𝟣𝟢. 𝒜𝒸𝒸𝒶𝓁𝓂𝒾𝑒


Lorsque le soleil commence à décliner, nous ne sommes plus qu'à quelques heures du piémont du massif des Neiges Éternelles. Les immenses sommets se dressent solennellement à l'horizon comme autant de remparts insurmontables et protecteurs. J'ai tenu à ce que nous longions la chaîne montagneuse pour nous protéger d'une éventuelle apparition de bulles et L'Oméga n'a pas rechigné. D'ici trois ou quatre jours, nous atteindrons Canama, dernière grosse ville étape avant d'arriver à Sten, et pourrons refaire le stock de provisions.

En attendant, Ronh et Naya ont abattu un cerf dans l'après-midi et, après avoir remercié Anahia, ont procédé à l'examen des chairs de l'animal. Le risque, en se nourrissant de faune sauvage, c'est de tomber sur une bête déjà rongée par le vice et de ne pas s'en apercevoir. Le plus cher de mes amis d'enfance est mort comme cela. Nous venions de nous échapper de la forteresse de Coma'hl et errions désespérément dans la Forêt Sans Vie lorsqu'un lapin a détalé devant nous. Une telle apparition était miraculeuse dans une forêt où le vice a détruit la quasi-totalité de la flore et de la faune. Sans hésiter, mon ami s'est donc jeté dessus, l'a tué et l'a fait cuire, ravi d'avoir son premier repas chaud du mois. A ce moment-là, j'étais parti ramasser du bois mort pour nous maintenir au chaud pendant la nuit. Sûrement la faim le tenaillait-il tellement que m'attendre lui semblait être une épreuve insurmontable, toujours est-il qu'il a mangé sa partie du lapin avant que je ne revienne. Et qu'il n'a plus jamais rouvert les yeux. Je l'ai trouvé allongé sur le dos, les yeux grands ouverts et le nez plein de sang. Étouffé dans son propre vomi.

La découverte de son corps m'a tellement choqué que je n'en ai pas mangé pendant quatre jours, terrorisé à l'idée de mourir aussi bêtement après des années à me battre pour quitter la forteresse. Depuis, tout animal tué me cause un réflexe défensif et j'ai pris l'habitude d'inspecter minutieusement chaque partie de ce dernier avant de le manger.

Souvent, le vice s'attaque d'abord à la dentition ou à l'estomac des bêtes parce qu'elles ont avalé des plantes elles-mêmes contaminées. Il suffit alors de vérifier si les gencives et le tube digestif ne sont pas couverts de cette écume blanchâtre nauséabonde qui prouverait la viciation de l'animal. Si des traces de cette dernière sont relevées, la bête est immangeable.

En l'absence d'écume, il est également important de vérifier que le pelage ne comporte aucune tâche suspecte et que les yeux ne sont pas trop injectés de sang, soit autant de précautions chronophages mais essentielles à notre survie.

Pendant que Ronh et Naya s'attellent à cette tâche, Hassan et moi sommes partis en éclairage pour être certains qu'aucun danger ne rôde dans les parages, que ce soit des fermiers hostiles ou des animaux viciés qui pourraient nous attaquer. Cette partie de Lem'ha est très vallonnée, ce qui réduit les exploitations humaines aux alentours. De plus en plus, les fermiers cherchent à se rapprocher des villes pour pouvoir écouler leur production ; la campagne est moins dangereuse, mais les villages se vident de leur population à une vitesse ahurissante, privant ainsi les fermiers de leur clientèle habituelle. Je ne croise donc personne lors de ma marche de repérage.

Soulagé, je rebrousse chemin et rejoins Hassan pour rentrer au campement. Nous nous sommes installés à l'orée d'un petit bois bordant une rivière à l'eau trouble mais a priori potable. Mon idée était d'en servir un peu à L'Oméga pour vérifier que c'était bien le cas mais Naya a refusé.

Les arbres serpentent tant bien que mal entre les deux collines verdoyantes qui nous encerclent. Demain matin, leur hauteur projettera une ombre opaque sur le campement et je suis rassuré que cette dernière s'ajoute à l'épais feuillage pour nous dissimuler des regards curieux. Plus nous allons avancer vers le Nord, plus les dangers vont s'accumuler et la nature se faire moins accueillante. Il faut que nous en profitions tant que nous le pouvons !

