15. L'abandon


Un jour, le supérieur Mashou rassembla autour de lui les moines de notre monastère et dit : « j'ai vu l'avenir. »

Il nous expliqua sa vision.

Dans un futur millénaire, le monastère serait détruit, au même titre que tout l'univers. Mashou connaissait la date exacte de la fin de ce monde et refusa de la confier.

« Maître, que pouvons-nous faire ? demandèrent les moines.

Que voulez-vous faire ?

Nous pourrions lever une armée, proposa un jeune moine. Nos soldats protégeraient le monastère et l'univers.

Une telle puissance provoquerait un déséquilibre. Notre monastère se découvrirait de nombreux ennemis, nous serions détruits plus vite encore.

Nous pourrions bâtir un gouvernement universel, proposa un moine âgé. L'univers serait unifié et apte à faire face à toutes les menaces.

Les dissensions provoqueraient des conflits internes ; une guerre civile aurait lieu, qui mettrait fin prématurément à notre monastère et à ce gouvernement.

Nous pourrions bâtir une arche, proposa un ancien moine. Les plus sages d'entre nous entreraient dans cette arche et quitteraient ce monde, ou cet univers, s'il est menacé.

Qui sont donc les plus sages d'entre nous ? Vous n'avez pas la réponse maintenant ; vous ne l'aurez pas plus dans mille ans. Cette arche sera bien construite, mais vous vous entre-tuerez pour savoir qui l'empruntera. Notre monastère sera décimé avant tous les autres.

Ne pouvons-nous donc rien faire ? demanda le jeune moine.

Que voulez-vous faire ? Une fois capturé le futur, les trajectoires des possibles s'y rejoignent. Ce qui a été prédit doit arriver. Lorsque vous aurez l'impression d'agir contre le futur, en réalité, vous agirez pour lui.

En revanche, pourquoi nul d'entre vous ne m'a demandé ce qui arriverait après ce cataclysme ? N'est-ce pas le plus important ? »


Archives du monastère


Deux jours avant la chute de Mecia


Ithon Gar'niota, l'émissaire de l'empereur autoproclamé des zayin, n'était pas reparti de Mecia. Il n'avait nulle part où aller. À genoux dans la salle d'interrogatoire, il semblait prier.

Ygdra leva sa jeune tête vers les arches et les niches d'où les membres du conseil auraient pu observer. Ils s'étaient désintéressés du zayin. Le messager n'avait plus rien à leur apprendre ; tous savaient que l'ombre avançait vers Mecia.

« Ils savent que tous est perdu, dit Ithon comme s'il avait perçu ses pensées.

— Que faites-vous ?

— J'en appelle à Kaldar. »

Le zayin se leva. Ses yeux sans pupille se plantèrent dans ceux d'Ygdra, profondément enfoncés dans les orifices de son masque-visage.

« Vous croyez en Kaldar ? s'étonna le samekh.

— Si je ne croyais pas, je n'aurais aucun espoir.

Vous, les Architectes de l'Académie de Mecia, vous avez porté loin l'étude et la maîtrise de la magie. Mais les zayin de Gar'niota sont restés maîtres dans les sciences occultes. Sitrim était le meilleur d'entre nous.

Nous avons étudié le monde supérieur et dépoussiéré ses légendes. Tous ces dieux dont nous parlons, Kaldar et ses neuf cent quatre-vingt dix neuf sages, Shanab et Shani, Mashou et Caelum, sont des êtres qui existent ou ont existé. Nous avons la certitude que Kaldar s'est fait connaître dans cet univers par ses exploits. Que ne peut-il aujourd'hui accomplir un miracle !

— Par essence, les dieux ne sont pas des faiseurs de miracles, mais des pourvoyeurs de leçons. Je crois moins en eux qu'en nous-mêmes.

— Dans ce cas, nous sommes perdus.

— Architecte Ygdra ? »

La conseillère Sémia parut derrière eux en écartant un rideau de gardiens. Ses traits étaient tirés, son pas hésitant ; elle ressemblait à un arbre secoué par la tempête.

« Je vous ai vu quitter la salle, tout à l'heure. »

Qu'Ithon soit incrusté dans leur conversation ne faisait guère de différence. Honnête ou non, le zayin ne repartirait pas de cette salle. Il partagerait le sort de Mecia. La présidente du conseil ne se préoccupait plus de lui.

« Oui, dit Ygdra. Cette discussion ne menait à rien. En quelques pas de plus, l'empereur Sitrim Gar'niota aura marché sur Palm toute entière. Il tire sa puissance du Stathme, selon Ithon ici-même. Je n'aurais jamais cru ces fariboles occultes si je n'avais pas été à Valinor. Une puissance infinie irrigue désormais l'empereur, une puissance démoniaque issue du monde supérieur. »

Le chef des Gardiens de Mecia accompagnait Sémia. C'était un homme intègre, droit, monolithique. Des barrettes dorées accentuaient le tracé de ses épaules carrées ; une cape ocre descendait dans son dos, empoussiérée par le travail déjà accompli dans la nuit. Hren, se nommait-il, selon le plus récent souvenir d'Ygdra.

« Nos armes matérielles seront impuissantes contre Sitrim, reconnut-il avec la sagesse d'un chef de guerre. Nous ne ferons que gagner du temps. Ce que la magie confère à l'empereur des zayin, seule la magie peut le défaire.

