20. Le Méditant



Avant que Zara n'advienne, je connaissais trop mal le Méditant.

Cette mortelle m'a permis de le redécouvrir sous un nouveau jour.

Caelus


Deux jours avant la chute de Mecia


Tout semblait désert et abandonné depuis trop longtemps.

Zara monta un escalier taillé dans la pierre.

Au bout de ce chemin se trouvait une esplanade cerclée de pavés moussus. Quelqu'un s'était construit sa retraite dans ce petit monde dans les nuages, sans prendre la peine de l'entretenir. Un lieu pour se laisser disparaître.

Le Méditant attendait.

Le Dragon.

Le mot, pour elle, signifiait tant qu'il s'en perdait. Trop de légendes. Trop d'images irréconciliables. Le Dragon était d'apparence gazeuse, insaisissable, la manifestation d'une puissance divine, tantôt bénévolence, tantôt fureur.

Il semblait déjà mort.

L'humanoïde assis en tailleur n'était pas un homme ; son corps avait l'apparence du cristal – en cette qualité, il se rapprochait de la forme astrale de Zara. Il était transparent. Il ne la regardait pas, car il n'avait pas d'yeux ; il ne regardait rien. Sa tête surgissait de son corps comme une excroissance vaguement sphérique.

« Je dois te poser trois questions, dit-il d'une voix atone. Ensuite, je te détruirai.

Première question. Qui es-tu.

— Je suis Zara.

— Deuxième question. D'où viens-tu.

— Je viens de Mecia, de Palm.

— Troisième question. Où vas-tu.

— C'est ici que je viens. »

Le Méditant se tut. Qu'il réfléchît ou s'endormît, sa sentence ne tombait point.

« Vous ne me demandez pas ce que je veux ?

— Ce que tu veux ne m'intéresse pas. »

Cette vérité claqua comme un fouet. Elle avait besoin de lui ; il n'avait pas besoin d'elle.

Comme elle ne bougeait pas, il reprit la parole. Sa voix se fit plus dense et plus sombre, telle une vibration de son corps minéral.

« Tu ne me reconnais pas ?

Je ne suis pas l'air, mais je suis la tempête.

Je ne suis pas le feu, mais je suis l'incendie.

Je ne suis pas la pierre, mais je suis le volcan.

Je ne suis pas le métal, mais je suis l'épée.

Je ne suis pas le bois, mais je suis l'arbre.

Je ne suis pas l'eau, mais je suis la vague.

Je ne suis pas la glace, mais je suis le glacier.

Je suis ordre. Chaos. Vie. Et mort.

J'ai tout vécu. J'ai tout vu. Et je vivrai encore.

L'exercice de ta volonté est restreint par les frontières de ton corps. Je n'ai pas ces limites. Je peux donner forme à des mondes ; je peux y apporter la vie, comme la mort.

Je n'ai pas besoin d'armée, je suis une armée.

Je n'ai pas besoin de pouvoir, je suis le pouvoir.

Je n'ai pas besoin de savoir, je suis le savoir.

Les animaux. Les humains. Les civilisations. Même les étoiles. L'immortel finit par éprouver le plus grand dégoût vis-à-vis de ces choses impermanentes. Les aimer serait contre-nature. Moi, je les fuis.

Va-t'en.

— Je n'ai nulle part où m'en retourner. Mon monde est en danger. Caelus m'a guidé vers toi. J'ai besoin de ton secours.

— Caelus. »

Indécis ou furieux, il changea de sujet. Des rides parcouraient son crâne translucide ainsi que celles qui troublent un étang tranquille.

« Je me suis retiré ici pour méditer, pas pour entendre les doléances des mortels. Je n'ai que faire de votre impermanence. Des mondes succèdent à d'autres mondes. Des empires succèdent à d'autres empires. Que sont-ils pour moi ? Rien.

— Vous êtes comme Caelus, se rendit compte Zara. Vous êtes tous les deux des immortels. L'agitation du monde ne vous atteint pas.

