𝟤𝟩. 𝒜𝓈𝓈𝒶𝓊𝓉 𝒸𝑜𝓃𝓉𝓇𝒶𝒾𝓃𝓉
J'observe Chayyim se précipiter vers les brigands comme si tout ceci n'était qu'un rêve. Pétrifié, le dos ruisselant de sueur et les mains tremblantes, je ne parviens pas à prendre une décision rationnelle. Que suis-je censé faire ? Courir derrière lui pour assurer ses arrières ou fuir vers la côte tant que l'alerte n'a pas été donnée ?
Mon cœur tambourine douloureusement dans ma poitrine, ma respiration me brûle les poumons.
A travers ma vision troublée, j'aperçois mon compagnon de route dégainer sa ridicule épée et trancher d'un coup sec la jugulaire d'un des hommes. Aussitôt, des cris retentissent, des corps se meuvent dans tous les sens, mais je ne distingue plus rien.
Que faire ? Que faire ? Que faire ?
D'une main, je me frotte les yeux pour éclaircir ma vision et observe Chayyim esquiver les coups des brigands. Bien qu'il n'ait pas la force d'un alpha, sa technique est parfaite, quasi infaillible, et la façon dont il virevolte autour de ses adversaires prouve qu'il a l'habitude de se battre. D'un geste précis, il entaille profondément le bras de l'un d'entre eux mais manque en retour de se faire transpercer la jambe.
D'un bond, il s'éloigne, fait volte-face, raidit ses muscles pour porter le coup fatal à l'homme qui s'apprêtait à violer la gamine, mais se fait à ce moment-là violemment frapper par un autre brigand.
Le choc est tellement important que j'entends d'ici le bruit que fait la masse s'écrasant sur son épaule. Comme si mon cerveau n'attendait que cela pour se débloquer, je retrouve soudainement mes esprits et me lève d'un bond en voyant mon compagnon tituber et s'écrouler par terre. Les muscles de mes cuisses protestent d'être aussi violemment sollicités, mais j'ignore leur tiraillement et cours de toutes mes forces vers lui.
J'intercepte de justesse la masse qui allait mettre fin à ses jours et balance la mienne vers le visage surpris du brigand. Ce dernier esquive au dernier moment, mais mon intervention l'oblige à reculer et à s'écarter de Chayyim. J'en profite pour jeter un coup d'œil rapide à mon compagnon, histoire d'évaluer ses blessures, mais comme je m'y attendais, il se force à garder un visage le plus inexpressif possible pour ne pas m'inquiéter. Nos regards se croisent, peut-être le temps d'une seconde, et je comprends qu'il m'incite à ne pas me préoccuper de lui.
Légèrement réticent, je fais toutefois volte-face pour parer l'attaque menée par deux des hommes à la fois. Si je m'attendais à être confronté à quelques lourdauds sans grâce, je suis surpris par leur agilité et leur détermination au combat. Généralement, les bandits de grand chemin ne s'attardent pas lorsque la situation s'envenime, ils se hâtent de fuir la queue entre les jambes, peu courageux. Est-ce l'appel de l'or qui rend mes adversaires si pugnaces ?
Celui qui a proposé à son camarade de baiser la fillette est particulièrement véhément. Il brandit sa masse cloutée comme si elle ne pesait rien, la faisant tournoyer dans les airs pour tenter de me déconcentrer avant d'asséner de violents coups que j'esquive sans trop de difficultés. Il a beau avoir l'air malin et bondir aisément dans ses bottes en cuir neuf, je suis un mercenaire et alpha de surcroît. Personne ne me battra aussi facilement.
Las de ce combat dont j'anticipe déjà les conséquences, je m'empresse d'écraser ma propre masse dans le visage de l'un des gars, ignorant le bruit sec que produit la boîte crânienne se fissurant. Le concerné titube en arrière, les yeux révulsés, avant de s'écrouler au sol, agité de soubresauts.
— Sale fils de pute d'alpha ! rugit l'un de ses compagnons.
Il se jette sur moi avec une vieille épée qu'on lui a sûrement offerte en cadeau et dont il semble bien fier, mais qu'il manipule avec la dextérité d'un nourrisson. Il ne me faut que quelques secondes pour le contourner et l'abattre d'un coup de masse. Un des brigands en profite pour me prendre de revers et m'enfoncer sournoisement la pointe de son poignard entre les côtes. Est-il stupide au point d'oublier la consistance anormale de ceux qu'il chasse à longueur de journée ? Sa lame pénètre à peine ma peau et il a le temps de plonger son regard dans le mien, conscient de la connerie qu'il vient de faire.
