𝐸𝓅𝒾𝓁𝑜𝑔𝓊𝑒


Je crois que je ne m'y ferai jamais, à ces grandes terres désolées, à ces étendues arides où rien ne pousse, rien ne vit. Parfois, quand cela fait plusieurs jours que je n'ai pas entendu d'autre bruit que celui de ma respiration, je me surprends à me demander si je suis réellement en vie. Pourquoi le serais-je, finalement ? Pourquoi moi et pas les autres ?

Au fil de mes pérégrinations ces dernières années, j'ai fini par comprendre que plus des trois quarts de l'humanité avait péri lors de la fin du monde, des bêtas pour l'essentiel. Depuis, se retrouvant en infériorité numérique et ayant d'autres priorités que celle d'assujettir des alphas qui auraient toutes les bonnes raisons de se venger, aucun système esclavagiste n'a été remis en place. En réalité, aucun système tout court n'a vraiment été recréé si ce n'est une certaine organisation locale, sous forme de tribus plus ou moins solidaires. Ces dernières construisent ensuite des villages et mettent en commun les ressources trouvées sur un territoire donné. L'avantage d'une telle formation, c'est qu'à part quelques conflits locaux, la menace d'une guerre imminente ne menace plus la stabilité du monde.

Ce dernier d'ailleurs ne diffère pas seulement du précédent d'un point de vue démographique ou organisationnel, non, c'est toute sa géographie qui a été bouleversée par la catastrophe. J'ai commencé à le comprendre quand, après avoir repris des forces sur ce qui était jusque-là le royaume de Koha, j'ai cherché à en sortir par la mer mais n'ai rencontré cette dernière nulle part. Avec stupéfaction, j'ai alors réalisé que les différentes îles de Na'voah s'étaient remodelées, s'agençant ou s'éloignant les unes des autres, façonnant dans tous les cas un monde dans lequel je n'avais plus mes repères.

Il m'a donc fallu l'explorer, encore et encore, gravir de nouvelles montagnes éventrées et me perdre dans les tréfonds des forêts, comprendre où commençaient et où finissaient les nouvelles mers, trouver des gens assez aventureux pour me les faire traverser sans savoir ce qui se trouvait de l'autre côté. Finalement, j'ai fini par mieux délimiter ces terres inconnues, je les ai appréhendées et apprivoisées, je suis capable de m'orienter quasiment partout.

Et pourtant, ma famille reste introuvable.

Toutes mes errances ne convergent que vers ce but, ne sont animées que par le souhait de revoir un jour ceux que j'aime. Où que j'aille, quelles que soient les personnes que je rencontre, je leur pose des questions sur Chayyim, sur Lana, sur Naya et Nilo, et à chaque fois, mes espoirs partent en fumée. Ils ne sont nulle part.

Parfois, quand l'abattement est tel qu'il parvient à fissurer la paroi de mon cœur, j'ai un aperçu des affres de souffrance que renferme ce dernier et je sais alors que je ne survivrai pas à la perte de ma famille. Seule cette quête me maintient en vie et me permet d'endormir mes autres émotions, sans elle, je sombrerai entièrement. J'ai besoin de croire qu'ils sont en vie quelque part, n'importe où, et que je finirai par les trouver, fut-ce au crépuscule de ma vie.

Parce que je suis constamment en mouvement, je n'ai pas formé d'attache avec les autres survivants. Il m'arrive de partager mon repas avec un groupe de paysans ou de réfugiés, redécouvrant ainsi une forme de solidarité qui m'a toujours été refusée. Je ne dirais pas que la méfiance à l'égard des alphas a totalement disparu, mais elle est minime par rapport à la haine étouffante qui nous accompagnait auparavant.

Depuis quelques mois cependant, je ne voyage plus seul. Moi qui répugnais à trouver des compagnons parce qu'il me semblait que cela allait me ralentir, je me suis retrouvé à marcher aux côtés d'Elys sans même m'en rendre compte.

