21. La chrysalide
Il est une question qu'il ne faut peut-être jamais poser.
Que restera-t-il de nous ?
Caelus
Un jour avant la chute de Mecia
Une main.
Une deuxième main.
Zara observait du dehors le travail du Méditant. Les bras invisibles du Dragon fouillaient dans cette cage minérale où était enfermé le substrat matériel de sa conscience. Quant à son corps astral, elle l'avait adossé au mur. Aucun médecin n'était passé pour constater la transformation à l'œuvre. Mecia vivait son dernier jour et, à moins de sombrer eux aussi dans le puits de folie que s'était creusé Sitrim Gar'niota, les habitants désertaient la ville.
« J'attends toujours » dit-elle avec une pointe d'ironie.
Le Méditant gronda en réponse. Elle le sentit remuer. Il s'était mis en tête de lui rendre d'abord son corps, sans quoi... quoi, exactement ? L'attache matérielle ne serait pas assez solide pour s'enfoncer assez loin dans la Noosphère ? Elle ne pourrait pas arpenter physiquement les allées de Mecia, monter sur la pyramide du temple de Kaldar, pointer le doigt vers l'armée en marche de l'empereur zayin ?
Non, le Dragon retrouvait le monde réel. Il se faisait la main. Ses pouvoirs lui permettaient de manipuler toute matière, d'en changer la composition chimique et les états physiques. Sa méditation avait endormi sa volonté, prise au piège d'un cristal similaire à celui qu'il tentait de briser. Une fois Zara reconstruite, le Dragon pourrait rebâtir ce que lui-même avait été.
« Nous n'avons pas beaucoup de temps » ajouta-t-elle.
Le cristal gouttait, comme une statue de glace qui fond. À l'intérieur se jouait à l'envers le processus de minéralisation de la matière organique. Les os retrouvaient leur tracé. Les chairs occupaient l'espace libéré par les cristaux. Zara ressuscitait.
Son visage apparut sous une couche translucide. Son corps remontait à la surface. Sa physionomie était celle du corps astral, celle que Fen l'avait aidée à fixer. Elle ne s'en connaissait pas d'autre.
Viens, dit le Méditant. Regagne ton corps. Montre-moi ce monde.
Elle rentra comme on ouvre la porte d'une maison familière, abandonnée trop longtemps.
En s'ouvrant, ses paupières firent craquer la mince pellicule en liquéfaction. Elle s'arracha au support métallique où les techniciens l'avaient sanglée des décennies auparavant, qui avait fini encastré dans la gangue. Une tige de titane, prise dans son corps en reconstruction, émergeait de sa peau. Elle tira sans ménagement. Le Méditant la sermonna sur la fragilité de son œuvre, puis l'aida à arracher ce dernier vestige, avant de ressouder son derme.
Le corps humain était bancal, fragile, soumis à sa nature matérielle. À sa différence, le corps du Dragon habitait la matière. Il se construisait, se déformait selon son envie.
« Je suis moi-même Dragon » remarqua Zara.
Elle prononça ces mots à voix haute, mais dût s'y reprendre à deux fois en crachant quelques cristaux rougis. Ses pieds rencontrèrent le sol. Habituée des formes astrales, elle découvrait la pression de la gravité et la subtilité de l'équilibre. Quelques secondes suffirent, car elle était forte, et ce corps lui obéissait à la perfection. Le Méditant avait bien fait les choses pour le vaisseau qui transportait son âme.
« Où allons-nous ? » demanda-t-elle.
En attendant la réponse, elle posa sa main contre le mur de béton. Des coulures apparurent en surface. La matière était drainée vers son poignet ; d'abord pour consolider son corps, ensuite pour dessiner quelques vêtements de circonstance. Un rideau liquide, puis solide, une robe qui passa du gris au rouge en un claquement de doigts. Zara noua approximativement ses cheveux noirs épais, encore humides de cristaux liquéfiés. Elle était présentable.
Elle sortit de l'aile des laboratoires. L'hospice était bien en cours d'évacuation. Les pans des blouses blanches volaient d'un couloir à l'autre, des brancards roulaient sur les carreaux dans un concert de bruits confus, d'ordres et d'annonces faites sur haut-parleurs. En les regardant passer, Zara eut envie de se mêler à ce flot, de voir où il la porterait.
Sortons, dit le Méditant.
Les portes coupe-feu étaient grandes ouvertes. Le flot d'humains et de samekhs débordait dans les couloirs, se séparait en branches, se reformait. Pour ne pas gêner, ni se faire remarquer, il fallait courir ; aussi courut-elle sans discontinuer jusqu'à l'entrée, aussi invisible que durant ses voyages astraux.
