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La vision me pétrifie tellement que j'en oublie mes réflexes défensifs, me contentant d'observer l'homme avec stupéfaction, le poignard toujours coincé contre ma hanche.

L'orage qui redouble d'intensité me fait apercevoir par intervalles lumineux le visage de mon vis-à-vis qui fait bien une tête de plus que moi. La largeur de son corps est telle que je me demande un instant comment il peut loger dans une cabane aussi minuscule, et si cet élément suffirait à lui assurer un certain avantage si nous venions à nous battre.

Pourtant, à la place de cette agressivité que j'attendais, l'inconnu se recule pour me laisser entrevoir l'intérieur de son foyer, éclairé par plusieurs bougies dont les flammes vacillent sous les assauts du vent. Ses grands yeux, aussi argentés que les miens, m'observent un long moment, comme pour m'inciter à prendre rapidement une décision. Méfiant, j'avise l'énorme masse cloutée poussée contre un coin du mur, les crânes qui ornent la seule armoire de la pièce, puis de nouveau le visage de l'homme, sa peau grise et striée de tatouages, son front ridé surplombant deux sourcils broussailleux froncés à l'extrême, son regard dur, ses crocs proéminents.

Et je décide néanmoins de le suivre à l'intérieur.

Aussitôt, la porte claque dans mon dos et je m'oblige à ne pas me montrer trop inquiet, suivant stratégiquement des yeux le maître des lieux. Ce dernier se meut lourdement, chaque pas faisant affreusement craquer le plancher, jusqu'à une marmite qui mijote sur le feu, au fond de la pièce. Il attrape une immense cuillère en bois et se met à tourner le mélange sans m'adresser un seul regard, complètement indifférent à ma présence.

— Vous êtes un alpha, prononcé-je finalement d'une voix plus rude que je ne l'aurais voulu.

L'homme ne répond pas, m'exposant son large dos recouvert de fourrure. J'aimerais pouvoir me montrer plus insistant, lui poser des questions sur la raison de sa présence ici, mais je suis tellement sidéré par cette dernière que j'en perds mes mots.

La proportion d'alphas dans la population est faible, à peine quinze pourcent, et la grande majorité est réduite en esclavage, que ce soit aux Pleureuses ou auprès de particuliers. La force de ma horde était justement de réunir six alphas libres, suffisamment intelligents et solidaires pour comprendre que l'union fait la force et qu'il est possible d'aspirer à une autre vie en dehors de celle d'esclave. Au cours de nos pérégrinations à travers Na'voah, nous n'avons rencontré que deux autres alphas vivant par eux-mêmes, l'un dissimulé au fin fond d'une forêt isolée sur Vae, l'autre cultivant sa petite parcelle de terre dans la plaine fertile d'Oven'ha, et tous deux avaient vu d'un très mauvais œil notre arrivée dans leur quotidien.

Cet alpha en revanche semble accepter ma présence comme si elle ne différait en rien de celle d'un bêta ordinaire. Se fout-il réellement que je sois chez lui ou bien compte-t-il sur sa musculature impressionnante pour me maîtriser si besoin ?

A cet instant, l'inconnu se retourne pour poser deux bols sur une petite table en bois poussée sous l'unique fenêtre de la cabane. Sans un mot, il s'assoit par terre puis me scrute longuement.

— Viens te réchauffer, déclare-t-il finalement d'une voix caverneuse.

J'hésite une seconde avant d'accepter l'invitation, attiré malgré moi par la délicieuse odeur qui s'échappe des bols. Lorsque je m'installe en face de lui, l'alpha commence à manger sans plus de cérémonie. Fasciné, je détaille chaque partie de son visage, réalisant à quel point le temps l'a marqué de son passage. Que fait cet homme ici ? Quelle était sa vie ?

— Comment t'appelles-tu ? insisté-je sans toucher à mon bol.

Aucune réponse.

— Que fais-tu ici ?

Rien.

— Je ne...

— Mange.

Surpris, je fronce les sourcils lorsque les yeux argentés se relèvent vers moi.

— Je n'ai pas faim.

Le vieil alpha me fixe un long moment avant de continuer à manger comme si de rien n'était. Agacé, je croise les bras sur ma poitrine, incapable de comprendre à quoi rime son comportement. Je suis cependant conscient que refuser un repas est irrespectueux, ce qui me pousse à rajouter :

— Je ne veux juste pas être le seul à profiter d'un repas chaud... J'ai un compagnon dehors.

— Je sais.

Franchement déconcerté, je scrute une nouvelle fois le visage gris penché vers son bol comme s'il sortait du ventre de la terre.

— Comment ça ? rebondis-je, méfiant.

— Tu voyages avec un oméga.

A peine ces mots ont-ils été prononcés que je saute sur mes pieds et dégaine mon poignard, prêt à en découdre s'il le faut. Comment sait-il que je ne suis pas seul ? Nous a-t-il suivis ? Mais surtout, comment a-t-il deviné la nature de Chayyim ? Quels sombres desseins dissimule cette connaissance ?