— Le cerf est sain ! s'écrie joyeusement Naya en nous voyant arriver.

Elle retire son poignard du ventre de l'animal et l'essuie distraitement dans l'herbe.

— On va pouvoir se gaver la panse ce soir ! continue-t-elle d'un air ravi.

Assis en retrait, L'Oméga observe calmement la scène en caressant les flancs de notre cheval.

— N'auriez-vous pas préféré un repas chaud dans une auberge ? s'enquiert-il sous nos regards médusés.

— C'est une blague ? s'exclame Ronh dont les yeux exorbités lui donnent l'air d'une chouette effraie.

— Pourquoi le serait-ce ? Nous avons assez d'or pour cela.

J'échange un regard stupéfait avec les membres de la horde et retiens le ricanement sarcastique qui menace de franchir la barrière de mes lèvres. Pour anticiper la remarque acerbe que je risque de sortir, Lâa me devance et prend la parole.

— Votre Magnificence... Les alphas ne sont pas autorisés dans les auberges.

Fidèle à sa placidité, L'Oméga tourne son masque vers elle mais ne répond pas.

— Si vous souhaitiez un voyage confortable, vous n'avez pas choisi les meilleurs compagnons de route, renchérit Ronh en commençant à dépecer la carcasse du cerf. Je crois que vous ne réalisez pas bien l'ampleur de votre geste en nous accueillant à Ma'la comme des citoyens bêtas. En temps normal, les alphas ne pénètrent pas dans les centres-villes, tout juste nous laisse-t-on errer dans les faubourgs. Vous avez vu les fermes qu'on a croisées tout au long de la journée ? Si on s'approche trop près et que le proprio réalise qu'on est des alphas, il va lâcher son chien et chercher sa hache. Vous ne comprenez pas bien à quel point on n'est pas les bienvenus où qu'on aille.

— Les auberges ont pourtant fait vœu d'accueil et d'hospitalité, relève calmement L'Oméga. Tout voyageur doit y être traité de façon égale.

Ronh s'esclaffe d'un air désabusé et coupe un peu trop sèchement la cuisse du cerf.

— Ça, c'est votre belle théorie de noble. Ça fait bien longtemps que les alphas ne sont plus des voyageurs comme les autres. Plus le monde va mal, plus on nous en fait porter le fardeau. Vous savez, on est tout juste bons à survivre dehors comme des chiens, et encore ! les chiens sont parfois mieux traités que nous.

Un silence accueille sa tirade, bien vite troublé par les pas de Hassan qui revient, les bras chargés de bois mort. Lâa me lance un regard gêné auquel je réponds par un haussement d'épaules. Je n'ai plus la force d'avoir honte de notre condition ; si cette dernière dérange notre commanditaire, qu'il s'en aille, sinon, qu'il s'adapte.

Sans un mot, je me décharge de ma masse et de ma besace, retire mon plastron et délace mes bottes. Je balance ces dernières sous un arbre et remue avec délice mes orteils engourdis. Accroupie à mes côtés, Naya fronce le nez et darde un regard dégoûté sur moi.

— Va te laver, m'ordonne-t-elle, tu sens la viande avariée !

D'humeur taquine, je lève une jambe pour appuyer mon pied sur son visage et récolte une exclamation outrée, suivie d'un puissant coup de poing que j'évite de justesse. Dans un petit rire, je me recule et trottine jusqu'à la rivière pour fuir le courroux de mon amie.

En quelques secondes, je me débarrasse de mes gants et de mon pantalon et adresse mon plus beau doigt d'honneur à Ronh qui vient de siffler de façon faussement admirative. L'air frais de la soirée mord ma peau nue mais cette douleur vive ne me procure qu'un frisson de satisfaction. J'aime cette morsure impitoyable après une longue journée de marche, il n'y a rien de plus revigorant !

Je m'approche de la rivière et pose prudemment mes pieds sur les galets de la berge. L'eau est trouble, mais j'y ai vu quelques poissons en la remontant ; elle n'est donc pas empoisonnée. Avec moult précautions, je glisse mes orteils dedans et observe si un quelconque changement se produit dans mon corps. Rien.

