𝟥𝟢. 𝐿𝒶 𝒸𝑜𝓃𝒹𝒾𝓉𝒾𝑜𝓃 𝒹𝑒𝓈 𝒶𝓁𝓅𝒽𝒶𝓈


Le bruit de l'acier qui déchire la chair, des os qui craquent, des cris de douleurs, y a-t-il un son que je connais moins que celui-ci ? En une fraction de seconde, je me redresse, prêt au combat, les poings serrés contre mon visage tandis que des dizaines d'alphas s'écroulent à mes côtés, méthodiquement blessés par les gardes.

A quelques pas de moi, un enfant s'effondre brutalement dans un gémissement étouffé qu'avale le grondement des bottes martelant le sol. Je tente de m'approcher de lui pour l'aider, mais un mouvement de foule m'écarte alors que son petit corps se fait piétiner. Horrifié, je cherche Chayyim du regard, mais ne l'aperçoit pas. Où est-il ? Que fait-il ? Est-il blessé ?

Alors que je m'apprête à fuir pour sauver ma vie, un ordre sec claque au-dessus de nos têtes.

— SUFFIT !

Aussitôt, tous les gardes reculent d'un pas et se rangent calmement sur le côté, comme s'il ne s'était rien passé. Mes yeux hagards balaient le paysage autour de moi pour s'accrocher à des corps tordus, repliés sur leurs blessures. Certains agonisent bruyamment tandis que d'autres fixent le vide sans aucune expression.

Mon cœur se met à battre la chamade.

Par mesure de précaution, je vérifie si mon corps porte les stigmates de l'attaque, mais conclus vite que ce n'est pas le cas. Tout aussi rapidement, je réalise que nous sommes plusieurs dans ce cas, debout et effarés, observant autour de nous sans comprendre ce que nous voyons. Et en quelques secondes, l'ombre d'une réponse s'impose à moi, renforçant mon épouvante.

A cet instant, je croise le regard étoilé de Chayyim, appuyé contre un rocher à l'écart du groupe, dont je ressens de plein fouet l'aura désolée. J'aimerais lui en vouloir, mais je sais qu'il est tout aussi horrifié que moi par ce qu'il se passe. Tout ceci n'est qu'une putain de farce...

Un garde s'approche tout à coup d'un alpha à genoux par terre, au regard vide et au visage rivé vers le sol. Il lui assène une claque brutale derrière le crâne puis crache dans ses cheveux d'un air méprisant.

— Relève-toi, fils de chien ! Et accroche tes merdes de congénères sur ses foutus pieux. Si le soleil se couche avant que vous ayez terminé, je vous réserve le même sort.

Sans un mot, tous ceux qui n'ont pas été blessés se relèvent, prêts à obtempérer, et je les suis avec la sensation d'être la pire des merdes. Qu'ont fait ces esclaves pour mériter un tel châtiment ? Ont-ils osé tousser trop fort ? Croisé le regard d'un contremaître ? Été un peu trop lent pour déplacer une roche de dix fois leur poids ? Ou bien servent-ils seulement d'exemples pour les prochains ? Histoire de rappeler qu'aucun alpha n'est jamais en sécurité nulle part, qu'il peut, à tout moment, faire les frais d'un cruel hasard ?

La bile me brûle l'œsophage tandis que je soutiens l'un des esclaves blessés pour le mener vers une mort certaine. J'ai vu les corps en arrivant aux Pleureuses, je me souviens parfaitement de leur état et de l'effroi qu'ils avaient provoqué en moi. Ceux-là seront les suivants.

L'homme que je soutiens ne se débat pas. La tête pitoyablement penchée en avant, il se laisse traîner sans protester, comme s'il savait déjà que supplier ne servirait à rien. L'une de ses mains est pressée contre ses côtes d'où sort un flot de sang intarissable. Il ne fera pas long feu. Mais avant cela, on le torturera. Suffisamment pour qu'il meure dans d'atroces douleurs.

Alors, pendant que je noue ses pieds au sommet du pieu en réprimant les tremblements qui menacent d'agiter mes doigts, je réalise à quel point ma vie ne changera jamais. Que toujours, elle sera faite de violence et d'injustice. Que jamais je ne cesserai d'être avant tout un alpha.


***


— J'emmène celui-ci clôturer le défilé. Gardez-moi du vin pour mon retour !

Les trois gardes auxquels s'est adressé Chayyim ricanent puis font demi-tour sans demander leur reste. Sûrement sont-ils déjà passablement éméchés et ne demandent rien de mieux que de rentrer dans leur foutue cahute pour la nuit.

