𝟥𝟨. 𝐿𝒶 𝓂𝒾𝓈𝓈𝒾𝑜𝓃 𝒹𝑒 𝒞𝒽𝒶𝓎𝓎𝒾𝓂


Le roi Nask nous a fait patienter toute la journée. Toute une journée à faire les cent pas dans la salle des hôtes, que je soupçonne être en réalité la salle des hôtes non désirés. Des murs gris, épais, dénués de toute décoration, des sièges inconfortables au possible, une table en bois brut, aux bords piqués d'échardes, sans aucun met dessus. Et surtout, personne. Pas une seule âme pour demander audience au roi. Même moi qui n'ai pas grandi dans un château sais que cette absence de courtisans n'est pas normale. Pourquoi sommes-nous les seuls dans cette foutue salle ?

Décidément, je déteste cet endroit.

Alors que je m'apprête à sortir, bien décidé à prendre l'air, deux gardes nous rejoignent soudainement puis se campent devant Chayyim.

— Veuillez nous suivre, déclame l'un d'entre eux d'une voix grave. Le roi Nask est prêt à vous recevoir.

Sur ce, ils continuent leur chemin pour se diriger vers une porte située au fond de la salle, près de l'immense cheminée. Habitué à ce que personne ne me considère, j'emboîte le pas aux trois hommes, me plaçant stratégiquement derrière Chayyim de sorte à laisser croire que je lui suis soumis.

La salle dans laquelle nous pénétrons cette fois est d'une richesse toute relative au royaume de Beana'h. Presque aussi épurée que celle dans laquelle nous patientions, elle s'en diffère par les quelques têtes d'animaux empaillées accrochées sur les murs ainsi que par l'élaboration du mobilier en bois, toujours aussi austère et imposant, mais cette fois rehaussé de quelques gravures.

Le roi nous attend au fond de la pièce, juché sur un trône en bois sombre aussi gros qu'une cabane de pêcheur. L'estrade sur laquelle il est installé est recouverte d'un tapis couleur terre, flanqué d'une vingtaine de bois de cerfs conférant à l'ensemble un aspect assez inquiétant. Les gardes chargés de la protection du roi sont étrangement campés autour de l'estrade, formant un symbole que je mets quelques secondes à comprendre comme étant censé représenter le soleil.

Une grimace vient tordre mon visage.

— Approchez, ordonne le roi d'une voix forte qui résonne dans l'ensemble de la pièce.

Chayyim s'exécute calmement, moi avec méfiance.

Le roi est un homme entre deux âges, au visage sillonné de rides, mais au regard vif, intelligent, qui le rajeunit de quelques années. Ses cheveux gris tombent en boucles amples sur ses épaules tandis que sa barbe forme un drôle d'angle sur le côté gauche de sa mâchoire, révélant certainement une difformité de cette dernière. Intégralement vêtu d'une armure en acier, il semble sur le pied de guerre, et la façon qu'il a de nous dévisager comme de potentiels ennemis ne fait que renforcer cette impression.

La gorge nouée, je regrette immédiatement de ne pas être en possession de ma masse, réquisitionnée par les gardes lors de mon entrée au palais.

Chayyim s'arrête au pied de l'estrade et s'incline respectueusement. Resplendissant dans sa tunique bleu au col doré, il émane de lui une grâce et une élégance sans pareille. La cape au col d'hermine dont on l'a vêtu possède une traîne si longue que je manque de marcher dessus lorsque je m'incline maladroitement derrière lui.

— Avancez donc d'un pas, reprend le roi en dévisageant Chayyim d'un air curieux. Je ne vous perçois guère d'ici.

Le concerné obtempère tandis que je reste prosterné, un genou au sol et le visage rivé vers ce dernier. Je devine que ma présence n'est pas souhaitée près du monarque.

J'entends donc plus que je ne vois mon compagnon grimper sur l'estrade puis s'agenouiller à nouveau devant le roi, maîtrisant avec perfection les usages de la Cour.

— Relevez-vous.

Alors que Chayyim s'exécute, je fronce les sourcils, toujours inquiet quant aux intentions du souverain.

— Ainsi, c'est donc à cela que ressemble un oméga... J'en suis presque déçu, je m'attendais à un être plus... surprenant.

Cette fois, je grimace franchement tout en baissant un peu plus la tête pour dissimuler mon visage.