Soulagé, je ne me pose pas plus de questions et me jette dans l'eau glaciale, insensible aux milliers d'aiguilles impitoyables qui s'enfoncent immédiatement dans ma peau. La rivière est peu profonde mais quelques trous d'eau permettent de s'enfoncer jusqu'au nombril et d'éviter de poser son cul sur les rochers tranchants.

Il ne faut que quelques minutes pour que Hassan et Lâa me rejoignent, tous deux aussi nus que le jour de leur naissance. Ils s'élancent vers moi et j'ai l'heureux réflexe de me jeter sur le côté avant que leurs deux corps massifs ne provoquent un raz-de-marée dans le trou d'eau.

Tout sourire, les deux idiots se calent entre deux rochers et se mettent à barboter comme des grenouilles. L'une des mains de Hassan caresse tendrement l'épaule de sa compagne et je ne peux empêcher un sourire amusé de tordre mes lèvres. Je ne l'avouerai jamais, mais ces deux-là me touchent par leur bonté et leur simplicité. Parfois, j'en viens à culpabiliser de ne pouvoir leur offrir la vie dont ils rêvent tant, comme si j'étais moi-même coupable des malheurs de leur passé. Si ma situation le permettait, je leur offrirais suffisamment d'or pour leur permettre de s'isoler le plus loin possible et vivre leur bonheur tranquillement, sans personne pour leur rappeler que cela est impossible.

Perdu dans mes pensées, je ne réalise que je fixe les seins de Lâa que lorsque Hassan m'envoie une gerbe d'eau dans l'œil.

— Eh, plus haut les yeux, chacal !

Sa remarque m'arrache un rire et, tandis que je m'essuie les yeux, j'entends le couple ricaner à leur tour. Je sais que l'intervention de Hassan n'est pas véritablement un reproche ; il connaît mes préférences sexuelles et surtout, Lâa m'aurait assommé depuis bien longtemps si j'avais tenté quoi que ce soit envers elle.

Dans tous les cas, aucune pudeur ne subsiste entre les membres de la horde. Voyager tous les jours en compagnie des mêmes personnes et partager chaque aspect de son quotidien avec elles abat les dernières barrières de gêne qui pourraient subsister. Quand on galère avec des gens, qu'on se bat, qu'on rit et qu'on meurt de faim avec eux, il ne peut plus y avoir aucun tabou entre nous.

Se laver étant une étape inévitable pour ne pas ressembler à des tas de boue, nous avons très vite pris l'habitude de le faire ensemble, sans égard pour nos sexes. De façon générale, la frénésie sexuelle qui caractérisait autrefois les alphas s'est amenuisée au fil du temps et nous côtoyons suffisamment souvent les bordels pour ne pas être frustrés sur ce point-là.

Toujours est-il qu'en effet, il est difficile de ne pas lorgner sur les seins proéminents de Lâa qui flottent à la surface comme deux balles en cuir. Le violet pâle de sa peau tranche avec les corps bruns de Hassan et moi, et je dois régulièrement repousser ses longues mèches opalines qui dérivent vers moi.

— Tu comptes couper tes putain de cheveux un jour ? râlé-je en battant des pieds pour les repousser au loin.

— Certainement pas ! Ils sont une preuve de noblesse à Ano'h !

— Eh ben, ricané-je, elle a belle gueule la noblesse !

Lâa m'éclabousse en réponse, mais cette fois, je m'y attendais et parviens donc à fermer les yeux à temps. Nous bataillons encore quelques minutes sous les yeux amusés de Hassan avant de nous calmer et de retrouver chacun notre côté du trou d'eau.

— D'ailleurs, comment tu te sens à l'idée de retourner à la maison ? m'enquis-je plus sérieusement.

Lâa hausse les épaules et se met à jouer avec l'une de ses mèches.

— J'en sais rien, je verrai sur place. Ça fait des années que j'y ai pas remis les pieds donc je sais pas trop à quoi m'attendre... C'est plus le passage par les Pleureuses qui m'inquiète.

Mon amie m'adresse un petit sourire embarrassé auquel je réponds par un hochement de tête compréhensif. Lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant, le village de Lâa a été frappé par une terrible épidémie qui a décimé la quasi-totalité de la population. Les adultes étant tous agonisants, des marchands d'esclaves en ont profité pour faire un rapt d'enfants afin de les vendre aux grands propriétaires terriens des Pleureuses.