Alors qu'il s'apprête à prendre la fuite, je me jette sur lui pour en finir, mais son compagnon, plus coriace que les autres, revient à la charge avec sa masse cloutée. Frustré, j'abandonne celui au poignard pour esquiver l'attaque du second. La masse m'effleure, entaille mon épaule, mais cela ne fait que décupler ma colère. Si nous n'avions pas croisé la route de ces imbéciles, je ne serais pas en train de me battre ni de prendre des risques inutiles !
Du coin de l'œil, j'aperçois Chayyim se battre contre le cinquième énergumène et, à voir son adresse déconcertante, j'en déduis qu'il n'aura pas besoin de mon aide. Ce qui me laisse le temps d'en finir avec mes deux gaillards. C'est d'ailleurs d'un seul homme qu'ils se jettent sur moi, intelligents dans leur façon d'occuper l'espace et de tenter de m'étourdir. Rapides, ils portent des coups précis, mesurés, mais qui n'atteignent jamais leur cible. Alors que le brigand au poignard fonce dans l'ouverture que j'ai volontairement laissée près de mon flanc droit, je lui assène un coup de masse derrière la nuque et l'observe avec satisfaction s'effondrer au sol.
Son compagnon semble alors saisir l'ampleur de ma puissance puisqu'une grimace vient déformer ses traits burinés par le froid. Un éclair mauvais traverse ses grands yeux noirs et il tente de prendre la fuite. Alors que je m'apprête à m'élancer à sa suite, une lueur argentée apparaît dans mon champ de vision et, l'instant d'après, l'homme s'écroule à mes pieds. Il me faut quelques secondes pour comprendre que Chayyim vient de lui déchirer les tendons de l'une de ses chevilles d'un coup d'épée.
L'homme gémit de douleur au sol tandis qu'une flaque de sang s'étale à mes pieds. Le cœur battant la chamade et le dos trempé de sueur froide, je jette des regards inquiets autour de moi, persuadé qu'à tout moment, des centaines de soldats vont apparaître pour venger l'affront causé par un alpha.
— Ils ont disparu.
La voix de Chayyim, aussi plate et inexpressive qu'un lac rempli d'eau croupie, manque de me faire éclater de fureur. A la place, je tourne lentement mon visage vers lui et me mords la langue jusqu'au sang pour ne pas le secouer comme un pommier.
— A quoi vous attendiez-vous ? sifflé-je d'un ton mauvais. A des remerciements en grandes pompes ? Félicitations, Votre Magnificence, votre acte de grande mansuétude aura été remercié par la plus profonde des ingratitudes ! Vous êtes un grand seigneur, un défenseur des âmes en peine ! On devrait vous couronner roi de tout Na'voah !
Submergé par la colère, je m'enfonce dans mes reproches tout en agitant ridiculement mes bras. Je sais que ma réaction est disproportionnée, mais la façon dont Chayyim est parfois inconscient des réalités de ce monde m'horripile. A quoi s'attendait-il, bordel ? A ce que la mère et ses enfants attendent sagement que nous finissions pour nous remercier chaudement ? C'est foutrement risible ! Tout ce que nous allons récolter de cette action généreuse est une surveillance renforcée de la part des gardes aux abords des Pleureuses. Comme si nous avions besoin de cela ! Si nous nous faisons attraper, mon compagnon de route finira certainement par faire reconnaître sa vraie nature et donc être libéré, mais me concernant, mon sort serait scellé.
Ruminant ma rage, j'observe justement ledit compagnon s'approcher du brigand qui le fixe d'un air haineux, la bouche écumant de bave.
— Qu'est-ce que tu veux, fils de putain ? éructe-t-il grossièrement. T'es trop lâche pour me tuer comme un homme ? Ne t'approche pas, suceur d'alpha !
Son insulte, aussi pitoyable soit-elle, ne rappelle que plus cruellement à quel point côtoyer un alpha comme le fait Chayyim revient à se placer volontairement sur les bancs de la société. Pourtant, loin de se laisser décontenancer, le concerné s'accroupit devant son prisonnier et plonge ses yeux étoilés dans les siens. L'homme semble un instant épouvanté par cette vision d'un autre monde et son mouvement de recul de m'échappe pas. Il est vrai qu'à force de le côtoyer, j'ai tendance à oublier à quel point l'apparence de Chayyim est anormale. Quasi monstrueuse.
— Où les amenais-tu ? demande ce dernier d'une voix posée.
— Tu t'fous d'ma gueule, putain de taré ? Où tu crois qu'c'est la place des alphas ?
