𝟧𝟩. 𝒞𝑒 𝓁𝒾𝑒𝓃 𝒾𝓃𝒹é𝒻𝑒𝒸𝓉𝒾𝒷𝓁𝑒
Lorsque je rejoins la tente de Chayyim, Nilo, toujours assis à l'entrée, me lance un regard interrogateur auquel je réponds par un vague rictus. Mon ami hoche la tête en souriant, rassuré de voir que je ne me suis pas sauvé à l'autre bout du monde.
Avant d'écarter les pans de tissu pour rejoindre Chayyim, je prends le temps d'inspirer et d'expirer longuement pour me redonner courage, comme un guerrier qui s'apprête à se jeter sur le champ de bataille. Je suis ridicule.
Soudain agacé par ma lâcheté, je pénètre brusquement dans la tente, juste à temps pour voir Chayyim, à moitié debout et s'agrippant péniblement à la toile, s'écrouler sur Aylan qui le soutenait jusque-là. Inquiet, je me précipite vers lui pour le prendre dans mes bras, récoltant au passage le regard réprobateur du capitaine des gardes qui doit sûrement me reprocher mon comportement de tout à l'heure.
D'un signe de tête, je lui fais comprendre que je ne réagirai pas de la même façon et qu'il peut partir. Je le vois hésiter, me jauger du regard puis consentir de mauvaise foi à sortir de la tente.
Désormais seul avec Chayyim qui a perdu connaissance, je rallonge ce dernier sur sa paillasse de fortune et m'étend à ses côtés, prenant bien soin de presser son corps contre le mien. Sa peau est brûlante, bien trop pour un simple humain, et la sueur a créé des rigoles le long de ses tempes. Malgré tout, je comprends que mon contact lui fait du bien alors je l'attire un peu plus dans mes bras.
Allongé sur le flanc, son visage repose contre mon torse tandis que ses mains, abandonnées entre nos deux corps, sont prisonnières de l'une des miennes. De l'autre, je caresse ses cheveux soyeux en me demandant comment il a pu tenir aussi longtemps sans aucune aide. Il n'y a pas eu de grossesse d'oméga depuis plus de six siècles et la sienne devait en plus rester secrète ; comment a-t-il fait pour supporter cela ? Ce choc, cet espoir, cette angoisse, ces questions sans réponses... cette solitude. J'aurais dû deviner ce qu'il se passait, insister pour rester à ses côtés, ne pas fuir si vite.
A cet instant, ma main qui tient les siennes effleure son ventre rebondi et l'angoisse refait surface en moi. Alors que mon cœur tambourine dans mes tympans, je me force à ne pas retirer ma main, découvrant avec autant d'effarement que de fascination ce corps d'homme façonné pour enfanter. Quelle incongruité...
Avec toute la prudence du monde, je pose ma paume contre son ventre, essayant de réaliser que c'est mon enfant à l'intérieur, qu'il y a réellement un être portant un mélange de nos caractéristiques qui attend de venir au monde. Sans que je ne m'en rende compte, l'angoisse reflue progressivement de mon corps pour laisser place à une nouvelle émotion, plus douce, plus apaisante.
Une légère chaleur remonte le long de mon bras tandis que je continue de caresser le ventre de Chayyim, atteignant bientôt mon cœur qu'elle enveloppe d'un cocon réconfortant.
Mon enfant... Ma famille...
Ému, j'enfouis mon nez dans les cheveux de Chayyim en diffusant un maximum de phéromones pour amoindrir la douleur qui continue de raidir ses muscles, même dans l'inconscience. Malgré la peur qui m'étouffe, je ne veux pas fuir cette responsabilité. Jamais je ne pourrai vivre sereinement en sachant que j'ai abandonné mon enfant et la personne que j'aime. Ils sont ma famille, l'unique famille que j'aurai jamais... Je veux rester à leurs côtés et les protéger, même s'il me faut pour cela combattre mes propres démons.
— Kahn ?
La voix de Chayyim, faible et éraillée, retentit dans l'obscurité tandis qu'il essaie de se redresser.
— Ne bougez pas, l'intimé-je à voix basse. Tout va bien.
D'abord hésitant, il finit par retomber dans mes bras, sûrement soulagé de sentir enfin leur étreinte. Pour l'apaiser, je diffuse un peu plus de phéromones et le sens violemment frissonner contre moi.