En silence, nous continuons le chemin, laissant derrière nous près d'une trentaine d'hommes, de femmes et d'enfants agonisant dans le noir. Les yeux rivés sur mes mains ruisselantes de sang, je suis Chayyim avec l'impression d'être désincarné. Mon esprit est vide, balayé par les hurlements qu'il a entendu toute la journée, anéanti par les centaines de coups de marteau qu'il a assénées, détruit par la sensation d'avoir pris part à l'une des pires atrocités de son existence.

Pendant je-ne-sais combien de temps, nous cheminons sans rien dire, nous enfonçant toujours plus profondément dans la nuit. Je ne sais où nous allons ni dans quel but, mais j'avance sans rechigner, comme si cela allait me permettre d'oublier les horreurs de cette journée. A plusieurs moments, je me sens être poussé dans un coin, à l'abri de renfoncements, puis tiré en avant pour reprendre la route. Et je me laisse faire. Comme un foutu pantin désarticulé.

Au cours de cette longue marche, je ne remarque qu'une chose : dans cette partie des Pleureuses, il n'y a plus aucun garde. De fait, ces derniers forment des barrages plus haut sur le chemin et notre tragique allée de pieux est censée être le premier avertissement pour les voyageurs téméraires qui s'aventureraient par ici.

Nous avançons, encore et encore, et lorsque Chayyim daigne enfin s'arrêter, le soleil a repris sa place tremblotante à l'horizon. Ses faibles rayons éclairent les lieux et je consens enfin à relever la tête. Où que je regarde, des petits arbres chétifs s'étendent à l'infini, courant sur les plaines vallonnées et s'extirpant péniblement du sol gelé. A quelques pas de nous, le flanc éventré d'une colline offre d'étroits abris naturels au pied desquels serpente un ruisseau dont l'eau transparente m'étonne. Je l'observe de longues secondes buter contre les galets qui parsèment son lit, glisser avec délice entre la végétation grisâtre qui recouvre le sol avant de s'échouer dans une retenue d'eau formée dans un affaissement de terrain. La façon dont la surface de cette dernière brille de mille feux me semble quasi irréelle.

— Kahn...

La voix qui résonne dans mon dos semble provenir de si loin que je mets un moment à réaliser qu'elle m'est adressé. Lentement, je me retourne vers Chayyim qui a rabaissé sa capuche et me fixe désormais avec toute l'inquiétude du monde. Incapable de parler, je contemple son visage émacié strié de terre et d'éraflures, la ligne légèrement retroussée de son nez et la forme arrondie de ses lèvres. Il est beau, bien trop beau pour ce monde cruel, bien trop beau pour être à mes côtés.

La gorge nouée, je baisse les yeux vers mes mains maculées de sang, mais aussitôt, ces dernières disparaissent de mon champ de vision.

Je comprends avec du retard que Chayyim les a enveloppées des siennes pour les dissimuler à mon regard, et ce constat ne fait qu'obstruer un peu plus mon œsophage.

— Kahn, regardez-moi... S'il vous plaît.

A contrecœur, je finis par obtempérer, le visage toujours dénué de toute émotion, le corps affreusement vide. Pendant de longues secondes, je fixe les yeux étoilés sans vraiment les voir, comme s'ils n'étaient pas vraiment là. Comme si ce n'était pas vraiment moi qui les scrutais. Comme si ce corps n'était pas le mien, que mon esprit vagabondait là-bas, au loin, dans un endroit où je ne peux l'atteindre, et que plus jamais il ne regagnera son enveloppe physique.

Quand soudain, une chaleur intense m'enveloppe de toute part.

Aussitôt, toutes les émotions contenues depuis le début de la journée se déversent dans mes veines, au point de me submerger et de me couper la respiration. En une fraction de seconde, mes yeux s'écarquillent, ma bouche s'entrouvre, mes membres se mettent à trembler affreusement. Tour à tour, la tristesse déchire ma poitrine, la colère rigidifie mes muscles, l'impuissance me retourne les entrailles, la rancœur me serre l'estomac.

Et finalement, je m'abandonne à l'étreinte que m'offre Chayyim, laissant lourdement tomber ma tête contre son épaule tandis qu'il m'attire un peu plus contre lui.

J'ignore si mon compagnon avait anticipé ce rapprochement physique, mais ce dont je suis sûr, c'est que je ne pensais pas qu'il me ferait autant de bien. Porté par un instinct que je ne contrôle pas, je niche mon visage dans le creux de son cou pour prendre de grandes bouffées de l'odeur suave qui s'en échappe. Encore une fois, je ne sais pas si Chayyim fait exprès de relâcher autant de phéromones, ni s'il est au courant d'à quel point j'y suis réceptif, mais l'odeur ne fait que s'amplifier et mon corps en frissonne de contentement.

Finalement, je cesse d'inspirer ces effluves comme un animal désespéré pour simplement laisser mon visage contre sa peau, en appréciant la douceur contre ma joue.