A dire vrai, ce compagnonnage n'est pas de mon du. La première fois que je suis tombé sur ce gamin taciturne, je venais d'accoster dans la nouvelle ville de Pra'la, soi-disant la plus prospère de ce nouveau monde. De fait, les façades décorées des bâtiments et le nombre de marchands sur le port ont confirmé cette rumeur et j'ai cru un instant revenir plusieurs années en arrière, quand j'avais débarqué pour la première fois à Ha'melona.

C'est sur les quais que j'ai croisé Elys, à peine quelques minutes après mon arrivée. Il était assis négligemment entre deux tonneaux, le dos à moitié avachi par terre et les jambes étalées devant lui. Son attitude flegmatique m'a d'abord fait penser à un vagabond aviné ou un gosse des rues trop faible pour bouger, mais il m'a suffi de croiser son regard pour être détrompé. Loin d'être vitreux ou de flotter dans le vide, ses yeux scrutaient chaque passant avec une attention à la limite du désagréable, comme s'il cherchait quelque chose de précis ou tout simplement à retenir tous les visages qu'il croisait.

Quand son regard intrusif a croisé le mien, il ne s'en est pas détourné pendant près d'une minute, ne cillant même pas pour chasser la poussière qui volait autour de lui. Agacé par ce contact visuel que j'aurais dû ignorer dès le début, j'ai d'abord essayé de le maintenir avant d'abandonner, une sourde colère coincée au fond du bide. Alors quand le gamin s'est mis à courir pour me rejoindre, j'ai cru que j'allais le balancer dans la flotte.

En fait, c'est exactement ce que j'ai fait, deux heures plus tard, quand son ombre envahissante a continué de me coller aux semelles malgré mes menaces et mes injonctions. Au lieu de déguerpir comme tout sain d'esprit ou juste d'ouvrir la bouche pour m'expliquer la raison de son comportement, il se contentait de me suivre en silence, ses petits yeux d'un gris très foncé rivés sur moi, son visage brûlé par le soleil aussi inexpressif qu'un roc.

J'ai tour à tour cru qu'il voulait me dépouiller, m'attirer dans un piège, vendre son corps et attendre que je m'écroule de fatigue pour me trancher la gorge. Je l'ai pris pour une pute, un voleur, un idiot, un inconscient. Puis je l'ai jeté dans la mer.

Mais la minute d'après, il était de nouveau derrière moi, ses vêtements trop grands pour lui collés contre son corps sec et nerveux, ses pieds nus laissant de grandes empreintes derrière lui. Le malaise qu'il me procurait était réel, pourtant, je n'ai pas eu la force de me battre plus longtemps contre lui. Je me suis dit qu'à force de me suivre, il finirait par se fatiguer, qu'il abandonnerait de lui-même... Et c'est ainsi que je me suis retrouvé à sillonner le nouveau monde en sa compagnie.

Il a ouvert la bouche pour la première fois un mois après notre rencontre. J'étais en train de m'acharner sur un arbre qui ne voulait pas délivrer ses fruits quand le gamin est passé devant moi en maugréant un « c'est pas comme ça qu'on fait » avant d'enrouler bras et jambes autour du tronc et de se hisser jusqu'au sommet pour secouer les branches et donner de violents coups de pied dans les fruits.

Stupéfait, je l'ai observé faire sans rien dire, et quand il est redescendu sur terre, sa petite gueule atone m'a paru moins désagréable. Ce soir-là, je lui ai dit mon nom et lui le sien. J'ai coupé ses cheveux pouilleux de mon poignard et lui ai expliqué quelle plante utiliser pour éloigner la vermine ; il m'a montré sa technique pour grimper aux arbres et son agilité dans le combat au corps à corps.

Je crois qu'au fond, ce qui a contribué à ma tolérance envers lui, c'est qu'il doit avoir à peu près l'âge que devrait avoir Lana aujourd'hui, à peine plus jeune. Quand j'ai réalisé cela, je ne suis plus jamais parvenu à l'invectiver pour un rien. Au fond, c'est simplement un gosse, et s'il ne pourra jamais remplacer la mienne, je crois que j'ai souhaité un instant qu'il puisse apaiser son souvenir.

