-5 : WER DIE ROSE EHRT, Renft

5 heures plus tôt

Il est dix-neuf heures quand Janina entre enfin dans le KDR. Ses prunelles trainent sur les personnes déjà attablées, espérant y trouver ses amis. Ses lèvres s'étirent fortement quand elle les reconnait, installés dans le coin où ils se posaient toujours à l'époque. Elle se dirige vivement vers eux, son cœur battant bien trop rapidement. Elle ne parvient pas à comprendre les émotions qui la transpercent. Une joie immense l'envahit autant qu'une grande tristesse. Car elle n'arrive pas à savoir si elle est heureuse de les retrouver ou triste de savoir que le bar de son adolescence et années étudiantes va être réduit à néant.

— Hey Jani !

Les visages de ceux lui montrant leurs dos se retournent brusquement quand la voix s'élève. Les sourires s'installent fortement et les pupilles se mettent à briller d'une joie intense. La mère de famille se dirige alors vers eux tandis qu'ils se lèvent pour les serrer tour à tour dans leurs bras. Elle finit par s'installer sur la chaise restée vide et qui ne semble attendre qu'elle.

— Ça a pas changé.

La voix s'élève alors qu'elle a les yeux qui trainent sur chaque recoin de la pièce. Ils s'accrochent sur les cadres comportant les équipes du 1. FC Union Berlin à l'époque, sur les photos de supporters du Hertha et de l'Union posant fièrement côte à côte. C'était aux détours de visites dans Berlin Est qu'ils se rendaient dans leur stade et se croisaient. Ou bien lorsqu'ils suivaient les bleus et blancs en déplacement de l'autre côté du rideau de fer lors des compétitions européennes, les supportant face aux équipes du bloc communiste. L'écharpe aux couleurs blanche et rouge trône toujours au-dessus du comptoir, comme elle pouvait le faire des décennies plus tôt. Elle semble juste plus récente avec ses couleurs encore chatoyantes.

Dans un coin, elle reconnait le jukebox qui avait été installé quelques mois après la chute du mur. À l'époque, elle avait découvert l'objet avec intérêt et puis il avait rapidement été remplacé par des choses plus modernes, celui-ci n'étant qu'un vestige des années soixante-dix et avant.

— Il y a quand même beaucoup plus de choix qu'à l'époque.

Des rires éclatent alors qu'ils se tournent en direction des boissons proposées à la vente. Si les peintures restaient dans les couleurs de l'époque ainsi que l'agencement du lieu, des dizaines de boissons différentes étaient désormais proposées et ce n'était pas pour leur déplaire. L'absence de choix était l'une des pires choses de l'époque soviétique. Les tentatives de reproduction des produits de l'ouest sur leurs lignes de fabrication vétustes également.

Bientôt, une nouvelle chanson s'élève et il ne lui faut que quelques secondes pour reconnaitre le groupe et le titre de la chanson qui va bientôt résonner.

— Et beaucoup plus de liberté aussi.

En face d'elle, les prunelles pétillent et un sentiment étrange la transperce alors que les premiers mots s'élèvent. Des mots et des voix qu'on leur avait alors interdit d'écouter. En face d'elle, elle peut distinguer les larmes se mettant à affluer dans le regard d'une de ses meilleures amies. C'était à deux qu'elles étaient allées au concert de Renft. C'était aussi à deux qu'elles étaient quand leurs cœurs s'étaient brisés par un beau matin de l'année mille-neuf-cent-soixante-quinze quand leur groupe de musique préféré avait été interdit par le gouvernement.

« Wer die Rose, wer die Rose ehrt,
Der ehrt heutzutage auch den Dorn »

Les paroles s'élèvent et au fur et à mesure du temps, elles sont chantées de plus en plus fort dans le bar. Sa voix se mêle à celles d'autres. Celles de personnes de son âge. D'allemands qui comme elle n'avaient plus jamais osé la chanter, qui l'avaient écoutée cachés au fond de leur chambre ou au KDR, comme elle avait pu le faire. Alors l'entendre une nouvelle fois ici, envoyée au maximum du son alors qui y avait toujours été étouffé, ça faisait vibrer l'intégralité de son organisme et remonter des souvenirs qu'elle avait enfouis il y a des dizaines d'années et qu'elle pensait ne jamais voir remonter.

