𝟨𝟧. 𝑅𝑒𝓉𝑜𝓊𝓇 à 𝓁𝒶 𝒸𝒶𝓈𝑒 𝒹é𝓅𝒶𝓇𝓉


Mon père avait les yeux bleus, je m'en souviens désormais. Un bleu très clair, presque transparent, semblable à celui du ciel les matins d'hiver sur Ho'na. Lorsqu'il se penchait au-dessus de moi pour me réveiller de ma sieste, il m'arrivait de ne pas distinguer ses iris des nuages effilés qui couraient dans les cieux. Mon esprit embrumé aimait se laisser bercer par cette illusion. Tandis que mes pensées rationnelles reprenaient calmement le dessus, mes doigts caressaient distraitement la grève recouverte de poussière volcanique. Cette sensation de douceur onirique est longtemps restée pour moi la plus réconfortante.

Alors quand je reprends conscience sans savoir où je suis et que mes paumes glissent dans la poussière, je suis persuadé d'être de nouveau sur les plages de Ho'na, à attendre que mon père vienne me réveiller.

Il ne me faut pourtant pas longtemps pour réaliser que ce rêve n'est pas réel. Le premier indice qui fait tressaillir mon cœur, c'est cette impression de lourdeur beaucoup trop familière au niveau des poignets et des chevilles. Très vite, je me rends ensuite compte que ce que j'ai d'abord pris pour des roches en décomposition n'a rien de minéral. Dans un nouveau soubresaut, je comprends alors que ce que je tâte du bout des doigts grouille nerveusement autour de moi, comme autant de bestioles attendant le moment propice pour se régaler de mon cadavre.

Terrifié, j'ouvre grand les yeux mais cela ne suffit pas à balayer l'obscurité qui m'entoure. Mon cœur tambourine dans mes oreilles, mes tympans sifflent, ma propre respiration me semble faire un bruit d'enfer. Persuadé d'avoir encore les paupières closes, je referme les yeux puis les rouvre pour contempler à nouveau ce noir profond, sans fin. Au bout de quelques secondes, ma vision d'alpha me permet de distinguer vaguement des silhouettes enchevêtrées autour de moi, mais c'est le remous du sol et la nausée qu'il soulève en moi qui achèvent de me révéler où je me trouve.

Tétanisé par la peur, je glisse lentement les yeux vers mes poignets pour y découvrir ce que je craignais plus que tout : des fers, lourds et humiliants. Une inspiration un peu trop brusque me fait avaler une goulée de cet air vicié de souffrance et d'épouvante et mon envie de vomir ne s'en trouve que décuplée. Avec horreur, je réalise que je suis désormais capable de ressentir les phéromones dégagées par les autres alphas, ces effluves d'effroi et d'affliction qui collent aux murs de la cale et me prennent à la gorge.

Pour m'extirper de leur étreinte cruelle, je tente de me relever mais cela ne fait que réveiller la douleur qui irradie de chaque pore de ma peau. Une toux violente me déchire la poitrine et je suis obligé de retomber sur le dos, étourdi par les élancements que me procurent mes blessures et le constat de ma terrible condition.

— Où allons-nous ? marmonné-je d'une voix étranglée.

Le goût métallique du sang est inscrit sur mon palais, m'obligeant à déglutir plusieurs fois pour le faire disparaître. Sans grande surprise, aucune réponse ne me parvient et ce silence me rappelle péniblement la résignation qui règne parmi les esclaves. Que cette dernière ait été forcée ou qu'elle soit un mécanisme de défense, elle se faufile partout, dans chaque interstice que les prisonniers laissent dans leur cœur, dans chaque faille que ces derniers essaient pourtant de dissimuler.

La résignation, l'abattement, couplés au brisement des corps et des âmes. Une sueur froide coule aussitôt le long de mon dos à la perspective de devoir à nouveau subir tous ces sévices. Pourrai-je encore maintenir mon intégrité ? Suis-je capable de résister aux tortures les plus ignobles ? Mon esprit est-il plus fort que tout ce qui a été imaginé pour le détruire ?

Mes poings se serrent affreusement contre mes cuisses. Et si j'en venais à oublier qui je suis ? Et s'ils parvenaient cette fois à me réduire à l'état d'objet obéissant ? Comment résister ?

Les grands yeux étoilés de Chayyim et le rire cristallin de Lana envahissent soudainement mes pensées et, pour la première fois de ma vie, je ne cherche pas à retenir les larmes que ces souvenirs font glisser le long de mes joues. Je dois penser à eux pour m'accrocher. Ils ne pourront pas m'ôter ma famille, pas ça... Je ne veux pas...