Elys connaît mieux le nouveau monde que moi. J'ai d'abord cru qu'il était orphelin mais il m'a ensuite parlé de sa famille avec respect et tendresse, ne s'appesantissant pas sur les détails si ce n'est qu'il l'avait quittée quand il a eu douze ans afin de partir à l'inconnu. C'est tout.

Le gamin me surprend souvent par sa maturité et son absence d'émotions trop vives. Chez lui, tout est mesuré, ses mots comme son apparence, rien ne semble pouvoir réellement l'ébranler et si je ne vivais pas avec lui, je pourrais croire qu'il se contrefout de tout.

Il n'empêche que j'ai fini par m'attacher à lui, ne serait-ce que pour sa présence silencieuse qui me fait me sentir un peu moins seul. Alors quand c'est lui qui décide où nous allons, je me plie à sa volonté et le suis à travers les villages qui se développent le long du littoral, au pied des rares collines qui subsistent, dans les plaines les moins désolées.

Ces dernières années, la nature devient plus fertile, moins sauvage, certains endroits commencent à se couvrir d'une maigre végétation, les animaux sortent de l'ombre. Il est encore difficile de cultiver le sol, la brume blanchâtre qui recouvre le ciel enveloppe ces nouvelles terres d'un climat uniforme, à peine plus froid dans l'hémisphère nord, là où se trouvaient autrefois les îles de Kema et de Koha. Souvent, un brouillard intense se lève la nuit pour s'installer plusieurs jours, compliquant déplacements et travail quotidien. Les gens vivent encore avec la sourde angoisse qu'une catastrophe imminente s'abatte à nouveau sur eux, les conséquences terribles de la dernière sont encore inscrites au fer rouge dans les cœurs.

Pour l'instant, cela incite hommes et femmes à agir avec prudence. A la longue, je sais pertinemment que les mêmes vices reviendront les ronger de l'intérieur.

Le paysage que je découvre aujourd'hui est plus verdoyant que la plupart de ceux que j'ai traversés. Il nous a fallu marcher plusieurs jours depuis le rivage et traverser des terres arides où personne ne vit avant de l'atteindre. Coincé entre deux pans de montagne éventrés, il se compose d'une vallée étroite au milieu de laquelle serpente un ruisseau à l'eau cristalline, bien loin des rivières viciées auxquelles j'étais jadis habitué. Une vingtaine d'habitations ont été construites ici grâce au bois de la forêt chétive qui parsème encore les versants, quelques moutons se promènent en liberté autour de petites parcelles agricoles dans lesquelles s'activent les habitants.

Elys s'avance d'un pas déterminé vers ces derniers et il me semble soudainement bien plus pressé qu'à l'ordinaire.

— Connais-tu ces gens ? le questionné-je d'un ton curieux.

— C'est le village où j'ai grandi.

Surpris, je jette un coup d'œil à son visage hâlé et y découvre une expression apaisée, une douceur dans son regard qui a quelque chose de soulageant tant j'ai fini par croire que rien ne pouvait émouvoir ce gamin. Presque attendri par le sourire qu'il ne parvient pas à contenir, je le suis le long du sentier qui mène au village. Sur la route, il salue des hommes et des femmes qui poussent des exclamations de joie en l'apercevant, prend le temps de discuter avec eux et de se laisser enlacer par certains.

Je reste en retrait, autant par habitude que par pudeur, au fond bien peu enclin à parler de bagatelles avec des gens que je ne connais pas. Progressivement, nous finissons par traverser le village pour nous diriger vers une maison construite un peu plus haut que les autres, sur le versant ouest de la montagne. J'en distingue à peine le toit qu'une ombre traverse soudainement mon champ de vision et se jette sur mon petit compagnon de route.

Ce dernier a à peine le temps de grogner qu'une jeune femme corpulente l'enserre dans ses bras musclés tout en lui frottant énergiquement le crâne.