— Rassied-toi, mercenaire, reprend l'homme avant de vider d'une traite son bol. Tu n'as rien à craindre de moi.

Les yeux argentés s'accrochent de nouveau aux miens, mais cette fois, ils ne s'en détournent pas immédiatement.

— Je me nomme Yaol. Je suis un guérisseur.

Méfiant, je n'abandonne pas mon poignard mais consens à détendre un peu les muscles de mes épaules.

— Comment savais-tu que je n'étais pas seul ? l'attaqué-je d'une voix pressante, décidant d'ignorer pour le moment le fait qu'il a parlé de Chayyim comme un oméga de peur que cela ne soit un piège.

— Depuis des générations, ma famille vient en aide aux alphas, guérit leurs maux et apaise leurs tourments. J'ai passé ma vie à étudier toutes les affections qui peuvent toucher un alpha, à comprendre dans le moindre détail le fonctionnement de leur corps si différent de celui des bêtas, à retenir jusqu'aux plus anciennes connaissances sur notre genre. Crois-tu que je puisse ignorer quoi que ce soit d'un alpha qui se présente à moi ?

Ma mâchoire se contracte et le mouvement fait légèrement s'enfoncer mes crocs sous ma lèvre inférieure.

— Que sais-tu de moi ? je m'enquiers d'un ton suspicieux.

— Tu es un alpha dans la fleur de l'âge, de constitution particulièrement puissante et résistante. Ton corps a connu maints sévices, mais tu possèdes une rage de vivre et une capacité de résilience hors du commun. Physiquement, ta seule faiblesse est ton épaule gauche, que tu meus plus péniblement que la droite. Au vu de ton apparence, je devine que tu es mercenaire et peux donc supposer que tu t'es blessé lors d'un combat. Les tatouages qui parsèment ton corps attestent d'un passé d'esclave, pas long, mais intense, comme le prouve le tatouage qui traverse ton menton, signe d'un comportement séditieux. As-tu souvent tenté de t'enfuir ? Combien de fois t'es-tu fait prendre et punir avant de réussir ?

Malgré moi, je sens mon visage blêmir de sidération, mais cela ne fait que raffermir ma poigne sur mon poignard. Tout ceci n'est pas normal...

— Mais abordons maintenant le sujet qui t'intéresse réellement, continue le guérisseur, toujours assis en tailleur sur le sol. Les phéromones que tu dégages trahissent un homme sanguin et méfiant, prompt au mensonge et à la violence. Depuis que tu es entré dans ma cabane, tu ne songes qu'à la façon dont tu t'y prendrais pour te débarrasser de moi. A première vue, je pourrais donc dire que tu es farouchement égoïste et indépendant, que jamais tu ne t'inclinerais devant qui que ce soit. Et pourtant...

Je déglutis pour ravaler la boule qui s'est formée dans ma gorge.

— Tes phéromones sont empreintes d'une immense tendresse, presque inconvenante pour un homme comme toi. La méfiance et l'inquiétude qui t'habitent ne sont pas uniquement dirigées envers ta propre personne mais également envers l'homme qui t'accompagne. Il t'est cher. Tu tiens à lui. Ton aura a été troublée par la sienne, je peux sentir sa présence à travers toi.

— Comment peux-tu sentir tout cela ? sifflé-je, horrifié d'avoir été percé à jour. Je n'ai jamais senti les phéromones d'autres alphas !

— J'ai appris à le faire. Ou disons que je n'en ai jamais perdu la capacité. Cheminer aux côtés d'un oméga a dû éveiller tes instincts les plus primaires, notamment celui de percevoir les phéromones de cet être complémentaire.

— Les omégas ont disparu de Na'voah, fais-je remarquer entre mes dents.

— Je le croyais aussi, acquiesce l'homme en se frottant le menton. C'est pour cela que j'ai été frappé en sentant sa présence sur toi, lorsque tu t'es présenté à ma porte. Pourquoi n'est-il pas avec toi ?

— J'avais besoin de prendre l'air, éludé-je en enfonçant mes ongles dans le manche du poignard.

— Il n'est pas ton partenaire, remarque mon interlocuteur avec une évidence qui me serre le cœur. Mais tu le souhaiterais, autant que tu en as peur.

— Ferme-la !

— Il ne sert à rien de te montrer aussi agressif envers moi, soupire le vieil alpha. J'ai longuement servi aux côtés de nos congénères aux Pleureuses. J'ai passé des décennies à ressentir leur souffrance innommable, à panser des plaies qui seront rouvertes le lendemain, à mettre au monde des bébés que l'on arrachera immédiatement des mains de leurs mères. J'ai tout vu, tout entendu, tout ressenti. Et je serais encore dans ce terrible endroit si je n'avais pas un jour sauvé la vie d'un Imminent. Alors, jeune mercenaire, tu n'as rien à craindre de moi.

Après quelques secondes d'hésitation, je finis par ranger mon poignard contre ma hanche, totalement déboussolé par cette conversation que je n'aurais même pas imaginé un jour.