Ma poitrine se déchire lorsque je me remémore nos moments privilégiés sur Vae, l'air épanoui de mon oméga, son sourire à la fois ravi et incrédule, la douceur de ses lèvres sur ma peau, sa façon d'encadrer mon visage de ses mains pour nous plonger dans une bulle privilégiée, les yeux curieux de Lana, son intrépidité, sa petite main qui se referme autour de mon doigt pour m'inciter à la suivre dans ses pérégrinations, sa petite figure blottie contre mon torse tandis que Chayyim nous couve d'un regard tendre.

Pourquoi n'ai-je pas eu le droit de conserver tout cela plus longtemps ? Qu'ai-je fait pour mériter un tel acharnement du sort ? N'ai-je pas déjà suffisamment donné pour profiter désormais de mon soupçon de bonheur ? Où est ma horde ? Ont-ils pu s'échapper à temps ? Ma famille est-elle en sécurité ?

Les reverrai-je seulement un jour ?


***


Lorsque les marchands d'esclaves nous ont fait monter sur le pont pour la première fois, j'ai directement su que nous n'étions plus qu'à quelques heures de la côte est de Kema. Il m'a suffit de sentir l'air glacial contre ma peau, les effluves salées de la mer et les relents nauséabonds que le vent continue de charrier depuis Ho'na pour savoir exactement où nous nous situions. La clarté aveuglante du matin m'a d'abord brûlé les yeux tandis que le froid mordait férocement ma peau. La destination de notre funèbre voyage s'imposait désormais dans toute son horrible splendeur : Coma'hl et sa forteresse imprenable au sein de laquelle s'entassent des centaines d'esclaves.

A nouveau, la perspective de me retrouver à cet endroit maudit duquel je me suis si difficilement enfui étant enfant a ravagé mes tripes. Et j'ai dû continuer à me retenir de vomir quand nous avons mis pied à terre puis que les gardiens ont abattu leurs fouets sur nous pour nous faire avancer.

Depuis, je ne songe plus à rien. J'ignore les lanières cloutées qui s'enfoncent dans ma peau, les fers qui m'écorchent les poignets, les coups gratuits et les insultes méprisantes. Je ne pense pas à ce que j'ai perdu et aux erreurs que j'aurais pu éviter pour ne pas me retrouver dans cette situation. Je fais le vide. Entièrement.

Je ne me permets de penser à ma famille que lorsque la nuit tombe et que mes yeux s'égarent parmi les étoiles. Je refuse que l'horreur entache son souvenir et que ce dernier ne parvienne même plus à me faire sourire. Je veux que ma horde soit mon réconfort, pas mon bouclier contre les violences qui s'abattent sur moi. Parce qu'un bouclier finit par s'ébrécher. Et je refuse que ce soit le cas. Je ne veux voir ceux que j'aime qu'à travers les plus belles choses que portent cette terre.

Même lorsqu'un gardien s'acharne sur moi pour avoir aidé un gamin qui se tordait de douleur au sol, je ne m'accroche pas désespérément au souvenir de Chayyim pour encaisser la douleur. Je supporte celle-ci, retiens chaque coup et chaque marque qu'elle ancre sur ma peau, n'oublie rien, aucune insulte, aucun coup, aucune blessure. Je serre les dents et je fais le vide. Je n'associerai pas l'image de mon oméga à cette violence.

Et je ne le fais toujours pas lorsque l'homme tranche les pieds et les mains du gamin puis le balance dans un fourré pour le laisser crever. Tout ceci n'a aucun sens de toute façon. La vie, la mort, l'injustice, la morale, tout se mélange et se confond pour finalement s'effacer complètement. Rien ici n'a de sens. Ma vie ici n'a aucun sens.

Alors quand je me retrouve pour la deuxième fois face à la forteresse de Coma'hl, j'abandonne derrière moi celui que j'ai été ces trente dernières années en lui faisant la promesse de le retrouver un jour. Quelque soit le temps que cela doit prendre.


***


Quand on baigne constamment dans un climat de violence, cette dernière finit par devenir une normalité. Cette affirmation, aussi banale soit-elle, engendre des conséquences dont on a tendance à oublier l'horreur. Chaque jour, je me réveille avec la sensation d'être en danger de mort. A peine mes paupières se soulèvent-elles que mes sens sont aux aguets, mes pupilles dilatées, mes poils hérissés. Le sommeil lui-même n'est pas réparateur tant la violence rôde parmi les esclaves. Pour une miette de pain rassis, une couverture rongée par la vermine ou un pantalon maintes fois troué, certains n'hésitent pas à passer à l'acte. Sans compter ceux que la brutalité de notre existence a rendu fous et qui agressent désormais les autres pour aucune raison. Juste pour éliminer un potentiel danger. Juste parce qu'ils ont fait un mauvais rêve. Juste parce qu'ils ont l'impression que pour survivre, il leur faut faire montre de la même violence que nos bourreaux.