— D'où venais-tu ?
— Si tu m'as gardé en vie pour m'poser des questions, tu f'rais mieux d'me planter direct ton épée dans le cou. J'dirais rien.
— J'ignorais que l'honneur était la valeur primordiale des brigands. Réfléchis un peu... Vaut-il mieux garder le silence ou repartir avec quelques pièces d'or ?
L'homme l'observe comme s'il était tombé du ciel, à la fois curieux et méfiant. Il est vrai que l'honneur et la solidarité ne priment pas parmi les bandes qui sévissent sur Beana'h, mais l'aversion que le brigand ressent envers les alphas pourrait ne pas faire pencher la balance de notre côté.
— Tu m'crois assez con pour tout te déballer comme ça ? finit par cracher notre prisonnier. Tu vas vraiment m'laisser la vie sauve après ? Tu f'rais mieux d'me tuer directement, tu perdrais moins de temps.
Alors que je m'apprête à dire que cette option me semble la plus intelligente, Chayyim sort sa bourse de sa poche et la tend vers le brigand. Stupéfait, ce dernier la contemple comme le plus beau des trésors, sûrement incrédule quant à sa réelle existence.
— Range ton or, enfant de putain, siffle-t-il avec agressivité.
— Comment peut-on traverser les Pleureuses sans se faire repérer ?
— Ah ! s'esclaffe l'homme d'un air méprisant. C'est impossible.
— Il y a forcément un chemin, insiste calmement Chayyim.
— Tu f'rais mieux de vendre ton alpha ! C'est la seule norme ici.
— Cet homme n'est pas mon alpha, c'est un homme libre qui traversera cet endroit au même titre que moi.
Le brigand le dévisage comme s'il avait sorti la plus grosse connerie de sa vie. Une centaine d'émotions défilent sur son visage, de la consternation au mépris, en passant par le dégoût le plus profond.
— Aucun alpha n'est libre, assène-t-il avec répugnance. Si vous voulez traverser, va falloir le laisser aux mines. C'est tout c'que j'ai à vous dire. Maint'nant vous allez m'filer l'or et m'laisser partir ?
— Fort bien.
Sous mes yeux abasourdis, Chayyim se redresse, lance sa bourse sur les genoux de l'homme puis se recule comme s'il était prêt à reprendre tranquillement son chemin. Le choc est tel que je ne parviens pas à réagir lorsque notre prisonnier se lève et claudique précipitamment vers le chemin par lequel il est arrivé. Quelque chose est en train de se fissurer en moi, quelque chose qui me donne l'impression d'avoir été honteusement trahi. Alors c'est tout ? Il va laisser la vie sauve à ce fils de pute et le récompenser d'avoir dit qu'il faudrait me refoutre en esclavage ? Ma déception est immense.
Pourtant, je n'ai que le temps de formuler cette pensée qu'un cri retentit à quelques mètres de moi, me faisant brusquement sursauter. Les sens en alerte, je me retourne d'un coup, prêt au combat, mais n'aperçoit que le dos de Chayyim, étrangement penché en avant.
Alors que je m'apprête à me précipiter vers lui, persuadé qu'il vient d'être blessé, je le vois se redresser calmement et essuyer quelque chose à l'intérieur de sa cape. Méfiant, je m'approche discrètement et manque de m'étrangler face à la scène qui se joue sous mes yeux. Le brigand, face contre terre, le dos transpercé d'une large entaille, le contenu de la bourse étalé devant lui. Pendant quelques secondes, il agonise bruyamment, émettant des gargouillis étranglés tandis qu'il s'étouffe dans son propre sang.
Sans se presser, Chayyim s'accroupit pour récupérer sa bourse, la rattache à sa ceinture puis se tourne vers moi.
— Vous ne pensiez tout de même pas que j'allais laisser vivre une telle ordure ? m'interroge-t-il sérieusement.
Stupéfait, je ne peux que contempler son visage sévère, assombri par son regard chargé d'une colère latente. Fier et silencieux, il semble attendre une réponse de ma part, comme si savoir ce que j'avais pensé de lui l'importait réellement. Et d'un coup, je me sens mal à l'aise, presque honteux d'avoir cru qu'il ne punirait pas cet homme.
Chayyim semble le deviner puisqu'un léger rictus rehausse ses lèvres sans que je ne puisse dire à quelle émotion il se rattache. L'air de nouveau impassible, il rabat les pans de sa cape éliminée contre sa poitrine et tourne les talons. Puis énonce quelques mots, qui me glacent le sang.
— Il a raison. Il n'y a pas d'autre solution.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top