Zara poussa des portes vitrées et descendit des marches de béton. Ses pieds nus laissaient d'ultimes traces de cristal fluidifié. Une tempête de poussière s'était levée sur Mecia et avalait l'horizon, laissant seules visibles les deux plus proches pyramides. Le reste n'était que sable en suspension.
« Vois-tu quelque chose, Méditant ?
— Je sens les ramifications d'une présence. Elles courent dans l'air, dans le sol, dans les esprits de toutes ces créatures. Tu ne m'as pas menti, Zara. Ce monde est promis aux ténèbres.
— Pourquoi t'aurais-je menti ? » s'étonna-t-elle.
En quelques pas, elle descendit sur l'esplanade. Les fleurs des jardins, recouvertes d'ocre, semblaient déjà se flétrir. Zara fit un tour sur elle-même, théâtrale :
« Voici Palm ! On n'en voit plus rien, mais ce monde est le mien.
— Je vois plus loin que tes yeux. Je vois jusque dans tes souvenirs. Je sais tout ce que je dois savoir.
— Oh, je ne connais guère moi-même que Mecia et la défunte Valinor. Il y a à l'Est ces grandes cités zayin, maintenant empêtrées dans des rideaux d'ombre. Il y a à l'Ouest les steppes, plus vastes encore que les nôtres, et leurs peuplades humaines et samekh. Il y a deux autres continents sur Palm, seul le nôtre est habité. Nous sommes nombreux dans nos villes, parce que nous vivons les uns sur les autres, peu nombreux dans les steppes, car l'âme doit être forte pour ne pas se diluer dans le vent.
— Et tout ceci, demain, aura pris fin. »
Silence.
« Je ne peux pas te mentir, Zara, de Mecia. La corruption qui a pourri l'âme de votre empereur maudit est aussi profondément ancrée dans ce monde. Si tu m'as appelé pour mener ce combat, tu savais que j'irais jusqu'au bout de cette mission.
Elle regarda dans le vague, les yeux voilés par des sentiments confus. Comment le bien et la nécessité pouvaient-ils s'opposer à ce point ?
— Que restera-t-il de nous ?
— Aucune de vos cités. La race de ces zayin ne reverra pas le jour. J'essaierai de préserver quelques humains, quelques samekhs ; ta planète connaîtra un nouveau départ. La mémoire de ta civilisation traversera peut-être les époques et parviendra à des historiens futurs, mais tous ceux qui t'entourent, du plus grand au plus petit d'entre eux, disparaîtront.
— Entendu. »
Les rues se vidaient. Des colonnes d'habitants terrorisés, encadrés par des groupes de gardiens, fuyaient en direction de l'Ouest. La tempête encerclait la ville, mais le front se trouvait du côté Est, là où l'aéroflotteur personnel de Sitrim Gar'niota pointait hors des nuages, comme l'œil avide d'un dieu déjà victorieux. Qu'il soit à portée ou non, la défense anti-aérienne des remparts ne l'avait pas atteint. Sitrim observait la ville. Avec la nuit tomberait l'ordre final, et se lèveraient ses armées de démons.
Un petit groupe de samekhs cheminait en direction de l'hospice. Zara leur fit signe. La poussière se soulevait par vagues, se collait à son visage et à ses cheveux.
« Mettez un masque » dit un des samekhs, ce qui compte tenu de l'apparence de son visage, avait tout d'un trait d'esprit.
Elle le refusa. Un peu de bruine minérale ne pouvait troubler sa respiration ni sa réflexion. Les samekhs, qui respiraient par les pores de leur cuir, s'humidifiaient sans cesse au moyen de vaporisateurs.
« Je suis revenue, dit-elle en reconnaissant Ygdra. Le Méditant m'accompagne.
— Qui est-ce ?
— La moitié d'un Dragon.
— Mais encore ?
— On me l'a recommandé. Que faites-vous ici, Ygdra ? Que fait le conseil ? L'Académie ?
— Le doyen de l'Académie est mort. Le conseil est désorganisé. Les Gardiens de Mecia ont pris en main l'évacuation des citoyens. J'ai rassemblé avec moi quelques Architectes afin d'affronter Sitrim. Comme vous ne donniez pas de signe de vie, nous étions en route...
— Vous faites bien. Je vais avoir besoin de votre aide.
— Pouvons-nous encore sauver Mecia ? » demanda un des Architectes.
Vérité ou mensonge ?
Zara aurait dit la vérité.
Le Dragon aurait dit la nécessité.
« Nous y arriverons, l'assura-t-elle. Mais j'aurai besoin de tout votre soutien. »
Ygdra, lui, ne fut pas dupe.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top