— Kahn, répète Chayyim d'une voix rauque, est-ce que... Est-ce que ça va aller ?

Son hésitation m'arrache un rictus moqueur qu'il ne voit pas.

— Je suis désolé... Je suis affreusement désolé pour ce qu'il s'est passé, je... Je ne pensais pas que ce serait aussi... atroce. Je vous présente mes excuses, Kahn, je ne voulais pas vous blesser ni vous...

— Eh, fermez-la un peu, grogné-je d'un ton faussement exaspéré.

Mon compagnon s'exécute aussitôt et cela me tire un deuxième sourire amusé. Je finis par me détacher de lui puis recule d'un pas en soupirant. Chayyim continue de me dévisager comme s'il craignait que je m'effondre à tout instant et cela me distrait autant que ça m'agace.

Maintenant que mon esprit semble avoir regagné mon corps et que ce dernier s'est laissé aller à toutes les émotions qui l'ont secoué dans la journée, je me sens étrangement calme, presque rasséréné, soulagé d'avoir retrouvé possession de mes membres et de cette amère résignation qui m'accompagne depuis toujours.

— Je m'en remettrai, précisé-je en croisant son regard insistant. Arrêtez de me fixer comme ça.

Les yeux étoilés restent encore rivés aux miens de longues secondes avant que leur propriétaire ne se résolve à détourner le regard. J'aperçois les doigts de sa main gauche jouer avec le pan de sa cape et je comprends qu'il est loin d'en avoir fini avec sa nervosité.

J'aurais aimé lui retourner la question, prendre le temps de savoir comment il se sent et d'écouter ses états d'âme, mais je ne crois pas avoir encore la force nécessaire. A la place, je tends vers lui mes poignets encore entravés qu'il s'empresse de détacher avec une clé qu'il a certainement subtilisée au camp. Il fait de même avec le collier qui alourdit mon cou et, dès que ce dernier s'échoue au sol, je me masse la nuque en grimaçant. Ces foutus fers m'auront laissé de belles marques !

Renonçant à affronter le regard de Chayyim que je sens toujours posé sur moi, je lui tourne le dos et m'avance vers la retenue d'eau qui scintille au loin. L'eau glacée me mord douloureusement la peau lorsque je plonge les doigts dedans, mais je ressens soudain un intense besoin de me laver de toutes ces infamies que j'ai vues, faites et subies ces dernières heures.

Sans plus réfléchir, j'ôte la tunique déchirée que je portais jusque-là, me débarrasse de mes braies tachées de sang et me révèle ainsi aussi nu que le jour de ma naissance. Le froid me hérisse les poils, mais cela ne m'empêche pas de plonger les pieds dans le bassin puis de m'y enfoncer jusqu'à la taille. A chaque pas que je fais, la morsure de l'eau est plus violente que la précédente, mais cette douleur me fait l'effet d'une bénédiction.

Prenant une grande inspiration, je plonge cette fois entièrement sous l'eau. Immédiatement, des milliers d'aiguilles s'enfoncent dans mes tempes et une douleur sourde irradie de mon crâne, comme s'il était pris dans un étau. Je retiens ma respiration le plus longtemps possible, laissant l'eau et le froid retirer de mon corps toutes les impuretés qui le salissent.

A bout de souffle, je finis par regagner la surface en prenant une inspiration bruyante dès que ma tête émerge. Par réflexe, mes yeux cherchent Chayyim, debout sur la berge, qui m'observe calmement.

— Venez vous baigner ! m'exclamé-je d'une voix forte !

Le concerné darde un regard réticent vers moi, ce qui déclenche un ricanement de ma part.

— Oh allez, insisté-je en me reculant pour pouvoir appuyer mon dos contre le bord gelé du bassin, ça va vous faire du bien ! Promis, je ne vous reluquerai pas trop !

Je prononce cette dernière phrase d'une voix moqueuse parce que je trouve ridicule son refus obstiné de se dévoiler devant n'importe qui d'autre que son foutu roi. Depuis notre départ de Ma'la, il ne s'est pas une seule fois baigné avec la horde, se dissimulant toujours dans un endroit protégé ou attendant que nous ayons fini pour y aller à son tour. Cette manie m'insupporte, mais au fond, elle me donne de bons prétextes pour me foutre de lui.

Alors, lorsqu'il fait glisser sa cape de long de ses épaules et se dirige vers moi, toute ma belle assurance s'évapore et ma respiration se bloque dans ma gorge.



NDA : OK, c'est enfin la sortie des Pleureuses ! J'espère que je n'ai perdu personne en cours de route... J'avais vraiment envie d'approfondir un peu le traitement infligé aux alphas parce que c'est un point central de mon histoire, mais n'hésitez pas à dire ce que vous en avez pensé :)

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