Chaque jour, je me réveille dans ces conditions et mes sens ne s'en trouvent que plus aiguisés. Par rapport aux autres alphas, j'ai l'avantage d'avoir appris à maîtriser mes phéromones et à ressentir ceux des autres ; il m'est donc facile de deviner les intentions de ceux qui m'entourent avant même qu'ils ne tentent quoi que ce soit contre moi.

Et s'il faut que j'en tabasse quelques-uns pour leur faire passer l'envie de m'emmerder, je le fais. Homme, femme ou enfant. Mes états d'âme sont restés à l'entrée de cette foutue forteresse et je ne les rendosserai que le jour où j'en sortirai. D'ici là, je ferai tout pour survivre et m'échapper.

Parce qu'une certaine solidarité existe cependant entre nous, la plupart des esclaves s'entraident du mieux qu'ils le peuvent. On donne nos habits usagés aux femmes qui viennent d'accoucher afin de leur permettre d'envelopper leurs enfants, on bande les pieds crevassés des vieillards, on veille sur les plus malades tout en sachant que, de toute façon, ils seront achevés le lendemain s'ils ne sont pas capables de se rendre aux mines.

Le matin, avant même que le soleil grisâtre ne se lève, des contingents d'esclaves quittent la forteresse pour se diriger vers les rares mines de fer et de diamants qui subsistent sur l'île. Cette dernière étant en quasi totalité rongée par le Vice, les ressources naturelles qu'on y trouve s'amenuisent de jour en jour. La Forêt Sans Vie qui recouvre Kema n'offre que des paysages désolés qui peuvent se révéler fatals si on décide de s'y aventurer. L'eau y est empoisonnée, les arbres morts, les animaux viciés jusqu'à la moelle. C'est là que j'ai perdu mon ami d'enfance le plus cher.

Pourtant, il nous faut nous y aventurer chaque matin, marcher parfois des heures pour atteindre la mine la plus proche sans espoir de pouvoir nous ravitailler en chemin. Une fois arrivés, on nous enchaîne par groupe de quatre et on nous oblige à briser nos forces et nos outils sur le sol gelé qui refuse de délivrer ses richesses. Le travail est éreintant, affreusement difficile, les conditions épouvantables. Nous n'avons droit qu'à du pain rassis, rendu plus dur encore par le froid ambiant. Le vent glacial nous cisaille le visage, nous écorche les mains et nous rend bleus d'hypothermie.

Parce qu'ils ont décidé que cela nous ferait redoubler d'ardeur au travail, nos geôliers ne nous ont doté d'aucun habit d'hiver. Si nous avons froid, nous n'avons qu'à travailler plus rapidement.

Je ne compte plus le nombre d'alphas que j'ai vu s'écrouler à mes pieds, transis de froid et de fatigue, leurs grands yeux translucides tournés vers le ciel pour y chercher la seule délivrance que cette vie leur octroie : la mort.

Le pire, c'est quand c'est l'un de mes compagnons d'infortune auquel je suis enchaîné qui s'effondre raide mort. Il me faut alors le dégager du passage, faire en sorte qu'il ne me mette pas en danger, interpeler un garde, rattraper le temps perdu par le fait d'extraire son corps de la mine puis m'échiner à produire autant de travail que s'il était toujours à mes côtés. Tout ceci est épuisant. D'autant plus qu'une fois rentrés, on nous parque dans des masures insalubres faites pour quatre mais où nous nous entassons par dizaine. L'air y est vicié, les murs rongés de vermine, l'isolation nulle. Toute la nuit, je frissonne de tous mes membres en me roulant sur moi-même, me calant le plus possible dans le coin d'une pièce afin d'éviter les courants d'air. Souvent, il me faut repousser du pied un camarade qui a roulé sur moi ou presser mes poings contre mes yeux rougis pour ne pas balancer dehors le bébé qui s'égosille pendant des heures.

Et cela continue pendant des mois. Puis des années. Je finis par perdre la notion du temps tant ce dernier s'écoule lentement. Mon corps échiné n'a pas la force nécessaire pour se battre autant que je le souhaiterais. Pourtant, il ne se passe pas un jour sans que je ne réfléchisse à un moyen de m'échapper. Dès que j'ouvre les yeux, mes pensées se tournent vers cet unique objectif. Dès que les gardes nous apportent nos repas, j'analyse leurs mouvements et en déduis leur organisation. Dès que je sors de la forteresse pour me diriger vers les mines, j'inspecte chaque chemin, chaque sentier, chaque foutue trace dans les fourrés qui me permettrait de m'enfuir et de me cacher dans la forêt. Mais la tâche est ardue.

