18. Le royaume des songes


Deux jours avant la chute de Mecia


Zara ne s'était jamais aventurée aussi loin dans le monde supérieur. Dans la Noosphère. La sphère des âmes.

Mecia, Palm, le monde physique, l'univers réel, tout cela n'était qu'une fine pelure parmi d'autres. Les strates qui se dépliaient à son passage, confuses et touffues, avaient quelque chose de vertigineux.

Au départ de la bibliothèque, Caelus lui avait ouvert un passage vers une forêt envahie par les ombres. Le chemin qu'elle pensait y suivre se perdait en labyrinthe. Tout ici trahissait une somme de présences ensommeillées ; les arbres murmuraient des antiennes, les lierres se recroquevillaient à son approche comme des serpents. Elle qui ne connaissait guère plus les sensations du corps se sentait frémir et frissonner, surprise par l'irruption du moindre mouvement dans cet écrin d'obscurité reposante – ou dévorante.

« Qui es-tu, mon enfant ? »

Un esprit descendit entre les arbres. Il s'agissait d'un renard sauvage pourvu de quatre yeux et de sept queues, curieux assemblage de folklore étranger à Palm.

Ses yeux ne cessaient de cligner et de changer de couleur, comme une paire de billes d'opale scintillant sous la lumière.

« Que recherches-tu ? » la pressa le renard.

Il n'était pas plus grand qu'elle, mais elle avait appris à se méfier des apparences dans ces mondes pour leur privilégier le nom.

« Toi, demanda-t-elle, qui es-tu ?

— Je suis Fen.

— Fen ?

— Oui, c'est toi qui as pensé à ce nom. Je suis donc Fen. »

Il avait parasité ses pensées et pêché le premier nom qui en troublait la surface.

« À l'origine, je suis sans nom » crut-il bon d'expliquer.

Comme ces crustacés qui empruntent la coquille d'un autre.

« Tu vis ici, Fen ?

— Je vais et je viens selon mon désir. Mais toi, que fais-tu ici ?

— Je recherche quelqu'un.

— Quelqu'un ? Qui cela ? Qui t'a donné le chemin de cette forêt ?

— Caelus. »

Elle disait les réponses sans le vouloir. Ses pensées lui échappaient, aspirées par l'insistance de son interlocuteur animal.

« Oh, le fieffé gredin. Il t'envoie quérir le Méditant. Qui serait assez fou pour faire ce chemin ?

— Le Méditant est un être puissant, n'est-ce pas ?

— À peine moins puissant que Kaldor. Mais Kaldor, tout occupé qu'il est à ses recherches, est introuvable. Nul doute que Caelus t'oriente par défaut vers le deuxième plus grand immortel encore en exercice.

— J'ai besoin de cette puissance pour sauver mon monde.

— Vraiment ? »

Le renard sourit. Cette expression déforma ses traits animaux, trahissant la fausseté de son apparence.

« Je sais la vérité de ton âme, mon enfant. Palm n'est pas ton monde. Ton monde, c'est une série de rêves, que tu vis ici et ailleurs depuis ta plus tendre enfance. Et ce monde s'est déjà effondré. Ce que tu cherches, en vérité, c'est un retour en arrière. Je sais à qui tu penses. À ce garçon. À Fen. Tu cherches à le ramener d'entre les morts.

— Ce n'est pas pour cela que je suis ici.

— Dis-moi son véritable nom.

— Je l'ignore.

— Sais-tu pourquoi il ne te l'a jamais donné ? »

Le renard bondit sur une branche et se rapprocha d'elle.

« Pourquoi ? demanda-t-elle, inquiète.

— Pour éviter cela. Pour que tu viennes pas le rechercher. Car il n'y a rien de bon à vouloir ramener les morts. Tu n'en tireras rien... rien d'autre qu'un échec, ou pire encore. »

Fen leva la tête. Un bruit infime, comme l'écho d'une gouttelette qui tombe, venait d'attirer son attention. Ses oreilles oscillèrent.

« Il fut un temps où ces bois étaient plus accueillants, dit-il. Mais des ombres rampent maintenant dans ces pans de la Noosphère. J'ignore si les immortels s'en émeuvent ; peut-être ne l'ont-ils pas remarqué. Si tu veux mon conseil, ne reste pas ici. Retourne d'où tu viens. Le Méditant te refusera. Il jouera avec tes pensées, il te détruira, il te jettera comme une babiole usée. »

Le renard bondit lestement.

Une liane épaisse, surgissant de la pénombre, se referma sur lui au vol. Le serpent le prit en étau dans ses anneaux. Il ajouta des tours pour faire bonne mesure et se referma comme une vis sans fin, dans un craquement sinistre. Le renard continua de tressauter pendant quelques secondes, puis le serpent se détendit ; sa proie tomba au sol telle une poupée sans vie.

Une tête sifflante descendit des frondaisons brumeuses jusqu'au niveau de Zara.

Qui es-tu ?

