𝟣𝟧. 𝒟𝒾𝓈𝒸𝓊𝓈𝓈𝒾𝑜𝓃 𝓉𝒶𝓇𝒹𝒾𝓋𝑒
Je remercie brièvement le marin qui vient de me vendre ses trois sacs de biscuits et le suis du regard jusqu'à ce que la nuit engloutisse son corps. A mon tour, je me tapis contre le mur de l'auberge et glisse ma précieuse trouvaille dans ma besace.
A quelques pas, Lâa remplit nos outres d'eau à un abreuvoir et Hassan la surveille dans l'ombre. Quelque part dans le port, Ronh et Naya sont en train de marchander notre traversée avec un capitaine crapuleux qui voulait nous faire payer quatre fois le prix normal. Nous avons failli couper court aux négociations lorsqu'il a émis l'idée de coucher avec Naya pour que nous puissions embarquer, mais cette dernière m'a empêché de lui balancer mon poing dans la gueule. Sous prétexte que ce salaud est notre dernière chance. Ouais...
Toujours est-il que s'il tente quoi que ce soit envers mon amie lors des prochains jours, je lui coupe les couilles.
Du coin de l'œil, je surveille L'Oméga qui tente d'échanger notre vieille carne contre des réserves de viande salée à un autre marin. En dépit de son assurance et de son autorité naturelles, je suis incapable de me convaincre qu'il peut se défendre tout seul. Je vois pourtant bien qu'il sait se battre et qu'il ne craint pas le danger, mais de sa sûreté dépend notre mission et je tiens à récupérer mes pièces d'or !
Discret, je me fraie un passage entre les badauds et les ivrognes affalés sur les pavés pour me caler à l'entrée d'une ruelle afin de mieux observer l'échange. Enveloppé dans sa cape, L'Oméga vérifie la marchandise puis tend la longe du canasson à son interlocuteur qui s'empresse de déguerpir, trop pressé de rentrer dans son taudis avant de se faire voler son butin. Je suis persuadé que L'Oméga aurait pu marchander bien plus de vivres, mais il a encore dû vouloir jouer au grand seigneur.
Je l'ai remarqué depuis le début de notre voyage, il est particulièrement sensible à la misère du monde. J'ignore si cela est dû à une sincère empathie ou à la culpabilité d'avoir toujours eu plus que les autres, mais il ne rechigne jamais à payer le prix fort, gaspillant des pièces que je préférerai voir atterrir dans ma poche.
Malgré l'heure tardive, il y a beaucoup de monde dans les rues. C'est toujours comme ça dans les villes portuaires : la journée, les plus riches se pavanent au milieu des étals marchands, les enfants courent après les chiens errants et les marins font bonne figure, mais lorsque la nuit tombe, tout ce beau petit monde sort de scène et laisse la place aux masques grimaçants des miséreux. La nuit, le marin boit et retrousse les jupes des filles, les filles aguichent les marins et dévoilent des cuisses rosées, les voyageurs se délectent du spectacle et les marchands malhonnêtes tentent de refourguer des produits défectueux à moitié-prix.
Tout ceci s'effectue avec le consentement implicite des gardes qui rodent parfois dans les rues et qui ferment les yeux sur ces exutoires auxquels ils participent allègrement. De temps en temps, pour sauver les apparences, ils traînent quelques soûlards au fort pour les laisser décuver plusieurs jours dans une cellule crasseuse, mais cela ne suffit pas à dissuader les fêtards de continuer à vider des tonneaux entiers chaque nuit.
Tout ce beau petit monde se pressent dans les auberges bondées empestant la sueur et la soupe au chou. Des couples improvisés pour la soirée se trémoussent contre les comptoirs collants tandis que les serveuses portent à bout de bras de lourdes chopes de mauvais vin. Dehors, des ivrognes vomissent sur les pavés et des voleurs s'emparent des bourses des plus inconscients.
Je vérifie d'ailleurs la mienne par réflexe puis m'approche doucement de L'Oméga. Je m'apprête à lui signaler ma présence lorsque sa voix s'élève, grave, assurée.
— Ce genre de spectacle vous fait-il envie ?