— Par tous les dieux, jure-t-il en s'agrippant au dos de mon armure. Encore...
Un léger sourire retrousse me lèvres en l'entendant gémir de contentement mais je retiens mes remarques moqueuses pour un autre jour. L'ambiance n'est pas à la plaisanterie.
— Comment vous sentez-vous ? je m'enquiers en caressant ses cheveux emmêlés par le sang et la sueur.
— Mieux. Beaucoup mieux.
Le front toujours collé contre mon torse, il n'ose pas aller plus loin, attendant avec inquiétude que je lui explique ma présence ici. Le courage en vient presque à me manquer alors je me racle la gorge et reprend la parole avant de ne plus en avoir du tout :
— Je suis désolé d'être parti aussi brusquement, je ne savais pas comment réagir. Je... Il y a tant de questions dans ma tête que j'en perds ma capacité à raisonner...
— Et si nous commencions par cela ? m'interrompt Chayyim d'une voix douce. Je commence peut-être à avoir plus de réponses que vous.
— Je... Quand est-ce que doit naître cet enfant ?
— Selon d'anciens ouvrages, il aurait dû naître ce mois-ci. Il paraît que les omégas ne portaient leur enfant que sept mois. Mais mon corps n'est pas comme le leur, je ressens bien qu'il n'est pas encore prêt à venir au monde... C'est pour cette raison que je m'inquiétais que cela advienne néanmoins. Je suppose que dans un ou deux mois, l'enfant naîtra...
— Et... il sera un oméga ?
— Alpha, bêta, oméga... Je l'ignore. Il pourra se révéler de n'importe quel genre mais cela n'adviendra qu'à sa puberté.
— Je suis né alpha, le contredis-je en fronçant les sourcils.
— Non, vous êtes né sur une île d'alphas, de parents alphas, donc il y avait de grandes chances pour que vous le deveniez. Mais les marchands d'esclaves ne s'embarrassent pas de telles subtilités. Un enfant d'alphas est pour eux un alpha.
Chayyim se recule légèrement pour pouvoir me faire face et je ne peux que contempler la finesse de ses traits et la sévérité de son visage tandis qu'il répond consciencieusement à chacune de mes questions.
— Comment avez-vous caché votre... grossesse ? l'interrogé-je en posant une main sur son ventre.
— Les quatre premiers mois, on ne voyait quasiment pas mon ventre donc cela n'était pas compliqué. Seuls mes malaises trahissaient un certain mal-être mais personne n'aurait soupçonné que je portais un enfant. A partir du cinquième mois, j'ai commencé à prendre des rondeurs mais je suis parvenu à les dissimuler sous d'amples habits. Puis la guerre a éclaté. Dans la cohue des combats et des campements, personne ne faisait trop attention à moi. Porter ma cape suffisait à me cacher d'éventuels regards soupçonneux.
— Pourquoi être parti à la guerre ? lancé-je soudainement, furieux. Vous auriez pu être blessé, vous et l'enfant ! C'était totalement inconscient.
— Je n'ai rejoint les soldats que tardivement, mon état ne me le permettait pas avant. Si je l'ai fait, c'est parce que je voulais prendre part à la protection du royaume, que rester au palais allait finir par se révéler tout aussi dangereux et parce que... j'espérais vous trouver au combat.
— Moi ? répété-je bêtement.
— Vous êtes un mercenaire, répond Chayyim en haussant les épaules. J'espérais simplement que vous rejoigniez nos rangs et pas ceux de l'ennemi.
— J'ai combattu auprès des seuls qui m'ont considéré, rétorqué-je sur la défensive.
Nos regards se jaugent un long moment.
— Je ne vous reproche rien, soupire Chayyim en portant une main à mon visage qu'il se met à caresser. Moi-même, je ne sais plus comment aborder cette guerre... Rien ne semble avoir de sens.
— Que comptez-vous faire une fois l'enfant né ? me risqué-je alors d'une voix tendue.
La paume de mon compagnon s'échoue sur ma joue tandis qu'une ombre traverse ses yeux étoilés.
— Je l'ignore...