La voix hésitante trahissait un esprit doté d'une moins bonne prise sur la Noosphère, fait de force latente, mais aussi coulant et glissant que son avatar.

Toi aussi, tu veux vaincre la mort ?

Je connais le chemin.

Quoi, n'est-ce pas ce que tu veux ?

« Il avait raison. Je ne peux pas ramener quelqu'un dont je ne connais pas le nom. »

Mensonges.

Persiflages.

Il n'est rien que je ne peux.

Il n'est rien que tu ne peux.

Il te suffit de le vouloir.

Elle voulut reculer, mais les arbres lui barraient la route. Le serpent déformait cette réalité trop molle. Il ne cachait déjà plus le pouvoir dont il matérialisait la puissance facile.

Il n'est aucun savoir inaccessible aux mortels.

Il n'est aucun pouvoir réservé aux dieux.

Je te montrerai comment franchir les distances qui séparent les mondes...

Je te montrerai comment ressusciter les morts.

Tu vaincras la mort. Tu ne mourras pas.

Jamais.

« Ce n'est pas vous que je suis venue chercher. Laissez-moi. »

Tu as besoin de moi. Comment pourrais-je te laisser ?

Je sais dans quel état se trouve ton corps. Il en est ainsi de tous les corps ; ils se corrompent et se détruisent. Mais moi, je connais le secret de l'immortalité. Je peux te montrer le chemin. Tu marcheras de nouveau sur les terres des mortels. Tu régneras sur eux.

« Ce n'est pas ce que je veux. »

C'est ce que tu veux, mais tu refuses de le voir.

« Assez ! »

La tête du serpent remonta dans les branchages. Les arbres s'écartèrent et de minces filets de lumière transpercèrent les frondaisons revenues à la normale. Zara chercha du regard le corps du renard.

« Que recherches-tu ? »

Surprise, elle se retourna. Il était de nouveau là, au même endroit sans doute, la même expression sur sa face canine.

« Tu... vous...

— Qui es-tu ? demanda-t-il, comme si leur conversation précédente ne lui revenait pas.

— Zara. Et toi, qui es-tu ?

— Je suis Fen.

— Tu vis ici ?

— Je vais et je viens selon mon désir. Mais toi, que fais-tu ici ?

— J'ai déjà répondu à ces questions.

— Alors, c'est que le temps nous joue des tours. Tâchons de trouver la sortie de ces lieux. »

Fen se glissa dans un trou sous des racines et l'abandonna. Zara marcha seule. Des jours, peut-être. Le temps de Mecia était compté en heures, mais dans la Noosphère, les durées n'avaient pas de sens tangible, comme si le temps et l'espace étaient formés de la même matière élastique.

Elle rattrapa un chemin dallé de pierre.

La forêt s'écarta ; un ravin s'ouvrit. Des cascades tumultueuses s'agitaient dans ses gorges. Un chemin s'enfuyait bien à travers les chapes de brumes, mais il était fermé par un portail scellé. Celui-ci ne semblait pas avoir été ouvert depuis des siècles. Si le Méditant se trouvait ici, il voyageait peu.

« Ah, vous êtes là. »

Caelus surgit derrière elle comme une ombre.

« À vrai dire, vous m'étonnez encore. Je ne pensais pas que vous iriez jusqu'ici.

— Vous avez quitté votre ouvrage ?

— Il peut bien attendre un peu. Notez que cela ne m'arrive pas souvent ; il faut croire que je m'intéresse de trop à votre monde... Palm, n'est-ce pas ? »

Il la précéda devant la porte, dont il examina le mécanisme rouillé avec attention. Caelus connaissait l'entrée, mais ne devait pas l'avoir lui-même empruntée en plusieurs millénaires.

« Je pensais demander à quelqu'un de vous guider... Shani, par exemple, me doit sans doute un menu service de ce genre... mais les recherches obscures auxquelles il se livre ces derniers siècles l'occupent en permanence.

— Le Méditant... vous le connaissez ? Vous l'avez déjà vu ?

— Je l'ai connu, en d'autres temps. Nous ne sommes pas les meilleurs amis. Je doute qu'il ait envie de me voir. Je doute qu'il ait envie de voir personne. Il est encore temps pour vous de rebrousser chemin.

— Je n'ai nulle part ou m'en retourner.

— Lorsque nous avons épuisé toutes les alternatives... » fit-il, philosophe.

Il avait suffisamment travaillé la serrure. Un coup de pied et le battant s'ouvrit dans un fracas de grumeaux de poussière.

« Allez, dit-il. Si vous en revenez, dites-moi comment il se porte.

— Merci pour votre aide.

— J'ai le sentiment... »

Caelus secoua gentiment la tête.

« Un de ces sentiments qui valent vérité, sans doute. Une intuition plus forte que moi. Je pense que vous êtes promise à un avenir. Nous nous reverrons. Pas de sitôt, mais nous nous reverrons. »

La porte se ferma derrière elle.

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