𝟣𝟨. 𝒯𝓇𝒶𝓋𝑒𝓇𝓈é𝑒 𝓋𝑒𝓇𝓈 𝒜𝓃𝑜'𝒽


Le bateau sur lequel Ronh et Naya sont parvenus à nous faire embarquer est un voilier miteux, à la coque bombée et surélevée, grignotée çà et là par des algues et des mollusques qui ne laissent aucun mystère quant à l'entretien dérisoire qu'elle subit.

Le capitaine est un homme trapu, au visage sec et desséché par l'air marin. De profondes rides sillonnent son front et une affreuse balafre fait pendre pitoyablement sa lèvre inférieure vers la gauche. Ses petits yeux noirs enfoncés dans leurs orbites me font penser à ceux d'un rat et, à l'instar de cet animal, je ressens de la méfiance envers cet homme qui a accepté de nous faire traverser pour une somme phénoménale. Cent cens par personne ! Putain, on n'a pas idée de demander autant d'or !

A son air sournois, je comprends que ce capitaine véreux guette la moindre opportunité pour arracher quelques pièces supplémentaires de nos poches. Qu'il tente ! Il tâtera de la solidité de ma masse.

L'air est pestilentiel dans la cale du bateau. A peine avons-nous posé un pied sur le pont que ce connard s'est empressé de nous faire descendre dans le ventre du navire, trop ravi de se débarrasser de nous et se foutant royalement de notre futur sort.

Nous avons vite remarqué que nous n'étions pas les seuls à tenter la traversée. Entassées dans un coin de la cale et les membres repliés sur eux-mêmes, une vingtaine de personnes étaient déjà présentes. A notre arrivée, une multitude d'yeux rougis et infectés se sont tournés vers nous et je n'ai pu m'attarder trop longtemps sur ces visages grimaçants.

Le capitaine nous a indiqué un espace minuscule entre deux tonneaux et un groupe d'hommes au corps malingre, secoués par des toux grasses qui les font se pencher violemment en avant. A chaque nouvelle quinte, je crains que l'un d'eux ne se brise en deux tant ils me semblent faibles face à la violence de leur maladie.

Fier et silencieux, L'Oméga s'est calé contre un tonneau, les genoux repliés contre sa poitrine, la tête appuyée contre la coque. L'odeur de pisse et de vomi ne semble pas le rebuter outre mesure et il se contente de repousser calmement les rats avec son pied lorsque ces derniers s'approchent trop près de lui.

Les remous du bateau sont insupportables dans un espace aussi renfermé. L'obscurité et la promiscuité accentuent le ressenti de la houle et je dois régulièrement porter la main à mes lèvres pour éviter de régurgiter le peu d'aliments que contient mon estomac. Le mal de mer est si intenable que j'en suis réduit à rester étendu au sol, la joue collé aux planches qui empestent le sel et l'humidité. Ma nausée est telle que je garde la bouche entrouverte au cas où un haut-le-cœur inattendu déverserait un flot de vomi par terre.

D'ailleurs, je ne suis pas le seul à souffrir ainsi. Ronh et Naya sont également couchés sur le dos, les yeux fermés et les traits crispés, tentant vainement de conserver une respiration calme tandis que chaque vague manque de les achever.

Ronh ne tient pas longtemps comme ça et, après seulement une heure de traversée, il se contracte brusquement et se tourne sur le flanc pour vomir aux pieds de L'Oméga. Ce dernier a un léger mouvement de recul, mais retire sans broncher un mouchoir de sa besace pour le tendre à mon ami.

L'air est désormais irrespirable. Plus le bateau affronte les flots mouvementés, plus ses passagers rendent leurs tripes dans la cave. L'odeur infecte n'aide pas les estomacs à s'habituer aux remous et l'insalubrité est difficilement supportable. En guise de latrines, l'équipage ne nous a donné qu'un large baquet en bois avec interdiction formelle de nous rendre sur le pont. La situation est pitoyable : nous en sommes réduits à devoir faire nos besoins au vu et au su de tous.

Certaines âmes pudiques ne pouvant se résoudre à cela, des flaques de pisse s'étendent sous les jupons des dames et viennent humidifier nos fesses posées au sol. Les gémissements des malades ajoutent une note dramatique à la scène et je songe brièvement au ridicule de ma vie, si profondément ancré qu'il me fait parfois douter sur l'utilité de continuer à me battre.

Le vent souffle de plus en plus fort à l'extérieur. A mon tour, je ne peux me retenir davantage et me mets à vomir bruyamment, incapable de relever mon visage du sol. Mon corps entier est agité de tremblements et je serre les dents pour garder un contrôle illusoire dessus.

La traversée doit durer quatre jours. J'ignore dans quel état j'arriverai à Ano'h.