Les Pleureuses sont un massif de basses montagnes dans lequel se trouvent les fameuses mines de Beana'h. Je ne sais combien d'alphas ont été déportés vers ces dernières mais c'est de leurs cris et de leurs lamentations que provient le nom du massif. Il paraît que certaines nuits, l'écho de leurs pleurs est si puissant qu'on l'entend jusqu'à De'moa, la capitale.

Je sais que Lâa a vécu les pires années de sa vie dans ces mines cruelles et qu'elle ne doit sa survie qu'à un riche propriétaire terrien qui l'avait prise en affection. Cependant, je ne suis pas certain que les quelques années passées à ses côtés aient été plus heureuses pour elle. Le passé est quelque chose de complexe et de discret dans la horde : nous connaissons les parcours des uns et des autres, mais ces derniers restent nébuleux, incomplets, parfois encore durs à exprimer, écorchant les lèvres et brûlant la gorge, à peine évoqués autour d'un feu de camp dans l'espoir que les flammes viennent les dévorer.

Si Lâa ressent le besoin de s'épancher sur son passé, elle le fera en temps voulu. En attendant, je ne peux que compatir avec le malaise qui déforme les traits de son visage.

Pour éviter que nous nous enfoncions dans le tragique, je me retourne et pose les yeux sur L'Oméga qui n'a pas bougé, toujours assis près du cheval, le regard rivé sur Ronh qui découpe la carcasse du cerf.

— Eh chef ! l'interpelé-je en faisant un grand signe de bras. Vous venez pas vous laver ?

Le masque inexpressif se tourne vers moi et, encore une fois, je tente de deviner le visage de son propriétaire. A-t-il la peau blanche des habitants de sa ville ? Les yeux verts ? Rouges ? Violets ? Est-il seulement beau ?

— Il est inconcevable que je me dévoile devant vous, répond finalement la voix rauque avec un soupçon de mépris qui me hérisse les poils.

— Ben voyons, grommelé-je dans ma barbe. Quel fils de chien.

Hassan et Lâa me lancent un coup d'œil amusé mais ne renchérissent pas.

— On va rien vous faire, vous savez ! précisé-je avec un mauvais sourire. Vous pouvez ramener votre cul royal en toute sécurité.

— Ce que Kahn essaie de vous dire, intervient Naya en me fusillant du regard, c'est que si vous avez besoin d'un endroit privé pour vous laver, il se fera un plaisir de vous en trouver un, pas vrai Kahn ?

L'énorme obsidienne se tourne vers moi et derrière elle, Naya mime de me trancher la gorge avec son couteau ensanglanté. Mon nez se fronce sous la menace plus qu'explicite et je croise mes bras sur ma poitrine.

— Pourquoi aurait-il besoin d'un endroit privé ? On va voyager ensemble pendant des semaines, va bien falloir qu'il s'habitue à nous ! Et puis, ce serait dangereux qu'il s'écarte du groupe ! De toute façon, je suis sûr que ce n'est pas ce que supposait sa remarque !

— En fait...

La fameuse voix grave que je commence à trop connaître retentit à nouveau et m'oblige à serrer les dents. A contrecœur, je reporte mon attention sur le masque couvert de dorures et l'observe se pencher lentement sur le côté.

— J'aimerais beaucoup que vous me trouviez un endroit isolé pour me laver, conclut L'Oméga d'un ton qui me paraît étonnamment facétieux.

Interdit, je le fixe avec des yeux ronds, incapable de déterminer s'il se fout de ma gueule ou non. Encore une fois, je ne peux distinguer son expression, mais quelque chose dans sa voix, cette petite intonation plus aiguë que la normale, me laisse penser que cette situation l'amuse et qu'il cherche à me provoquer. Suis-je en train d'halluciner ?

— Allez chacal, au boulot ! me lance Lâa en me donnant un coup de coude dans les côtes. Ça t'apprendra à fermer ta gueule !

Complètement ébahi, je subis les regards amusés de la horde et peste à voix basse contre cet imbécile qui a visiblement décidé de faire de ma vie un Enfer. A quel moment me suis-je retrouvé dans cette situation ?

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