𝟣𝟦. 𝒯𝓇𝒾𝓈𝓉𝑒 𝓅𝒶𝓃𝓉𝒾𝓃


Les sept jours qu'il nous a fallu pour atteindre la périphérie de Sten ont été d'un ennui mortel. Aux paysages mornes se sont succédé les nuits glaciales, et nous avons dû diminuer drastiquement notre consommation d'eau parce les quelques ruisseaux épars qui traversent encore l'Entre-Forêt proposent une eau marronâtre, dangereuse pour les humains. Chacun s'est donc efforcé d'économiser le contenant de son outre, mais il devient urgent de les remplir à nouveau.

Les dernières heures se sont effectuées la bouche sèche et le cerveau embrumé, dans un silence des plus épais censé préserver nos dernières forces et un semblant de bonne entente.

Ronh en particulier a toujours été sensible au manque d'eau. Ces deux derniers jours ont été une véritable épreuve pour lui et le moindre imprévu pouvait le faire sortir de ses gonds, n'était-ce qu'une respiration un peu trop saccadée de notre part. En tête de file, il avance d'un pas décidé, la tête rentrée dans les épaules et les poings serrés contre les cuisses, bien déterminé à atteindre Sten en un temps record.

Résilient, L'Oméga s'est adapté à ses sauts d'humeur sans broncher, ne protestant pas lorsque nous avons dû intensifier le rythme de marche. Sa silhouette, qui paraît bien frêle entre celles de Ronh et de Lâa, se meut avec une agilité déconcertante à travers les branches mortes et les troncs échoués dans la boue noirâtre. Son armure rutilante est tâchée en plusieurs endroits mais il ne semble pas s'en soucier, se contentant de suivre de très près la hache de Ronh qui se balance furieusement dans son dos.

La périphérie de Sten est composée en majeure partie de collines pelées, rasées par le vent glacial qui souffle inlassablement dans la région. Les quelques prés qui subsistent ont un sol tellement gelé qu'il est impossible d'y planter quoi que ce soit. La famine sévit dans le coin, parfois pendant de longues années, et les anciens fermiers travaillent désormais dans les volcans endormis qui entourent la ville. Là, ils récoltent l'obsidienne si précieuse pour l'artisanat local et les rites vénérant Yalah. De par sa couleur et son intensité, cette roche a toujours été symbole de puissance, que ce soit dans le bon ou mauvais sens du terme. Je me demande d'ailleurs si le masque que porte constamment L'Oméga ne provient pas de cette région.

Je ne me suis rendu que quelques fois à Sten, et toujours à contrecœur. La ville est connue pour ses marchés d'esclaves et pour sa très grande violence. Les alphas y sont strictement interdits et toujours torturés à mort lorsqu'ils sont découverts. Ronh et moi avons failli en faire les frais il y a trois ans lorsque, complètement bourrés, nous nous sommes aventurés un peu trop loin dans les murs puis avons déclenché une bagarre et passé à tabac plusieurs gardes. Je me rappelle encore de l'accélération que nous avons dû taper pour esquiver pierres et couteaux aiguisés.

— Tu te remémores les bons souvenirs ? intervient justement mon ami.

Amusé, je tourne la tête vers lui et observe ses mèches crasseuses, collées à son front par la sueur. Ses lèvres sèches sont craquelées à cause du manque d'eau et une griffure récente traverse sa joue gauche.

— Essayons d'échapper à la pendaison cette fois aussi, je réponds avec un rictus moqueur.

Ronh s'esclaffe puis lève les bras au-dessus de sa tête pour s'étirer. Le mouvement me fait parvenir l'odeur de ses aisselles et je grimace franchement en reculant.

— Oh putain frère, va vraiment falloir qu'on trouve une rivière. Tu sens plus mauvais qu'une carcasse de mouton !

Mon ami grommelle des mots incompréhensibles et tente de renifler ses dessous de bras pour confirmer mes dires. Aussitôt, son nez se fronce et tous les muscles de son visage se contractent dans une mimique de dégoût.

— Oh bordel ! s'exclame-t-il. Effectivement, c'est abominable ! Waouh, je suis devenu une véritable arme de guerre ! Putain, mais faut en profiter ! Vite, frottez tous vos armes sous mes bras !