— Par tous les dieux, saleté de chenapan, fils et frère indigne, c'est maintenant que tu daignes rentrer !

— Lâche-moi, marmonne Elys d'un ton bourru que trahit cependant les coins retroussés de ses lèvres.

— Te lâcher ? Tu t'enfuis pendant quatre ans et tu me demandes de te lâcher ? N'as-tu donc pas honte ? Et la cause de ta quête ? As-tu seulement trouvé ce que tu cher...

Sa tirade s'arrête ici car, à ce moment-là, ses grands yeux argentés croisent les miens et son beau visage se décompose aussitôt. Malgré moi, un certain malaise me tord les entrailles tandis que son regard continue de me scruter comme s'il cherchait à pénétrer dans les tréfonds de mon âme. Sans savoir pourquoi, sa fixité me dérange, me donne l'impression d'avoir été pris la main dans le sac, m'exhorte à me justifier d'un comportement qui m'échappe.

Puis, après d'interminables secondes, la jeune fille lâche Elys, s'avance vers moi puis recule d'un pas.

— Il faut rentrer à la ferme, déclare-t-elle d'une voix plus rauque.

Vaguement inquiet, j'hésite à suivre la fratrie jusqu'à leur foyer, persuadé que ce qui m'y attend me bouleversera. J'ignore d'où provient cette crainte, mais à l'instant-même où j'ai vu ces deux gamins côte à côte, quelque chose s'est éveillé en moi, quelque chose d'endormi depuis longtemps et qui ronge désormais pernicieusement les parois de mon estomac.

Il faut qu'Elys m'attrape par le bras pour me décider à avancer. Ensemble, nous nous approchons d'une petite maison au toit de chaume devant laquelle s'entassent divers outils pour travailler dans les champs. La végétation autour reste chétive mais on a essayé de créer un potager près de la grange située à quelques pas de la demeure principale.

Mon jeune compagnon de route s'y précipite avec ravissement en sifflant un air que je ne connais pas et je reste là, debout sur le sentier, à contempler ce petit noyau de vie rustique duquel s'échappe toutefois une impression de pur bonheur.

La brume qui recouvre le ciel est plus fine par ici, laissant passer une luminosité vive que j'attribue au soleil et qui me fait plisser les yeux tant je n'y suis plus habitué.

C'est dans cet aveuglement partiel qu'apparaît une silhouette élancée dont les contours vaporeux ne me sont pas bien distinguables. Elys se trouve à ses côtés, sa sœur également. J'ai conscience qu'ils m'observent quand mes poils se hérissent sur mes bras et que mon cœur rate un battement. Que se passe-t-il exactement ? Qui sont-ils ?

J'ai à peine le temps de me poser ces questions que la silhouette se précipite vers moi, me surprenant par sa rapidité et par la vague d'angoisse qu'elle soulève dans mon estomac. Je m'apprête à porter la main à ma masse pour me défendre quand une odeur suave me parvient soudainement, une odeur qui provient du gouffre de mon passé, une odeur qui fait fondre la barrière qui entoure mon cœur et manque de faire dérober mes pieds sous mon propre poids. Une odeur que j'avais fini par oublier, une odeur qui me bouleverse tellement que je ne pense pas pouvoir m'en remettre si elle n'est qu'une cruelle illusion. Je ne peux y croire... C'est impossible, c'est...

— Kahn... ?

Un mot. Il n'a suffi que d'un simple mot pour que les dernières années de mon existence se fracassent sur mes épaules et me fassent chanceler comme un homme ivre. Hébété, le cœur battant la chamade et les mains tremblantes, j'ose à peine regarder l'homme qui s'avance vers moi, le visage déformé par l'émotion, la voix brisée. Ce n'est que lorsque mes yeux sombrent dans les étoiles qui constellent les siens que je m'écroule à genoux sur le sol, terrassé par toutes ces émotions que je me suis obligé de contenir ces dernières années.

L'homme se précipite aussitôt vers moi et se jette dans mes bras que j'ai désespérément tendus vers lui.