— Sa naissance marquerait un tournant pour l'histoire, un véritable avènement pour le royaume ! Vous qui avez toujours défendu Lem'ha et ses habitants, je ne comprends pas que vous n'ayez pas révélé votre grossesse au roi. Il aurait cru à un miracle comme tout le monde, vous n'auriez pas eu besoin de lui révéler son infertilité. Votre enfant aurait été le nouvel espoir de Na'voah, il aurait grandi en sûreté, entouré de tous les honneurs et certainement bien plus heureux qu'en ayant un père alpha ! Alors pourquoi ? Pourquoi ne pas avoir dit au roi que vous attendiez son enfant ?
— Parce que ce n'est pas son enfant ! s'écrie Chayyim d'une voix forte, le visage défait. Par tous les dieux, ce n'est pas son enfant, Kahn, c'est le vôtre ! Le vôtre ! Croyez-vous que je l'aime tant parce qu'il représente le nouvel espoir de ce royaume ? Parce qu'on va pouvoir faire peser sur ses épaules toutes les terribles responsabilités qui m'incombaient jusque-là ? Parce qu'on va pouvoir l'enfermer entre quatre murs dorés et l'étouffer au point qu'il en perde la tête ? Je l'aime parce que c'est votre enfant, et seulement le vôtre. Je refuse que quiconque d'autre que nous ne puisse en revendiquer la responsabilité.
Il marque une pause pour reprendre son souffle et j'en profite pour diffuser un peu plus de mes phéromones, inquiet de voir ses yeux si brillants et ses joues si rouges.
— Écoutez, reprend-il péniblement, peut-être que je deviens fou, peut-être que je me montre irresponsable, mais toutes ces attentes qui pesaient sur ma personne me convenaient tant qu'elles ne concernaient que moi. Parce que je m'y étais fait. Mais la simple pensée que notre enfant puisse subir le même sort me met dans une rage indescriptible. J'aime mon royaume et j'aime ses habitants, j'ai toujours tout fait pour eux quitte à m'annihiler entièrement, j'ai toujours fait primer leurs intérêts aux miens... Mais cet enfant, Kahn, cet enfant... il est la lumière de mon existence. Toute ma vie, on a attendu de moi que j'aie un enfant pour pouvoir l'offrir au monde, et j'attendais cela moi aussi. Mais maintenant qu'il est là... je ne veux pas le sacrifier, je ne veux pas le condamner à la même existence que la mienne. Écoutez... Ces quelques mois que nous avons passés ensemble m'ont fait sentir plus vivant que jamais. Je sais que votre existence est rude, je sais quelles souffrances vous avez dû endurer pour en être là aujourd'hui... Mais je préférerais savoir notre enfant libre avec vous que prisonnier avec moi.
A la fin de son discours, ses yeux se plantent fermement dans les miens et j'y vois toute la détermination d'un homme qui, ayant vécu toute sa vie pour les autres, vient de prendre sa première décision égoïste. Il ne changera pas d'avis. Et cela me bouleverse.
Lentement, j'apporte une main à son ventre que je caresse avec émotion, conscient que l'être qui y vit nous unit plus irrémédiablement que n'importe quelle marque d'appartenance.
— Et vous ? demandé-je. Que comptez-vous faire ?
— Je ne sais pas... Je suis lié au roi, j'ignore à quel point cette malédiction peut avoir des conséquences sur nous. Si je m'enfuis, on me cherchera, inlassablement. Je ne peux pas...
— Voulez-vous élever cet enfant ? le coupé-je brusquement.
— Pardon ?
— Voulez-vous élever cet enfant, oui ou non ?
Le visage de Chayyim se crispe d'une brève émotion que j'interprète comme étant de la tristesse.
— Bien sûr, souffle-t-il d'une voix éraillée. Bien sûr que je veux l'élever et le voir grandir... C'est votre enfant Kahn, il fera certainement de grandes choses et je... j'aurais aimé les voir.
— Alors partez avec nous.
Les yeux étoilés s'écarquillent devant la soudaine détermination qui flamboie dans les miens.
— Partez avec nous, répété-je plus fortement. N'attendons pas ici que l'enfant naisse, pas dans cet environnement sanglant, pas au milieu des combats. Je refuse de vous voir lui donner naissance pendant que des hommes s'entretuent autour de vous, encore moins si c'est pour ensuite ne plus jamais le revoir. Partons d'ici, installons-nous dans un coin isolé de tout et élevons-le ensemble. Laissons-nous cette chance...
— Kahn...
— Non, ne protestez pas. Vous le désirez autant que moi, pas vrai ?
— Bien sûr que je le désire mais... je ne ferais que vous mettre en danger, je...