***


C'est L'Oméga qui m'arrache de ma torpeur lorsque le bateau accoste sur les côtes gelées d'Ano'h. La joue collée au plancher et les yeux gonflés par le manque de sommeil, je mets du temps à m'extirper de mon état comateux. La maladie m'a ôté toute force et je peine à reprendre mes esprits, d'abord complètement perdu quant à l'endroit où je me trouve.

C'est lorsque je tente de parler et que ma bouche pâteuse, douloureux rappel du manque d'eau dont souffre mon corps, m'empêche de prononcer un mot que le souvenir des derniers jours ressurgit dans mon esprit. Grimaçant, je grommelle quelques mots incompréhensibles et tente de me redresser sur un avant-bras. Ce dernier se met à trembler comme celui d'un vieillard et il me faut l'aide de Hassan pour pouvoir me remettre debout sans chanceler.

Nous nous traînons péniblement vers la trappe entrouverte au-dessus de nos têtes et le rayon de soleil qui se faufile par l'ouverture me brûle atrocement la rétine. Je pose la paume de ma main sur mes yeux aveuglés pour tenter de les protéger de la luminosité et remarque alors que mon gant est tâché de vomi. Le constat m'arrache une grimace et je songe à l'aspect rebutant que je dois actuellement offrir.

Il me faut l'aide de Lâa et de Hassan pour me hisser sur le pont. Affaibli par ces quatre jours de privation, je peine à tenir sur mes jambes et ma gorge sèche me tiraille affreusement.

La bouffée d'air frais qui me frappe de plein fouet lorsque j'extirpe ma tête dehors me semble être la plus belle chose qui me soit arrivée de toute ma vie. Une brise glaciale agite les voiles du navire et enfonce des milliers d'aiguilles gelées dans mon visage. La douleur est si vivifiante que je la remercie d'exister, et je prends le temps de fermer les yeux quelques secondes, juste pour savourer cette froideur redonner vie à ma peau flétrie par l'obscurité et la maladie.

Pendant un bon moment, je ne parviens pas à ouvrir les yeux, la noirceur de la cave les ayant totalement déshabitués à la clarté du soleil. Je longe le navire comme un ivrogne, titubant à chaque pas et m'appuyant lourdement contre le bastingage, une main en visière au-dessus de mes iris éprouvés par la luminosité.

A peine descendu du voilier, je pose le pied sur une plaque de verglas et manque de m'écrouler de tout mon long sur le quai. Cette maladresse m'arrache un sifflement agacé et je serre les poings pour reprendre contenance, énervé à l'idée de me montrer sous un jour aussi vulnérable.

Pour prouver que je maîtrise mon corps, je m'avance d'un pas décidé vers les tonneaux entreposés à l'autre bout du quai et manque de dégueuler à chaque pas. La lueur blafarde du matin révèle à mes yeux épouvantés l'état abominable de mes vêtements, tâchés de pisse et de vomi.

L'odeur que je trimballe derrière moi doit être écœurante.

Heureusement, je remarque vite que mes amis sont dans le même état, et même L'Oméga semble ébranlé par cette traversée des enfers. Les mains crispées sur les pans de sa cape qu'il serre fortement contre lui, il avance d'une démarche légèrement chaloupée, la tête penchée vers le bas.

Finalement, seule Lâa arbore un sourire satisfait qui manque de faire rouler mes yeux dans leurs orbites. J'ignore comment elle a pu supporter aussi bravement ce voyage, mais elle semble fraîche comme un gardon. Qu'elle m'agace !

— Bon les gars, s'exclame-t-elle en frappant joyeusement dans ses mains, tout le monde est indemne ?

Quatre regards noirs lui répondent et elle glousse de contentement, sûrement amusée de nous voir dans un tel état de galère.

— Il va falloir qu'on se remette vite en route, continue-t-elle. Il faut qu'on atteigne La Muraille le plus vite possible avant que les conditions météo ne changent. Ano'h est une toute petite île, elle est donc particulièrement vulnérable aux Bulles. Si on a de la chance, on mettra moins d'une semaine à franchir La Muraille. De l'autre côté se trouve un petit port où un ancien ami travaillait. Si c'est toujours le cas, sûrement pourra-t-il nous faire traverser jusqu'à Beana'h pour une modique somme.

Le reste de la horde acquiesce silencieusement et j'en profite pour faire un peu plus attention à ce qui se trouve autour de moi.

Une brume grisâtre plane sur le port, dissimulant les mâts des voiliers qui s'agitent doucement sur les flots. Les quais étroits sont encombrés par des tonneaux de marchandises et quelques marins s'affairent à les tirer vers un entrepôt délabré qui se dresse péniblement à quelques mètres de nous. Au-dessus de nos têtes, des éclats de plumes virevoltent inlassablement en riant et en caquetant, se moquant de notre incapacité à les rejoindre dans les cieux.