— C'est exactement mon point de vue, confia Ithon.

— Avez-vous demandé conseil à l'Académie ? demanda Hren à Sémia.

— Le doyen ne démord pas de son opinion initiale. Il pense que l'empereur peut être raisonné...

— C'est ridicule, s'emporta le zayin. Cette ville doit être évacuée cette nuit même. Sitrim sera là à l'aube. Il observera les murailles depuis son aéroflotteur. Il vous condamnera à l'oubli avec la solennité d'un dieu d'opérette. Puis il posera la main sur son arme fétiche...

— Et après ? s'exclama Hren. À quoi devons-nous nous attendre ?

— Après, cette ville connaîtra le même sort que Valinor. Votre civilisation aura vécu. »

Ygdra hocha la tête.

« Je vous dois une confidence, dit-il. Kaldar m'a envoyé un signe. Je ne sais si j'ai trouvé le moyen de notre salut, de notre perte, ou un faux espoir. J'attends des réponses. Quelqu'un est en chemin dans le monde supérieur, à la recherche de quelque chose que nous pourrions opposer à Sitrim.

— Cela ne se fera pas en un jour, protesta Ithon. Quant aux signes de Kaldar... vous venez justement de me dire que les dieux ne font pas de miracles.

Le zayin se tourna vers Sémia.

— Tout ceci est anormal ! La torpeur qui s'empare de cette ville... ceci n'est pas votre destin ! Votre peur est légitime, mais votre inaction criminelle ! Rebellez-vous ! »

Hren s'interposa et repoussa Ithon du plat de sa main gantée.

« Vous n'avez pas d'ordre à donner à notre présidente.

— Vous avez déjà abandonné, cracha Ithon. Jusqu'à hier, des zayin se sont sacrifiés en essayant d'abattre l'empereur, avant qu'il ne soit trop tard. En ne faisant rien, vous insultez tous ceux qui sont déjà morts. Et vous condamnez votre peuple. »

L'injonction faisait son chemin dans l'esprit du gardien de Mecia. Sa fonction lui imposait certes d'obéir au pouvoir politique, mais un devoir supérieur le liait à cette population prise au piège de sa propre ville.

« Donnez-nous l'ordre d'évacuer, Sémia. »

La présidente du conseil semblait désorientée, déchirée elle aussi entre des nécessités incompatibles.

« Par Kaldar, donnez cet ordre ! » tempêta Hren.

La déception d'Ithon allait de l'un à l'autre.

« Vous êtes tous perdus » jugea-t-il.

La présidente fit un pas en arrière. Elle ouvrit la bouche pour parler et, contre toute attente, s'adressa en premier à Ygdra.

« Ygdra, commença-t-elle. De tous les samekhs de l'Académie... puis-je vous faire confiance ?

— Ma loyauté va en prééminence à la vérité. »

Cette maxime était le trait d'union entre son existence passée et future. Sa quête de la vérité, Ygdra l'avait transformée en impératif. Il ne s'embarrasserait pas des codes et des artifices de langage, quitte à déranger les autres samekhs par son honnêteté.

« Croyez-vous que cette ville est perdue ?

— J'ai placé mes espoirs en une personne que je ne connais que depuis une heure.

— Qui est-elle ?

— La seule capable de traverser le monde supérieur et d'en revenir.

— Bien. »

La présidente inspira, comme sur le point de rendre une décision impossible. De deux mauvais choix, lequel est le moins mauvais ?

« J'avais besoin de quelqu'un comme vous pour me redonner espoir, dit-elle. Il existe au Sud-Est de Mecia, en bordure des monts Fryiens, une installation souterraine à laquelle travaille l'Académie depuis sept ans. Le complexe Moloch.

— Je n'en ai jamais entendu parler, intervint Hren avec suspicion.

Il la soupçonnait de noyer le poisson, voire de délirer sous l'effet de la fatigue et du stress.

— Écoutez-moi ! »

Son injonction retentit comme un coup de feu. Ygdra sentit que, pour une raison ou une autre, ils touchaient au but. Une vérité indicible remontait à la surface. Une réalité douloureuse allait éclater au grand jour. Une vérité capable de détruire l'un d'eux quatre, voire tous...

« Le complexe Moloch est une installation informatique automatisée. Une technologie électrique développée par l'Académie dans le plus grand secret, visant à une stabilité millénaire. Il devait nous survivre, survivre à Mecia et à l'empire de Sitrim.

— Je veux bien croire que l'Académie assure ses arrières en priorité, jugea Ygdra, mais de là à creuser une porte de sortie en prévision des temps difficiles, c'est un peu gros...

— Le complexe Moloch n'est pas prévu pour protéger des humains ou des samekh, seulement des données. Notre mémoire. Il s'agit d'un livre pour consigner notre civilisation, jusqu'à ses derniers instants.

— Vous voulez dire que...

— L'Académie a déjà prédit la chute de Mecia. C'est un événement inévitable. C'est inscrit dans l'histoire. »

Ygdra força son esprit au calme.

« Peut-être, dit-il. Admettons. Cela veut dire qu'un samekh versé dans les arts divinatoires aurait vu la chute de la cité, il y a sept ans. Et cette information serait restée secrète ? Savez-vous quel samekh se trouvait à l'origine ?

— Vous-même. »


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Haha !

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