Deux fois, on m'a surpris en train de rôder la nuit hors du parc à esclaves car j'étais parvenu à voler la clé d'un gardien et avais détaché mes fers avec. Parce que je suis un excellent élément, on s'est contenté de me fouetter trois jours durant puis de me priver de nourriture pour le reste de la semaine. Et de fouetter tous ceux qui partageaient ma masure, accessoirement.

La troisième fois, c'est des tourbières dont je me suis enfui. Parfois, certains esclaves plus endurants que d'autres sont requis pour venir prêter main forte aux groupes chargés de l'extraction, du séchage et du transport de la tourbe à travers l'île. Ce labeur, comme celui des mines, est long et pénible. Il faut creuser le sol gelé, patauger dans la terre humide, se briser le dos en découpant la tourbe, construire des entrepôts pour faire sécher cette dernière, l'acheminer à travers tout Kema. Mais l'opportunité me semblait trop belle pour la laisser passer.

Dès que deux gardes m'ont escorté pour tirer une charrette pleine de tourbe vers un entrepôt, j'ai profité du fait que nous soyons isolés des autres pour passer mes chaînes autour de leur cou et les étrangler avec. Nos geôliers, parce qu'ils sont persuadés d'avoir brisé jusqu'à notre dernière parcelle de raison, ont tendance à baisser leur garde autour de nous, surtout les petits nouveaux à qui on a répété jour et nuit que les alphas étaient désormais aussi inoffensifs que des agneaux. Grand bien leur fasse.

Après avoir assommé le premier, j'ai serré encore et encore, de toutes mes maigres forces, la chaîne qui entravait mes bras contre la trachée du second. J'ai entendu ses borborygmes étranglés, ses gémissements suppliants, j'ai vu ses grands yeux bleus se teinter de frayeur puis se gonfler de sang au fur et à mesure que l'air quittait son visage. J'ai regardé tout cela, et j'ai serré plus fort, conscient que le gamin devait avoir à peine dix-sept ans.

Puis j'ai fait la même chose à son camarade. Et je me suis enfui à travers la Forêt Sans Vie. J'aurais dû réussir à prendre suffisamment d'avance pour pouvoir me cacher plusieurs jours avant de trouver un passeur pour Vae. Mais la terreur rend les gens bien lâches.

Épouvantés à l'idée d'être à nouveau punis à cause de mes tentatives d'évasion, deux alphas avec lesquels je travaille souvent et qui m'ont vu prendre la tangente se sont empressés de prévenir deux gardes afin qu'ils se lancent à ma poursuite. Malgré toute ma hargne, toute ma volonté et toute ma force décuplée par l'adrénaline, je n'ai pu leur échapper bien longtemps. Cette fois, on m'a ramené à la forteresse en m'attachant les pieds à un cheval et en traînant mon corps sur tout le chemin du retour.

Mon crâne rebondissait contre le sol gelé, les pierres écorchaient mon visage, mes bras se tordaient sous les soubresauts de la monture. On a exposé mon corps sur la place principale, à la vue de tous et aux assauts du blizzard cisaillant qui déferle la nuit. Ils m'ont fouetté des jours durant, jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun lambeau de chair sur mon dos, ils ont coupé deux doigts de ma main droite puis pesé le pour et le contre concernant le fait de me garder en vie en dépit de mon apparente dangerosité. Pour finir de me calmer totalement et parce que la douleur me projetait au seuil de l'inconscience, ils ont fait venir trois gamins sur l'estrade, trois pour le nombre de fautes que j'ai commises, et ils les ont pendus sans autre forme de procès.

Les hurlements des mères ont déchiré mon cerveau embrouillé par la souffrance, les pleurs des gamins innocents ont cogné contre mes tympans, le bruit des nuques qui craquent contre la corde ont marqué mon cœur au fer rouge. Ce jour-là, ils ont bien failli réussir à me briser entièrement. Tremblant de douleur et de désespoir, les plaies enflammées par le froid, le visage ruisselant de sang et la gorge sèche au point d'avoir l'impression d'avaler des poignards, j'ai songé un instant à abandonner toute conscience et à me laisser sombrer dans cette torpeur amorphe propre aux esclaves. L'ombre perverse de la résignation commençait à grignoter mon cerveau, mon cœur ne battait plus de cette rage de vaincre.

Ce jour-là, ils ont failli me tuer intérieurement.

Et peut-être y seraient-ils arrivés si le monde n'était pas parvenu à sa fin.



NDA : Chapitre bien sombre, j'en conviens, mais il ne fallait pas oublier le monde dans lequel évolue Kahn...

Bref, cette fois c'est officiel, plus qu'un ou deux chapitres avant l'épilogue et pouf ! fini ! J'ai tellement hâte... J'espère que l'histoire continue à vous plaire !

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