— Tu te trompes, enfant. Caelus éprouve des sentiments vis-à-vis de la marche de cet univers. Moi, tout ceci ne m'intéresse pas. Ces rois me prient, me supplient, se jettent à genoux, s'arrachent les cheveux en hurlant de douleur. Que l'importe cette douleur ? Ils me jettent leurs malédictions. Qu'ai-je à faire de ces malédictions ?

Les conscients de cet univers ont de grands désirs de pouvoir, trop grands pour eux ; ceux-ci s'installent dans leurs corps et les déforment tels des champignons grotesques envahissant des carapaces creuses. Vous êtes petits. Vos ressentiments sont grands. Ils vous torturent et vous pourrissent de l'intérieur.

Cet univers n'est promis à aucun avenir, sinon la marche vers la chute. Caelus est l'historien qui consignera cette fin pitoyable. »

Il était grand, beaucoup plus grand qu'elle. Qu'elle tente de s'approcher de lui et il grandissait encore, comme une illusion de distance renversée.

« Maintenant, ordonna-t-il, pars. »

L'injonction était si forte que son propre corps astral hésita. Il refuserait bientôt de lui obéir. Elle ferait un pas en arrière et s'en irait pour de bon. Mais Zara n'avait pas fait ce chemin pour rien. Pour se forcer à l'immobilisme, elle s'assit.

« Je n'ai plus de corps, affirma-t-elle. Ici, ma volonté s'exprime sans contrainte.

— Pars » lui opposa-t-il.

Elle se crispa. Sa forme astrale se tendit comme on s'arc-boute face à la tempête. Le Méditant enflait, dévorait l'espace et s'y déployait. Des formes filamenteuses émergeaient de son corps en déconstruction.

« Tu ne me reconnais-pas ? lança-t-elle en défi. Je suis toi. Nous sommes deux êtres plongés dans le cristal et qui n'avons pas de forme. Nous sommes deux volontés jetées dans le tumulte du monde.

— Je suis une volonté forgée dans le tumulte.

— Tu n'as pas toujours été un ermite au fin fond d'une forêt labyrinthique. Qu'as-tu vécu pour devenir ce roc ?

— J'ai tout vécu. J'ai tout vu.

— Mon monde est en danger. Je n'ai plus le temps. Aide-moi.

— J'avais un monde, autrefois. Le premier de tous... celui duquel nous avons disséminé la vie sur toutes ces planètes, la tienne y compris. Celui en lequel nous avons conçu les êtres... toi y compris.

— Qu'est-il devenu ?

— Il a connu la guerre.

— Le mien aussi.

— Toutes vos guerres ne sont que des jeux. »

Elle l'avait percé à jour. La facilité de ce dialogue la déconcertait. Réagissait-il avec une bienveillance inhabituelle ?

« Je ne partirai pas, dit-elle. Pose-moi un défi. Faisons en sorte que cela soit la condition pour que tu m'apportes ton aide. »

Elle avait tiré sur une corde fragile. Le Méditant gronda. Sa main, devenue une rivière de tentacules de cristal, s'agita dans les airs. Il aurait pu l'écraser comme un insecte. Il aurait pu détruire sa forme astrale sans effort. Quelque chose semblait le retenir ; la surprise, peut-être, comme Caelus avant lui. L'étonnement de trouver face à lui un être aussi singulier.

« Soit. Voici mon épreuve.

J'ai tout vu. J'ai tout vécu. Apprends-moi quelque chose. »

Que savait-elle ? Sa vie défilait en pointillés devant ses yeux. Mecia... la saison des pluies, la saison sèche, les troupeaux battant les plaines vides de Palm... les humains, les samekhs créés par Kaldar, les zayin...

Rien de tout cela. Ce savoir d'encyclopédie, s'il ne le possédait pas déjà, le Méditant le balaierait d'un revers de la main. La question n'était pas : que savait-il, mais que voulait-il savoir ? Et la réponse aussi triviale que cruelle : il ne voulait rien. Aussi, quelle que soit la proposition de Zara, se tenait-il prêt à la refuser.