A ma grande surprise, un petit esclaffement retentit à mes côtés et je constate avec aberration qu'il s'agit de L'Oméga. Ce dernier aperçoit mes yeux éberlués et semble se rembrunir puisque je le vois rentrer imperceptiblement la tête dans ses épaules. Cette vision fait apparaître un grand sourire sur mon visage et je ne peux m'empêcher de darder un regard railleur sur cet être qui se targue d'être si sérieux.

Heureusement pour lui, la horde ne me laisse pas le temps de le charrier et s'affaire à déplier les longues capes ternes qui nous permettront de dissimuler notre véritable nature. Fidèle à elle-même, Naya en profite pour se camper face à nous et déclamer un de ses fameux discours d'encouragement.

— Bon, je ne vous fais pas l'affront de vous rappeler quel sort est réservé aux alphas dans cette ville. Il va nous falloir redoubler de prudence, nous déplacer seulement dans les faubourgs et de préférence la nuit. Nous devons faire le plein d'eau, de biscuits, de viande salée et, si possible, de farine. La traversée jusqu'à Ano'h est courte, mais éprouvante. Avoir de quoi nous donner un regain d'énergie ne sera pas du luxe. D'autant plus que l'équipage ne nous filera pas un gramme de ses vivres.

Elle se tourne ensuite vers L'Oméga et se gratte la nuque d'un air gêné.

— Nous pouvons nous débrouiller pour payer un capitaine médiocre qui acceptera de nous prendre à bord, mais la traversée sera horrible. A moins que vous ayez une autre idée ou des contacts sur place, nous ne pouvons pas vous offrir mieux que ça.

Le concerné hausse les épaules et fixe les pans de sa cape au niveau de son cou avec une broche écaillée.

— Peu m'importe les conditions de traversée, répond-il d'une voix assurée. Le pire des capitaines ne sera pas moins dangereux que le meilleur. Sten échappe quelque peu à l'autorité royale et je ne vois pas qui serait assez digne de confiance pour que je lui révèle ma présence ici. Non, vraiment, autant s'adresser à un inconnu.

Naya hoche la tête et attache à son tour sa cape autour de son cou. Au loin, le soleil continue doucement sa course vers l'horizon et projette des lueurs chaudes sur nos visages éreintés. La silhouette des premiers faubourgs se découpe au milieu de ce camaïeu orange, comme une cruelle invitation à nous jeter dans la gueule du loup.

Sans un mot, nous reprenons notre chemin et longeons un sentier gelé, manquant de déraper à chaque pas tant la terre est devenue glissante. Le vent froid nous mord la peau et se délecte de nous voir tenter vainement de le chasser en resserrant les pans de nos capes autour de nous.

Plus nous avançons et plus la végétation devient éparse et chétive, se dressant péniblement au milieu des bourrasques glaciales et de la brume frigorifiante.

L'obscurité s'installe rapidement et c'est à cause d'elle que nous ne distinguons pas immédiatement la silhouette qui se balance au bout du chemin. C'est mon instinct de survie qui la repère avant même que mes yeux ne se soient posés sur elle. En une seconde, mes poils se hérissent sur mes bras et un frisson agite ma nuque, m'obligeant à redresser la tête pour sonder les environs du regard.

D'un seul mouvement, nous portons tous la main à notre arme et nous figeons, attendant que notre potentiel adversaire se dévoile à nous. Mais ce dernier n'avance pas. En réalité, ses pieds ne touchent même pas le sol.

Il ne me faut pas longtemps pour comprendre de quoi il s'agit et la bile qui s'empresse de se frayer un chemin le long de mon œsophage me le confirme assez bien. Mon poing se crispe autour de ma masse et je serre les dents jusqu'à sentir l'élancement douloureux dans ma mâchoire.

Mes amis quittent à leur tour leur posture de méfiance pour adopter celle de la gêne, cette gêne chargée de rancœur et d'impuissance, cette gêne qui pousse à détourner le regard et à ravaler sa colère, cette gêne d'être confronté à ce qui ne devrait même pas exister.