— Oh fermez-la un peu, grogné-je avec impatience. Ce gamin porte déjà le nom de « danger » : l'un de ses pères est un alpha et l'autre le seul oméga du monde. D'un côté comme de l'autre, nos simples existences menacent le bon déroulé de sa vie. Alors autant qu'on soit deux pour le protéger, non ?
Un léger sourire étire les lèvres de Chayyim. Bien qu'il essaie de le dissimuler, la joie qui l'habite se ressent dans son aura, rendant son odeur plus suave.
— Ce serait inconscient, répond-il cependant... Complètement inconscient.
— Et vous jeter dans mes bras, ce n'était pas inconscient ? relevé-je dans un rictus narquois.
Un poing s'écrase faiblement contre mon torse, me faisant ricaner bruyamment.
— Je ne me suis pas jeté dans vos bras, marmonne-t-il de mauvaise foi. Vous me dévoriez du regard depuis des semaines, j'ai seulement été charitable.
Faussement offusqué, j'ébouriffe ses cheveux tandis qu'il s'esclaffe à voix basse en essayant de se débattre.
— Laissons-nous cette chance, répété-je en le serrant contre moi, je... j'ai vraiment envie de rester à vos côtés, d'abandonner toute responsabilité et d'essayer d'être heureux avec vous...
Le silence s'installe et je crains un instant que Chayyim se dérobe à mon étreinte.
— Y croyez-vous ? murmure-t-il finalement en se blottissant davantage contre moi.
— A quoi ?
— A ce que vous dites. A ce bonheur... Pensez-vous que nous pourrons l'atteindre ?
— Je pense que c'est à nous de le créer, je réponds en caressant ses cheveux. Il sera certainement plus difficile à atteindre que pour d'autres mais je suis certain que nous finirons par avoir la vie que nous voulons... une vie plus simple où nous serions libres et heureux. Où il n'y aurait plus aucune barrière entre nous.
— Alors peut-être pourrions-nous commencer par là, rebondit mon compagnon d'un ton plus léger.
Surpris, je le dévisage sans comprendre l'origine du petit sourire amusé qui orne ses lèvres.
— Et si nous commencions par nous tutoyer par exemple ? lance-t-il d'une voix amusée. Je pense que nous avons vécu suffisamment de choses ensemble pour abattre cette distance illusoire entre nous.
Malgré moi, je soupire de soulagement, un sourire idiot étirant les coins de ma bouche. J'ai vraiment cru qu'il allait se rétracter.
— Décidément, vous... tu auras fait passer mon cœur par plus d'émotions en quelques mois qu'en une vie toute entière.
Mon compagnon sourit puis attrape ma main dans la sienne. Par tous les dieux... je ne réalise toujours pas ce qui m'arrive. Je suis empli autant de joie que d'angoisse, sans savoir ce qui prime sur quoi. Mais au fond, je n'ai besoin de savoir qu'une seule chose.
— Chayyim... M'aimes-tu ?
Le concerné me transperce d'un regard si intense qu'il m'en coupe la respiration. Son aura enfle au point de remplir toute la tente tandis que la plus belle des émotions vient adoucir ses traits crispés.
— De tout mon cœur, avoue-t-il dans un sourire. Kahn, je t'aime de tout mon cœur.
— Alors veux-tu fonder une famille avec moi ?
Mes doigts s'agitent de petits tremblements en attendant sa réponse. Chayyim me dévisage désormais avec une telle tendresse qu'elle provoque en moi une douce euphorie qui réveille mon envie de le protéger coûte que coûte, de ne plus jamais le lâcher.
Et lorsque ses lèvres s'unissent aux miennes, je peux assurer que mon cœur a définitivement cessé de battre.
— Oui, fondons une famille ensemble.
NDA : Wouhouuu est-ce qu'après presque 60 chapitres ils se sont enfin décidés à se tutoyer ? Ouiiii ! Est-ce que je m'y habitue toujours pas et je continue de les faire se vouvoyer dans tous les chapitres d'après ce qui me pousse à me corriger h24 ? Ouiii !
Bref, j'espère que ce chapitre plus doux que les précédents vous aura plu. Je pense finir l'histoire dans une dizaine de chapitres, il me reste encore 2-3 événements à mettre en place mais je vais essayer d'être concise.
Merci d'être toujours là ♥
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