— Kahn, Kahn, par tous les dieux, c'est bien toi, tu es bien réel... Oh mon amour, mon bel amour, où étais-tu ? Pourquoi... ? Pourquoi tant de temps... ? Kahn, je... Oh par tous les dieux, tu es bien vivant... tu es bien vivant...

Et Chayyim éclate en sanglots contre mon torse tandis que je le serre contre moi jusqu'à nous en étouffer. Les larmes brouillent ma vision et étrangle ma gorge, je suis incapable de proférer un seul mot, incapable de réaliser ce qui est en train de se passer, terrifié à l'idée que tout ceci ne soit qu'un cruel songe. Alors je le serre, je le serre encore et encore, je le serre jusqu'à m'en briser les bras, je le serre dans le fol espoir de pouvoir le faire fusionner avec mon propre corps, je le serre jusqu'à en devenir fou.

— Mon amour, répète Chayyim d'une voix étranglée, mon amour, mon alpha... Tu es ici... tu es bien ici...

La poitrine inondée d'émotion, je tente d'embrasser son visage, déposant mes baisers à l'aveugle tant je ne suis plus conscient de mes faits et gestes. J'enfonce mes lèvres dans ses cheveux ébènes, les fais glisser sur son front noble, les appuie contre sa peau sèche. Je veux m'enivrer de lui, entièrement. Je veux qu'il soit réel.

De mes mains tremblantes, je finis par le repousser doucement pour pouvoir le contempler et manque aussitôt de repartir en sanglots quand je me retrouve enfin en face de ses grands yeux étoilés, de son magnifique visage abîmé par la rude vie de paysan, de ses pommettes saillantes dont la gauche est traversée par une large balafre, de son être tout entier qui me rend enfin à la vie.

— C'est bien toi, murmuré-je à mon tour d'un ton incrédule... Bordel, c'est vraiment toi...

— Oh mon amour je t'ai tant attendu, j'ai tellement prié pour toi... Que t'est-il arrivé ? Pourquoi toutes ces cicatrices sur ton visage ? Oh mon amour, je suis tellement désolé... tellement désolé de ne pas avoir été là, je...

Je le coupe en le prenant une nouvelle fois dans mes bras tandis que ses larmes mouillent mon torse.

— Tout va bien, le rassuré-je en contenant les sanglots dans ma voix, tout va bien... Mon amour... Je suis là, je suis bien vivant... Je t'ai cherché partout, inlassablement... C'est grâce à toi que j'ai survécu, c'est ton souvenir qui m'a maintenu en vie... Mon oméga, je suis bien là, je ne partirai plus jamais.

J'ignore combien de temps nous restons enlacés ainsi, aveugles à tout ce qui se passe autour de nous. Je finis tout de même par remarquer qu'Elys et sa sœur sont toujours là, à quelques pas de nous, et qu'ils nous observent avec des yeux brillants. Mon cœur bondit aussitôt dans ma poitrine quand leur présence me révèle un fait que je n'avais jusqu'ici pas voulu m'avouer.

C'est Chayyim qui finit par se décoller de moi pour suivre mon regard et qui apporte une réponse à mes questions.

— Ne reconnais-tu donc pas ta fille ? me lance-t-il d'un ton plus taquin. Il est vrai que la dernière fois que tu l'as vue, elle t'arrivait à peine au genou.

Complètement abasourdi, j'observe la jeune femme qui me fait face, son corps massif taillé par le travail de la terre, ses grands yeux argentés si semblables aux miens, ses longs cheveux noirs tressés à la manière de Naya.

Elle s'approche lentement de moi, un air toujours méfiant collé au visage, et une telle expression accentue tellement notre ressemblance que je ne peux retenir un sourire amusé.

— Tu es devenu une bien belle femme, lui dis-je en me relevant pour faire un pas vers elle. Je suis désolé de ne pas avoir été là pour te voir grandir...

A nouveau, l'émotion me serre la gorge mais je me refuse à pleurer davantage. Un peu gênée, Lana m'adresse un sourire tendre avant de me prendre maladroitement dans ses bras.

