronge mes entrailles se transforme en brasier incandescent et j'ai l'impression que je pourrais étriper le premier passant avec mes dents. C'est injuste. Foutrement injuste. Pourquoi ? Pourquoi le bonheur se refuse-t-il autant à moi ? Pourquoi mes amis doivent-ils périr ? Pourquoi...

A nouveau, L'Oméga pose une main sur mon épaule mais je la repousse brutalement, le faisant basculer en arrière. D'un bond, je me relève et darde mes yeux furieux sur lui, prêt à le rouer de coups. Pourquoi cette ordure est-elle toujours en vie ? Pourquoi a-t-il été épargné quand mes compagnons ont été sacrifiés ? C'est foutrement injuste...

Ses orbes indistincts se rivent sur moi et je suis pris d'une furieuse envie de les lui arracher. Tout est de sa faute ! S'il ne nous avait pas entraînés dans sa quête stérile, nous ne nous serions jamais trouvé à proximité de cette Bulle et mes amis n'en auraient pas subi les conséquences désastreuses.

Hors de moi, je fais volte face avant de le transformer en charpie et me dirige à grands pas vers les ruines du village.

Ça et là, des mères pleurent la mort de leur enfant, des blessés agonisent bruyamment, des toits s'effondrent sur des familles restées coincées chez elles. Les personnes ayant réchappé au désastre s'affairent à les aider et des cris retentissent à travers les ruelles recouvertes de sang et de débris.

Ignorant volontairement les regards suppliants, mes yeux cherchent désespérément une chevelure brune, des yeux sévères, une peau bronzée, n'importe quoi qui pourrait me prouver que Naya est toujours en vie.

Elle est la seule dont je ne connais pas le sort, et je garde le fol espoir qu'elle ait été épargnée. Sans que je ne le réalise, je me mets à courir, arpentant chaque chemin, chaque recoin de maison, enjambant décombres et cadavres, terrifié à l'idée de découvrir le sien au détour d'une rue.

Rien.

Mon cœur se serre et je ravale la boule douloureuse qui cherche à se former dans ma gorge.

Que vais-je devenir sans les membres de ma horde ? Cela fait des années que je ne vis qu'avec eux, que nous partageons tout et arpentons inlassablement Na'voah. A vrai dire, je ne me souviens presque plus de ma vie avant de les avoir rencontrés ; ils m'ont apporté tout ce qu'on m'a arraché depuis mon enfance et je ne crois pas être capable de supporter le vide abyssal que leur perte est en train de créer dans mon cœur.

L'affliction que me cause cette pensée m'empêche de continuer mon chemin et je me fige, terrassé par l'horreur qui rigidifie mes membres. Dans mon estomac, colère et tristesse mènent un duel acharné dont les deux sortiront triomphantes, et une profonde lassitude s'écrase soudainement sur mes épaules.

De toute façon, c'est toujours comme ça avec la souffrance : lorsqu'on croit en avoir atteint le sommet, une peine plus terrible vient faire voler en éclats cette certitude.



NDA : Ca y est, le visage de L'Oméga est révélé ! Qu'en avez-vous pensé ?

Au fait, juste pour info, la sclérotique, dans un œil, c'est le blanc des yeux. Je connaissais pas le mot mais je me voyais pas écrire " il n'a pas de blancs des yeux " ahah

La carte en début de chapitre a été mise à jour pour que vous puissiez voir où est apparue la nouvelle bulle.

Bref, j'espère que ce chapitre vous aura plu et on se retrouve la semaine prochaine pour la suite ! ♥

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