Que pouvait donc bien ignorer un immortel, qui prétendait avoir créé l'humanité – et toutes les autres consciences de l'univers ? Pouvait-elle prétendre à un discours sentimental sur l'amour, l'entraide, le don, la science, la foi ? Rien. Le Méditant avait déjà eu le loisir de plonger dans ces âmes et il en connaissait toutes les ficelles.

Parlerait-elle d'elle-même ? Son esprit était devant lui, ouvert aux quatre vents ! Il savait déjà tout sur elle. Il lisait dans son âme.

« Oui, dit-il. Je t'ai déjà jugée. J'attends ta réponse, humaine. S'il reste si peu de temps à ton monde, ne le perds pas en vaines hésitations. Parle.

— Je sais ce que vous ne savez pas. »

Des pensées vibrèrent dans sa tête, des visions contradictoires qu'elle laissait bourdonner afin de déconcentrer le Méditant. De le surprendre. Le temps qu'il comprenne son manège...

Cet être t'apparaîtra en majesté ; mais il est aussi démuni que toi. Il est de la race des dieux, mais les dieux de cet univers n'en savent guère plus. Il n'a pas compris. Il doit l'apprendre de toi-même, de la part d'une chose qu'il considérera d'emblée comme misérable. Il découvrira qu'il est misérable lui-même.

Elle remercia Fen.

« Je sais maintenant tout de toi, dit-elle dans un sourire.

— Est-ce là ce que tu dois m'apprendre ?

— Je sais combien tu as vécu. Je sais tout ce que tu as vu. Tout cela représente bien plus que mon esprit n'est capable de concevoir. Ne suis-pas une vaine créature mortelle et impermanente... »

Elle avait capté son attention.

« Mais tu n'as rien compris, Dragon. Je te l'apprends sans doute... non, je te l'apprends certainement. Tu n'as pas trouvé de raison et de sens à ce que tu as vécu ; tu n'as rien compris ! Et tu ne le savais pas ! Tu ne pouvais pas l'admettre. Nous sommes tous les deux aussi démunis face à cet univers. Nous sommes tous les deux aussi misérables. Voici ce que je devais t'apprendre. Voici ce que tu ne pouvais pas comprendre toi-même. »

Le Méditant ne répondit pas, puis son corps immense s'évapora en une pluie de gouttelettes de brouillard. Au lieu de la silhouette humanoïde, il reconstruisit une forme de la même transparence artificielle, à six pattes, asymétrique. Sa tête pendait sur le côté comme un mécanisme cassé.

« Je devrais te détruire, comme chaque chose qui trouble mon repos. »

Un bras fin comme une pince d'insecte, terminé par une longue lame, s'approcha d'elle jusqu'à frôler sa forme astrale. Zara n'avait pas peur. Pourquoi aurait-elle pris peur ? Elle voyait clair dans l'esprit du Dragon.

« Cela ne servirait plus à rien, maintenant que tu sais.

— Peut-être es-tu différente. Caelus t'envoie ? Ou Kaldor, peut-être ?

— Caelus m'a guidée, rien d'autre. »

La créature s'écarta et se mit debout. Ses membres surnuméraires fondirent. Le Méditant remodela son corps d'humanoïde.

« Que veux-tu de moi ?

— Un empereur déjà maudit a abattu sur mon monde un mal inarrêtable. Il détruira tout. Il ne s'arrêtera pas à Palm. Je voudrais te montrer cela. Je voudrais que tu m'aides à le combattre.

— Je verrai. Je n'ai pas accédé au monde physique depuis des millénaires. Tu seras ma porte. Je traverserai ton corps et je m'en servirai comme passerelle. Cela, sans doute, te détruira. As-tu une objection ?

— J'étais déjà détruite.

— Si je dois mener un combat, je dévasterai peut-être ton monde tout entier. As-tu une objection ?

— Mon monde était déjà condamné. »

Elle sut que son esprit se rapprochait du sien ; c'était comme nager en eaux profondes, à proximité d'un monstre étranger, dont la présence écrasante ne transparaissait que dans le remous.

« Mon être a été séparé en deux principes, dit-il. Le principe de mon âme et le principe de mon corps. Nous allons réunir ces principes. Avant toute chose, montre-moi ton monde. »

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