— Comment... Comment peux-tu savoir qu'il s'agit d'un oméga si tu n'en avais jamais rencontré avant ? questionné-je, trop curieux pour faire semblant plus longtemps.

— Il n'y a qu'un oméga pour bouleverser autant l'aura d'un alpha, répond le guérisseur. Tes phéromones sont troublées par une force que je ne connais pas mais qui ne peut être que cela. Depuis fort longtemps, les alphas ont perdu la capacité à maîtriser leurs phéromones et à ressentir celles des autres, leur nature-même a été profondément modifiée par la disparition des omégas. Cependant, cela ne signifie pas que nous n'émettons plus de phéromones ou que nous ne sommes plus régis par nos instincts. Les alphas possèdent des phéromones instables, qui, lorsqu'elles se chargent d'une colère immense, peuvent les propulser dans un état proche de la folie. Le rôle des omégas était de contrebalancer ce surplus de phéromones, de créer une certaine harmonie entre nos genres. En dépit de la colère et de l'inquiétude que je ressens en toi, ton aura est étonnamment stable. Cet oméga doit s'employer à t'apaiser sans même que tu ne t'en rendes compte.

Mon cœur loupe un battement à ces mots. J'ai beau essayer de conserver un visage inexpressif, je sais que mon interlocuteur peut ressentir chacune de mes émotions, et bordel, je ne supporte pas d'être aussi vulnérable ! Je dois absolument apprendre à contrôler ces foutues phéromones !

— Tu devrais rejoindre ton compagnon, reprend le vieil alpha en se levant pour fouiller dans le coffre poussé à droite du foyer. Son existence est précieuse, tu ne devrais pas le laisser seul. Peut-être... Peut-être représente-t-il un espoir pour nous tous.

Les traits du vieil alpha perdent momentanément de leur dureté et je ne peux m'empêcher d'être ému par la sincère confiance qu'il semble porter envers Chayyim.

— Comment un homme seul, tout oméga soit-il, pourrait nous sauver ? soufflé-je, incrédule.

— Ce peut être le début du rétablissement d'une certaine harmonie dans le monde... Il ne faut pas minimiser l'importance de son existence. S'il est là et qu'il parvient à avoir un impact bénéfique autour de lui, peut-être que d'autres omégas reverront le jour...

— C'est injuste de lui faire porter un tel fardeau, remarqué-je en serrant les dents.

— Ça l'est, acquiesce le guérisseur d'un air désolé. Et sûrement en a-t-il conscience lui-même. Mais depuis quand le monde n'est-il pas injuste ? Trop de personnes innocentes ont souffert à cause du Vice, et beaucoup trop continueront de souffrir... Cela ne mérite-t-il pas de mettre une vie entre parenthèses ?

Bien qu'il ait raison, je grince des dents en l'entendant parler. J'en ai plus qu'assez d'entendre dire que la vie de Chayyim ne vaut quelque chose que s'il parvient à sauver le monde, que son individualité ne compte pas et qu'à aucun moment, il n'a le droit de choisir ce qu'il veut vraiment. Je souhaiterais qu'il puisse envoyer balader tous ces beaux parleurs et ces pressions insupportables, qu'il fasse ce que bon lui semble et puisse enfin être heureux.

Pourtant, je ne dis rien. Parce que ce n'est pas à moi de prendre cette décision et que Chayyim tient absolument à se rendre à Ma'la. Qui suis-je pour l'en empêcher ? Au nom de quoi le retiendrais-je auprès de moi ?

— Il faut que tu nous aides, finis-je par articuler péniblement.

Le vieil alpha me sonde du regard sans ciller.

— Nous devons traverser le détroit à tout prix, continué-je d'une voix plus forte. Il faut que nous atteignons Ma'la le plus vite possible, c'est une question de vie ou de mort. Le monde risque de subir très bientôt de nouveaux bouleversements, trop violents et sanglants pour que cela n'ait pas de conséquences sur le Vice. Nous devons essayer d'empêcher cela avant qu'il ne soit trop tard. Connais-tu quelqu'un qui pourrait nous faire traverser ?

Yaol me scrute encore de longues secondes en silence. Sur son visage redevenu aussi impassible qu'un roc, ses rides me paraissent plus profondes qu'auparavant, son regard plus intense. Il m'observe comme s'il cherchait à fouiller les tréfonds de mon âme pour accéder à mes secrets les mieux enfouis. Est-il en train de juger si je suis digne de sa confiance ?

Au bout d'un long moment, le vieil alpha se dirige vers son foyer, attrape une outre qui traînait près de ce dernier et la remplit du potage qu'il a préparé dans la soirée. Puis il me la tend d'un geste impérieux, m'obligeant à l'accepter sans protester.

— Ramène ça auprès de ton compagnon, déclare-t-il, ça vous réchauffera pour la nuit. Et revenez ici dans trois soirs, lorsque la lune sera pleine. J'aurai quelqu'un à vous présenter.



NDA : Bon, cette rencontre n'était pas du tout prévue à la base, mais finalement je la trouve cohérente, elle apporte un petit +

J'espère que ce chapitre vous aura plus, je vous retrouve très vite !

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