Son intervention a le mérite de me laisser bouche bée, la surprise d'avoir été découvert m'ôtant toute répartie. Je n'ai pourtant fait aucun bruit ni laissé aucun indice trahissant ma présence. Comment a-t-il su que je me tenais derrière lui ?
Silencieux, L'Oméga continue son chemin pour s'éloigner des auberges bruyantes et se fondre dans l'obscurité des ruelles. Encore ébahi, je le suis sans rechigner, les yeux rivés sur sa nuque comme si cela allait me permettre de lire ses pensées.
— Vos phéromones, explique-t-il soudainement. Vous semblez oublier que je peux les sentir.
— Mais... J'en dégage en permanence ? je m'enquiers, interloqué.
Mon interlocuteur prend le temps de se caler dans le renfoncement d'une ruelle et d'appuyer son dos contre le mur avant de se retourner vers moi.
— Presque, reprend-il calmement. Vous êtes très sanguin, vous contrôlez mal vos émotions. Et lorsque c'est le cas, vous dégagez des phéromones.
— Donc vous pouvez constamment lire en moi ?
— La plupart du temps, oui.
Sa confession éveille en moi un certain malaise, mais ce dernier n'est pas assez désagréable pour étouffer ma curiosité. J'ai beau ne pas apprécier cet homme, les mystères qui l'entourent sont intrigants, notamment parce qu'ils comportent une part de mon histoire. Comment se fait-il qu'il soit en harmonie avec sa nature profonde quand je suis incapable de trouver un quelconque avantage au fait d'être un putain d'alpha ?
— Mais comment... Enfin je veux dire... Comment vous sentez ça ? Je dégage une odeur ou quoi ?
Bien que je ne le voie pas, je suis persuadé qu'un petit sourire vient d'agiter les lèvres de L'Oméga.
— Pas vraiment, me répond-il d'une voix amusée, c'est plutôt... une sensation. Je ressens physiquement vos émotions, un peu comme un sixième sens. Il est compliqué de mettre des mots précis dessus, mais je ressens instinctivement l'état dans lequel vous êtes.
— Et pourquoi je suis incapable de ressentir le vôtre ?
Un couple d'ivrognes passe près de nous et nous gardons le silence le temps qu'il titube plus loin. Toujours sur mes gardes, je les suis du regard jusqu'à ce que les deux parties s'effondrent dans les bras de prostituées, quelques mètres plus loin.
— Nos natures sont très différentes, reprend L'Oméga en observant les prostituées traîner leurs nouvelles victimes dans une masure sombre et lézardée. Les alphas ont évolué au fil des siècles pour s'adapter aux nouvelles exigences d'une société sans omégas. Quant à mon existence, elle est aussi incongrue qu'incompréhensible. J'ignore pourquoi je suis né ici et maintenant, si semblable à mes prédécesseurs d'il y a six cents ans. Comme si j'avais atterri ici pour accomplir un dessein qui m'échappe.
Sa soudaine confession m'étonne par son honnêteté et j'ignore si j'en ressens de la satisfaction ou du mépris. D'un côté, je suis ravi d'obtenir davantage d'éléments sur cet être mystérieux, mais de l'autre, son désarroi me laisse insensible et m'irrite même un peu. Que m'importe le fait qu'il se sente seul et perdu ? Son existence est peut-être insensée, certes, mais elle n'est pas rythmée d'injustices et de violences. Je ne peux compatir avec sa souffrance.
— Est-ce que je peux apprendre ? demandé-je soudainement.
L'Oméga tourne la tête vers moi pour m'inciter à développer ma pensée. Perdu en pleine réflexion, je gratte distraitement la peau de mon avant-bras sous mon brassard en cuir.
— A maîtriser mes phéromones, explicité-je.
— Vous souhaitez vous venger ? réplique mon interlocuteur d'un ton léger.
D'abord confus, je hausse un sourcil incertain en sa direction avant de comprendre qu'il fait allusion aux moments où il a utilisé ses phéromones pour nous assujettir. Aussitôt, un rictus moqueur tord mes lèvres et je renifle avec un dédain feint.