— J'ai entendu dire que vous veniez au nom du roi Ovania de Lem'ha, continue le roi dont la voix me semble devenir de plus en plus froide. Quel sujet mériterait qu'il envoie son oméga aussi loin et le charge d'une quête aussi dangereuse ?

— Votre Majesté, répond calmement Chayyim, je viens m'entretenir avec vous du refus de commercer avec le royaume de Lem'ha que vous nous avez fait parvenir voici quelques mois. Je souhaiterais en comprendre les raisons et renouveler toute la sympathie que le roi ressent à votre égard. Cet apport ne...

— De la sympathie ?

Les mots ont fusé avec une telle brutalité que je sursaute, les sens aux aguets.

— Est-ce porté par la sympathie qu'il a bloqué mon passage par le Détroit des Six Vents ?

— Votre Majesté, le Détroit est condamné par une Bulle de...

— Est-ce par sympathie que ses marins ne quittent jamais mes ports ?

— Votre Majesté...

— Est-ce par sympathie qu'il envoie des centaines d'espions à De'moa ? Des espions qui tentent de pénétrer dans mon propre palais !

Et soudain, j'ai la réponse à toutes mes inquiétudes : le roi est fou. Complètement taré.

Le cœur battant, je redresse discrètement la tête pour jeter un coup d'œil à la scène qui se joue sur l'estrade, mais n'aperçois que le dos de Chayyim qui, bien que respectueusement penché en avant, est contracté à l'extrême.

— Et vous osez en plus vous présenter devant moi accompagné d'un alpha ! rugit cette fois le roi. Pour qui me prenez-vous ? Je ne tolérerais aucune insulte de ce genre !

— Sauf votre respect, votre Majesté, cet homme m'a permis d'atteindre De'moa sain et sauf. En me présentant devant vous avec lui, il ne s'agit aucunement de vous insulter, mais plutôt de vous montrer à quel point le roi Ovania est prêt à faire des sacrifices et des compromis pour maintenir ses relations avec vous. Il a préféré demander l'aide d'un mercenaire plutôt que d'envoyer ses hommes car il songeait que cela ne vous plairait guère de voir ses soldats pénétrer vos terres.

— Cela ne me plairait guère, tout comme vous voir ne me plait également pas ! Cela fait des années que votre roi se vante de posséder le royaume le plus prospère de Na'voah et qu'il exhibe sa gloire à tout va. Il possède les terres, la richesse, un putain d'oméga, et il voudrait en plus s'emparer de mes ressources ? Je préférerais le tuer de ma propre main plutôt que lui prêter allégeance !

— Votre Majesté, rebondit très vite Chayyim, il ne s'agit aucunement de cela, le roi ne cherche nullement à vous nuire. Les relations commerciales entre le royaume de Lem'ha et celui de Beana'h sont vitales pour la survie de nos deux peuples. Si nous les coupons, des milliers de personnes vont mourir et le Vice ne fera que s'étendre. Je vous en conjure, n'aggravons pas la situation en détruisant le peu d'harmonie qui subsiste encore sur Navo'ah.

— N'est-ce pas votre rôle à vous, oméga, de garantir cette dernière ? rétorque le roi d'un ton méprisant. N'est-ce pas ce que votre naissance nous avait garanti ? Alors où est-elle, cette paix illusoire que vous étiez censé ramener avec vous ?

— Votre Majesté, mes pouvoirs ne sont d'aucune utilité si je suis la seule personne à essayer de rétablir l'harmonie dans ce monde. Les relations entre royaumes sont primordiales pour cela, et l'entente entre souverains encore plus. Je me porte garant de la bonne volonté du roi Ovania de maintenir les relations avec le royaume de Beana'h. Pour cela, il est prêt à vous faire cadeau de ce qu'il a de plus cher, de plus... précieux.

Le doute avec lequel il prononce ce dernier mot me fait de nouveau froncer les sourcils. Faisant fi de toute étiquette, je relève franchement la tête pour tenter de mieux apercevoir Chayyim, pour deviner ne serait-ce qu'une partie infime de ce qu'il pense.

Pourtant, à la place de mon compagnon, je ne remarque que le visage du roi, crispé en une expression à la fois de stupéfaction et de satisfaction malsaine tandis qu'il dévisage son interlocuteur.

— Ainsi Ovania est prêt à aller jusqu'à me faire cadeau de sa putain d'oméga... Intéressant.