Le froid est presque insupportable en cette matinée. Si je savais à quoi m'attendre, je crois que mon corps, lui, avait oublié à quel point il détestait ce genre de température. Il a pourtant connu bien pire lorsque j'errais dans les plaine glacées de Kema, mais cet imbécile semble prendre un malin plaisir à l'omettre.

Lâa s'élance vers la petite ville qui s'éveille doucement et nous la suivons sans broncher, encore secoués par cet éprouvant voyage. Le soleil grimpe difficilement vers le zénith, ralenti par le froid qui semble peiner sa course. Les gens d'ici sont différents de ceux qui vivent sur Lem'ha. Peu d'âmes courageuses ont déjà mis le nez dehors, mais le peu que nous croisons tranchent avec la grâce et la délicatesse de celles qui évoluent à Ma'la.

Ici, pas de peau diaphane ni de matières aériennes, tout n'est que rudesse et grossièreté. Les peaux sont craquelées, abîmées par le vent et le froid, les yeux secs, le sourire rare. Les plus fortunés se sont enroulés dans des fourrures sûrement arrachées à des prix faramineux auprès de marchands malhonnêtes.

L'immense majorité des habitants d'Ano'h est cependant loin de pouvoir aspirer à un tel luxe. Le royaume est pauvre, d'autant plus qu'il est situé entre deux îles particulièrement misérables et éloignées des principaux flux commerciaux. Au Nord-Est se situe Koha et ses forêts gelées, ses marchands d'esclaves et sa forteresse imprenable. A l'Ouest se trouve la partie inexploitée de Beana'h, seulement constituée de plaines glacées qui s'étendent jusqu'aux Pleureuses où sont acheminés bon nombre d'esclaves pour travailler dans les mines.

Finalement, Ano'h sert de plaque tournante pour le trafic d'esclaves et seules quelques auberges parviennent à tirer leur épingle du jeu, la plupart des commerces ne servant qu'à ravitailler quelques marchands pressés de fuir cette île médiocre où le risque d'apparition de Bulles est bien trop élevé pour y vivre sereinement.

Quant au royaume de Lem'ha, il n'a jamais véritablement considéré Ano'h, la plupart des ressources naturelles qui s'y trouve pouvant également être trouvé sur Lem'ha. La donne commence seulement à changer étant donné que des Bulles empêchent les marchands de Lem'ha d'emprunter les routes du sud, mais en aucun cas cela garantit un développement prochain de l'île.

De toute la horde, seule Lâa a vécu plusieurs années sur Ano'h. Si son village a été détruit, elle a gardé une profonde affection pour cette île qui l'a vue grandir, et sa connaissance des lieux nous sera fort utile pour nous repérer.

— J'ai l'impression d'avoir avalé un rat mort, gémit soudainement Ronh à mes côtés.

Sa remarque m'arrache de mes pensées et relève un coin de mes lèvres.

— C'est vrai que tu pues de la gueule, renchéris-je avec amusement.

— Parle pour toi ! T'as vu ta gueule ? On dirait qu'on t'a roulé dessus avec une charrette ! Tu sens tellement mauvais que j'ai l'impression de me baigner dans de la merde.

— En parlant de merde, intervient Lâa en grimaçant, va vraiment falloir que vous preniez une douche. Vous êtes tous dégueulasses.

Ses yeux cuivrés glissent vers L'Oméga qui la fixe silencieusement et son nez se fronce de dégoût.

— Même vous, votre Magnificence, précise-t-elle éhontément. Votre cape est tâchée de vomi.

— J'ai eu un compagnon de traversée quelque peu sensible, répond le concerné en tournant son masque vers moi.

Et je peux l'affirmer sans hésiter, il est en train de me fusiller du regard. Impassible, je hausse les épaules et croise les mains derrière ma nuque.

— J'suis fait pour les grands espaces, moi ! J'suis pas une putain de barrique de vinasse qu'on peut foutre dans le ventre d'un rafiot !

— Il n'empêche que vous avez tellement vomi que j'ai cru que vous alliez mourir, précise L'Oméga d'un ton neutre.

A mon tour, je lui lance un regard noir et manque de lui adresser mon plus beau geste vulgaire.

— 'en faudrait beaucoup plus pour m'achever, grommelé-je dans ma barbe, avisant cependant avec dégoût les traces de vomi qui maculent ma propre cape.

— Je connais peut-être un endroit pour se laver, rebondit Lâa. Mais il va falloir marcher une bonne demi-journée.

— Parfait ! ironise Ronh qui gratte furieusement la couche de saleté qui recouvre son pantalon. Je me disais justement que je n'avais pas suffisamment souffert ces derniers jours !

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