Quand elle voit l'air désolé qui lui est adressé par Roman, elle comprend ce qu'il ressent en cet instant. Lui aussi avait été brisé une fois le mur tombé et les archives du plus grand organisme de surveillance mondial sorties. À côté de son prénom retrouvé au milieu de millions de dossiers ne s'étalait pas celui d'un ami comme pour elle mais celui de son frère, proche du régime et qui n'avait pas hésité à envoyer ses moindres faits et gestes à la Stasi. De son côté, Janina n'avait jamais su pourquoi elle avait été ainsi suivie mais le goût rance de la trahison remontait toujours quand elle pensait à l'un de ses plus proches amis d'adolescence. Ils n'avaient plus jamais parlé et elle restait avec l'intégralité de ses questions au plus profond d'elle sans avoir aucune réponse sur ses interrogations et sa douleur vieille de plus de trente ans.

Elle se souvenait encore comment son amour pour Klaus Renft Kombo et le fait qu'elle continuait de les écouter était détaillé à chaque fois qu'elle écoutait l'une de leurs chansons malgré leur interdiction. Ses amitiés avec des supporters du Hertha étaient également consignées comme son amour naissant avec Lukas. Alors qu'elle faisait tout pour échapper à la sécurité d'état, c'était dans les traits d'un ami qu'elle la suivait. Avec le recul, elle se dit qu'elle n'était certainement même pas protégée du plus grand et puissant réseau d'espionnage ayant jamais existé au milieu de la foule quand elle se rendait au Stadion an die alte Fösterei. Car alors, elle était juste à côté de lui et du danger qu'il représentait pour elle quand elle hurlait tout comme l'intégralité de la foule Le mur doit disparaître alors que les vendus du Dynamo étaient leurs adversaires et qu'un coup-franc était sifflé.

— C'est pas Prömel là ?

La voix la fait sortir de ses souvenirs et pensées et elle tourne son regard en direction de l'entrée où elle identifie sur le champ le capitaine du club qu'elle supportait et pour lequel elle avait jadis vendu son sang. Et à voir les quelques personnes proches de l'entrée se diriger vers lui pour le féliciter de son match le week-end précédent, elle ne regrette aucunement d'avoir un jour tout fait pour qu'un des derniers vestiges de son véritable pays puisse perdurer. 

Car loin de Leipzig et de la honte que son club représentait pour tous les habitants d'un pays désormais démantibulé, c'était grâce à leurs heures, leurs dons, leurs efforts et leurs litres de sang que le stade trônait toujours dans le quartier Köpenick et que, grâce à lui, ses supporters et ses joueurs qui l'avaient emmené au plus haut échelon national alors que tout semblait contre lui, l'Allemagne de l'Est continuait de briller.

klaus renft kombo est un groupe qui a été interdit en 1975. mais la chanson wer die rose ehrt a été directement reprise par le groupe karusell qui est était issu d'un regroupement d'une partie des membres du groupe interdit et d'un autre groupe moins connu de Leipzig : Fusion. 

La stasi était la police politique équivalent de la gestapo en allemagne nazi ou du kgb en urss. mais à une échelle bcp plus importante (1 agent pour 180 habitants). dans certaines villes, il y avait jusqu'à 20% des personnes qui étaient des informateurs  & il y aurait eu jusqu'à 2 millions de personnes collaborant avec la stasi (de leur plein-gré ou sous contrainte). sur 16 millions d'habitants. il y avait des dossiers sur +5 millions d'entre eux. il y avait 91 000 travailleurs et environ 170 000 informateurs non officiels. ils avaient aussi des agents dans tous les pays & à l'international (notamment en allemagne de l'ouest). personne n'a été condamné ou presque à la chute du mur et la plupart travaillent normalement en allemagne aujourd'hui. il y a des archives et les dossiers se comptent en millions de pages. 

dans les années 2000 les tribunes du stade de l'union tombaient en ruines et le stade aurait dû fermer par manque de budget. mais les supporters les ont reconstruites bénévolement (ça se compte en milliers d'heures de bénévolat) & ont fait des dons pour financer cette reconstruction en allant faire des dons de sang (rémunérés en allemagne). 

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