Seul L'Oméga reste sur ses gardes. Évidemment, ce genre de spectacle lui est inconnu et il ne comprend pas qu'aucun danger n'émane de ce corps englouti par l'obscurité.

N'ayant pas la patience de lui expliquer la situation, je l'attrape par le bras et le tire derrière moi.

— Y a rien à craindre, grommelé-je d'une voix pleine de rancœur. Il va rien vous faire.

Esquiver le corps est mission impossible ; ces salauds se sont fait un plaisir de l'exhiber en plein milieu du seul chemin qui mène à Sten.

Ce n'est que lorsque nous ne sommes plus qu'à quelques pas qu'un son étranglé s'échappe des lèvres de L'Oméga. Ma poigne se resserre autour de son bras et j'aperçois mes amis presser le pas pour ne pas souffrir de cette infâme vision qui s'offre impudiquement à nous.

Contrairement à eux, je m'oblige à lever les yeux pour contempler le cadavre pendu par les pieds, le dos et le torse lacérés de blessures purulentes, la bouche fondue dans un amas de chairs brûlées et le sexe découpé, cloué dans sa main gauche. Déjà en mauvais état, le corps commence à se décomposer malgré le froid ambiant, dégageant une odeur fétide de viande avariée, et quelques mouches volettent autour de lui.

Je veux tout voir, ne rien manquer, ancrer chaque détail dans mon esprit, me souvenir de chaque parcelle de ce corps mutilé, m'en servir pour alimenter ma rage et ma soif de vengeance, m'en rappeler suffisamment pour pouvoir, un jour, lever la main sur les salauds qui lui ont infligé ça.

La colère qui me broyait les entrailles se déverse d'un coup dans le reste de mon corps et je la sens brûler ma gorge, forçant le passage pour m'obliger à la vomir sur ce monde dégueulasse qui nous exècre tant.

Désormais aussi inerte qu'un pantin laissé à l'abandon, L'Oméga se laisse docilement tirer derrière moi, le corps dénué de toute volonté. Son masque d'obsidienne est résolument rivé sur le cadavre et le bras que je serre dans ma main est agité de légères contractions.

— Pourquoi... ? finit-il par articuler d'une voix enrouée.

Ma mâchoire se contracte plus violemment et je détourne enfin mon regard du corps mutilé.

— C'est un alpha, grondé-je en serrant les dents. Ils lui ont fait avaler des braises et lui ont coupé la bite pour le punir.

— De quoi ?

— D'exister, je réponds d'un ton plein de rancœur.

En réalité, j'ignore quel tort a pu lui être incombé : avoir fait de l'ombre à un noble ? Osé partager le même trottoir que lui ? Souri à un gamin bêta ? Les fautes sont trop nombreuses et trop ridicules pour en sortir une seule du lot.

Une contraction plus forte que les précédentes agite le bras de L'Oméga et son aura gonfle soudainement, projetant une multitude de phéromones chargées de colère autour de lui. Le choc m'est si violent que je suis obligé de lâcher son bras et de faire un pas en arrière, la main pressée sur le cœur.

La tête toujours tournée vers le cadavre, L'Oméga serre les poings de toutes ses forces contre sa cape et son aura est chargée de tant de sentiments négatifs qu'il m'est difficile de mettre un mot dessus. Son esprit semble n'être plus que fureur et chaos et je suis certain que, si je pouvais apercevoir ses yeux, j'y verrai le reflet de toute la rage qui pourrit en moi depuis des années.

Alors j'attends. En dépit du malaise que me procurent ses phéromones et de l'affreuse vision que m'offre le cadavre, j'attends qu'il finisse de décharger sa colère, j'attends qu'il prenne pleinement conscience de la triste réalité de son royaume et de l'impuissance de son rôle consacré. Pétri d'une satisfaction malsaine, j'attends et je l'observe choir de son piédestal pour venir me rejoindre dans la boue nauséabonde des miséreux de ce monde, dans la boue qui engloutit les rêves et crève les espoirs les plus fous.

Et je m'en délecte.



NDA : Désolée, je sais que j'enchaîne avec les scènes de violence, mais j'essaie de transmettre au mieux la noirceur de l'univers que j'ai créé. J'espère que ça vous plait quand même... Promis il y aura des scènes plus joyeuses !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top