— Nous allons avoir le temps de nous redécouvrir désormais, me répond-elle d'une voix douce.

J'acquiesce, trop submergé pour faire quoi que ce soit d'autre, puis me tourne vers Elys qui nous observe de son habituel air ennuyé.

— Et je vois que tu as déjà fait la connaissance de ton fils, reprend Chayyim en m'attrapant par le bras.

— Mon... quoi ? m'étranglé-je.

Elys hausse les épaules tandis que Lana lui assène une violence frappe sur l'épaule.

— Attends, tu lui as rien dit ? Ça fait des mois que tu chemines avec lui et tu lui as rien dit ?

— Arrête de me frapper, siffle le garçon en la repoussant. J'étais en phase d'observation.

— Observation de quoi, tête de lièvre ? T'aurais quand même pu lui dire qui t'étais !

— Ça aurait entaché mon travail. Je voulais d'abord décider s'il était digne ou non de rentrer à la maison.

— Mais c'était pas à toi de le décider !

— Eh oh si t'étais pas contente, t'avais qu'à bouger ton cul pour...

Hébété, j'observe mes deux enfants se disputer tandis que Chayyim, toujours accroché à mon bras, les couve d'un regard tendre.

— J'étais enceint d'Elys lorsque les cavaliers nous ont attaqués sur Vae, m'apprend-il doucement. Je m'en suis rendu compte deux mois plus tard.

— Je n'arrive pas à y croire...

— Il te ressemble énormément, tu sais ? Ça n'a pas été facile pour lui de grandir sans te connaître, il en a toujours fait un objectif de vie. Alors je n'ai pas été capable de l'empêcher de partir à ta recherche.

— Comment a-t-il pu me retrouver ? soufflé-je avec consternation. Comment a-t-il pu savoir que c'était moi sur ce port... ?

— Elys est un oméga.

Choqué, je me tourne vers mon compagnon qui me contemple en souriant.

— Tu ne t'en es pas rendu compte ? s'amuse-t-il.

— Pas du tout !

— C'est un oméga bien plus avancé que moi, il a déjà saisi toutes les subtilités de ce monde qui m'échappe... Finalement, peut-être est-il notre espoir à nous.

Ma main se serre convulsivement autour du bras de l'homme que j'aime.

— Je n'arrive pas à y croire, répété-je bêtement.

— Ce n'est pas grave, me rassure tendrement Chayyim, tu as désormais tout le temps pour te faire à cette nouvelle vie, pour découvrir tes enfants... pour rester à mes côtés.

L'esprit toujours enveloppé de brouillard, j'embrasse du regard le paysage qui m'entoure, ces pans de montagne verdoyants, cette petite maison pittoresque soigneusement entretenue, mes enfants qui se bagarrent dans l'herbe rase, l'ambiance sereine qui règne entre les villageois.

— Ai-je vraiment le droit à cela... ? murmuré-je, trop habitué à ce qu'on me retire cruellement chaque bonheur que je touche du doigt.

Une ombre traverse le visage de Chayyim alors qu'il se presse davantage contre moi.

— Le monde a changé, mon amour... Celui dans lequel nous vivons désormais est loin d'être parfait, mais il ne nous empêchera plus d'être ensemble.

— Je ne supporterai pas... je ne supporterai pas d'être à nouveau séparé de vous.

Mon compagnon m'oblige à lui faire face avant d'attirer ma tête contre son épaule. Je m'abandonne à cette étreinte qui guérit jusqu'à la plus ancienne de mes blessures, enfouissant mon visage dans son cou à l'odeur si douce.

— Plus rien ni personne ne nous séparera, promet-il en embrassant mes cheveux. Mon alpha, je ne laisserai rien au monde m'éloigner à nouveau de toi.

Ému, je le serre davantage contre moi puis me recule, les yeux brillants, pour admirer son beau visage illuminé par un sourire.

— Rentrons maintenant, m'enjoint-il en me tendant la main. Naya et Nilo ne devraient pas tarder à rentrer et nous avons toute une vie à rattraper.

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