— Vous le mériteriez, rétorqué-je en maîtrisant mon sourire.
— Certainement, consent-il. Mais je n'ai pour l'instant pas d'autre choix pour asseoir mon autorité en cas de crise.
— Vous craignez qu'on se rebelle contre vous ?
— Peut-être. Dans tous les cas, je ne pourrai jamais vous faire entièrement confiance.
— C'est bien réciproque.
Pendant quelques secondes, le silence – tout relatif soit-il étant donné les cris des ivrognes, les rires des filles et les chants des marins qui résonnent en arrière fond – se réinstalle entre nous. Nous regardons Lâa et Hassan discuter avec un vieil homme estropié, au corps si rabougri qu'il semble se replier sur lui-même comme un cloporte. Sûrement ce dernier tente-t-il de leur vendre quelques objets inutiles bien trop cher.
— Vous ne m'avez pas répondu, remarqué-je soudainement.
Alors que je m'attends à ce que L'Oméga me demande de quoi je parle, je l'entends renifler avec amusement.
— Je sais, répond-il en réarrangeant les bords de sa capuche au-dessus de son masque.
— Vous ne comptez pas le faire ?
— Je ne suis pas certain d'avoir la réponse.
— Vous ne l'avez pas ou vous ne voulez pas me la donner ?
Le concerné soupire et appuie sa tête contre le mur pour observer les étoiles qui scintillent au-dessus de nous.
— Cela fait des siècles que votre nature d'alpha a été altérée, commence-t-il d'une voix douce. Vous avez évolué pour survivre et c'est le cycle naturel des choses. Cependant, vous émettez toujours des phéromones et, en tant qu'oméga, je les ressens. Je suppose donc qu'il vous serait possible de les contrôler, mais j'ignore comment faire.
— Comment faites-vous pour contrôler les vôtres ?
— Avec mon intention. Je ne saurais l'expliquer parfaitement, mais si je souhaite vous impressionner et que je dirige ma concentration sur vous, mes phéromones vous atteindront. Disons que c'est comme un prolongement de ma pensée.
— Je crois que j'ai déjà ressenti vos phéromones... en dehors des fois où vous avez essayé de me contrôler avec.
Le masque d'obsidienne se tourne vers moi et j'en observe chaque décoration, chaque dorure, chaque symbole. L'envie de l'arracher du visage de son propriétaire me brûle les doigts, mais je ne peux me permettre un tel affront. Pourtant, nous ne sommes pas si différents. En dépit de nos natures opposées, nous fonctionnons de la même façon et nous possédons – en théorie – la même capacité à influencer l'autre.
— L'alpha que nous avons vu en arrivant à Sten, complété-je, ça ne vous a pas laissé indifférent. Je saurais pas comment l'expliquer, mais j'ai directement su que vous étiez en colère et que vous vous en vouliez. Donc il vous arrive à vous aussi de ne pas contrôler vos phéromones ?
Me basant sur la discussion honnête que nous entretenons depuis quelques minutes, je pars du principe que L'Oméga va me répondre en toute transparence. Pourtant, je sens très vite que la donne a changé. En une fraction de seconde, son corps se contracte et une impression de dureté se dégage de lui, comme s'il avait érigé une barrière invisible entre lui et moi.
Du coin de l'œil, j'aperçois Ronh et Naya s'approcher de nous à grands pas et devine qu'ils ont mené à bien leur mission. Sans un mot, L'Oméga se décolle du mur puis se dirige vers eux, désormais aussi hermétique qu'il l'a toujours été.
— Ayez la décence de rester à votre place, siffle-t-il derrière son épaule avant de m'abandonner dans la ruelle, l'air confus et l'estomac noué par la colère.
Putain, que je déteste ce type !
NDA : Hello tout le monde, j'espère que tout le monde tient le coup en ce début d'année :)
Perso, je suis pas mal occupée par mon boulot donc j'ai moins le temps d'écrire - d'autant plus que je travaille toujours sur une autre histoire en parallèle - mais j'essaie d'être la plus régulière possible. En tout cas, je suis toujours ravie de voir que quelques personnes continuent à suivre cette histoire !
A très bientôt !
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