Le choc que je ressens alors est si puissant que j'ai l'impression d'être rentré dans un mur au galop. En quelques secondes, mon visage se décompose, mon cœur se serre affreusement et une terrible envie de vomir me retourne les entrailles. Sans réaliser ce que je fais, je me relève d'un bond, prêt à attraper Chayyim par le bras pour l'entraîner le plus loin possible de cet être répugnant, mais plusieurs gardes avancent brusquement leurs épées vers moi.

Dévoré par la colère, je croise le regard du roi qui m'observe d'un air dégoûté, un petit rictus méprisant au coin des lèvres.

— Cela ne semble pas plaire à votre alpha, remarque-t-il d'un ton narquois.

— Il n'a pas son mot à dire là-dessus, rétorque immédiatement Chayyim. Ce n'est qu'un mercenaire.

La réponse, qui semble grandement satisfaire le roi, me foudroie sur place.

— Vous vous foutez de ma gueule, murmuré-je en fixant son dos d'une intensité telle que j'espère qu'elle suffira à le faire se retourner.

— Plait-il ? relève le roi en m'adressant cette fois une grimace d'une méchanceté sans nom.

— Vous pouvez pas faire ça, putain ! crié-je en l'ignorant, trop concentré sur mon compagnon. Bordel, vous n'allez pas faire ça ! Vous pouvez pas rester ici alors que...

— Kahn !

La voix de Chayyim claque soudainement, violente, intransigeante. Il se retourne pour plonger son regard étoilé dans le mien et je suis horrifié de ne plus rien y distinguer, plus aucune tendresse ni aucun amusement, aucune trace de cette complicité qui s'était installée entre nous.

— Restez à votre place, ordonne-t-il d'une voix glaciale. Vous n'avez aucun droit de parole dans cette salle.

— Vous n'êtes pas un putain d'objet ! hurlé-je en m'avançant malgré les épées dont les pointes appuient immédiatement contre mon cœur. Vous ne pouvez pas vous sacrifier comme ça !

— N'avancez plus d'un pas ! Votre mission se termine ici. Comme prévu, vous serez grassement payé lors de votre retour à Ma'la. Je me chargerai personnellement de vous avancer une partie de l'or avant que nous nous quittions.

— Vous vous foutez de moi, répété-je, trop incrédule pour réaliser ce qui est en train de se dérouler sous mes yeux.

Je ne comprends pas. Je ne comprends pas ce douloureux sentiment de trahison qui m'étreint la poitrine, comme si on venait de me plonger une épée droit dans le cœur. Je ne devrais pas être aussi touché par le tournant des événements, je ne devrais pas me soucier outre mesure de ce qui arrivera à Chayyim. Et pourtant, la simple idée de le laisser là, simple monnaie d'échange entre les mains d'un roi cruel et paranoïaque, me retourne l'estomac. Pourquoi accepte-t-il docilement son sort ? Pourquoi ne se rebelle-t-il pas ? Croit-il réellement que se sacrifier pour sauver temporairement les relations entre les deux royaumes rétablira l'harmonie dans le monde ? Tout ceci n'est qu'un amas de conneries que je ne peux avaler. Je ne peux y croire...

Mais surtout, je ne peux pas croire qu'il va m'abandonner ainsi, après avoir gonflé mon cœur d'espoir et de désir. Ai-je été stupide au point d'inventer moi-même la tension qui existait entre nous ? Ai-je rêvé de tout cela ? Ou Nez-qui-pointe avait-il raison et ai-je cru que cela nous suffirait à tous les deux ? Que cette relation qui n'en était pas une serait plus forte que le reste ? Que Chayyim allait réellement tout abandonner pour rester avec moi ?

Par Krast, j'ignore ce qui me déchire le plus entre ce sentiment de profonde trahison et le dégoût que je ressens à mon égard. Naïf. J'ai été complètement naïf.

— Renvoyez cet alpha hors du château, ordonne soudainement le roi dont la voix me semble dégouliner de satisfaction malsaine. Et assurez-vous qu'il reçoive sa bourse de pièces d'or. Après tout, il l'a bien méritée !



NDA : Et voilà, vous connaissez maintenant la nature de la mission de Chayyim... Est-ce que vous vous en doutiez ? Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ?

Je vous retrouve très vite pour la suite :)

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