13. L'émissaire
Deux jours avant la chute de Mecia
Le vent poussait les colonnes de fumée loin de l'aéroflotteur personnel de Sitrim Gar'niota, offrant à l'empereur de Palm une confirmation de la puissance du Stathme.
La sphère de non-espace ne le quitterait plus jamais. S'il le fallait, il l'incrusterait dans son propre corps. Non, mieux, il se bâtirait un nouveau corps. Une armure toute de métal, deux fois plus grande qu'un zayin, conçue comme un écrin.
Alors, lui et le pouvoir ne feraient plus qu'un.
Les généraux de son armée, au garde-à-vous, attendaient ses ordres. Mais il n'en avait plus pour eux ! Il sentait leur peur monter d'un cran. Ces colonnes de blindés, ces dirigeables électriques dont les formations déchiraient la fumée, ces six-roues motorisés qui transportaient les troupes légères, il n'en avait pas besoin. Même seul, Sitrim Gar'niota était l'empereur de Palm. Seul avec le Stathme qui l'avait choisi.
Les généraux de son armée se savaient superflus.
Ils allaient rapidement devenir dangereux pour lui !
Aussi Sitrim devrait-il se débarrasser de leur encombrante présence.
Vue du ciel, l'avancée des sept dragons se retraçait aisément. Les monstres invoqués par le Stathme avaient laissé de profonds sillons dans la pierre à chacun de leurs pas, chacun de leurs coups. Aux forces de Ryg en fuite, désorganisées, ils avaient opposé le jugement sévère des éléments. Eau, vent, cristal, feu, métal, pierre ! Ils étaient tout à la fois. Ils étaient l'ultime matière, celle capable de prendre toutes les formes à volonté.
Ryg possédait des blindés neufs, des canons à longue portée, des dirigeables bombardiers. Aucune de ces armes matérielles n'avait eu le moindre effet contre les esclaves de Sitrim. La tentative de quelques mages samekhs pour conjurer les Sept s'était achevée avec leur oblitération. Une main les avait écrasés d'un geste négligent.
Sitrim avait puni ceux qui s'étaient alliés contre lui. Il était satisfait.
Un complot se jouait dans son dos, à cinq mètres à peine. Il atteignait son paroxysme. Les yeux rivés sur la vitre, Sitrim attendit que vienne à lui le zayin porteur du poignard. Des sentiments contraires se mêlaient en ce soldat félon : d'abord la certitude que l'empire qui venait de voir le jour serait le plus grand jamais bâti, qu'ils lui devaient tous leur loyauté ; mais aussi la nécessité de mettre fin à cette guerre avant de déséquilibrer le monde. La politique et l'économie de Palm ne s'en remettraient pas. Quel intérêt de bâtir un empire sur des ruines ?
Le poing qui avait frappé Valinor et Ryg, ils ne le comprenaient pas. La force véritable que Sitrim puisait dans le Stathme, ils préféraient ne pas en imaginer l'origine. Ils se murmuraient des histoires de démons, de possession, de corruption occulte.
Sitrim ne s'était pas retourné, mais il voyait. Le conspirateur leva la main ; un bras arrêta le sien. Il avait suffi de le vouloir ; or le Stathme ne lui refusait rien.
La tête de l'empereur s'était maintenant déformée, accueillant deux nouveaux yeux, pour qu'il puisse tout voir. Quant à son troisième bras, il n'était encore qu'une tige noire qui perçait son dos, mais sa force dépassait celle de tout zayin.
« Je suis l'empereur » proclama-t-il.
Sa propre voix lui parut plus puissante qu'elle ne l'avait jamais été. Les généraux s'agenouillèrent. Lassé de voir la confusion dans leurs esprits, il leur arracha le doute et sema de nouvelles graines de loyauté. Il n'y aurait plus que lui. Il n'y aurait plus que l'empire.
« Nous allons à Mecia. Envoyez un messager. Sommez-les de se rendre. »
***
Ygdra ne parvint pas à trouver le sommeil.
Les événements récents lui revenaient en mémoire par séquences. Il se sentait obligé de les traiter avec le plus grand soin. Des détails de la plus haute importance lui avaient encore échappé, des indices par lesquels il pourrait discerner le bon chemin parmi tous les autres...
Il avait aperçu une forme dans le temple de Kaldar. Cette impression fugace s'était faite certitude.
De sa position de méditant, le samekh se leva. Les fumées de Valinor s'étaient taries, mais des ombres semblaient monter dans le lointain, comme si le tout nouvel empire zayin agitait les cendres de ses ennemis vaincus.
Une tige aromatique brûlait dans un bol.
Un calme étrange planait sur Mecia. Sans doute les Architectes méditaient-ils, tandis que veillaient les Gardiens. Avant ses voyages à Valinor, Ygdra n'avait jamais pris conscience de la valeur de l'équilibre qui régnait, dans cette ville, entre les humains et les samekhs. Depuis des décennies, les zayin s'étaient éloignés des deux autres races ; ils avaient vécu dans leurs cités, entourés de leurs murs et de leurs illusions. Une fois la séparation installée dans leurs esprits, une fois l'autre devenu un objet mou et informe, ils étaient prêts à faire la guerre à leurs propres démons.
Son téléphone sonna.
Par manque d'habitude, Ygdra se servait peu de cette machine électrique. Rares étaient les dépositaires de son numéro.
Il décrocha le combiné.
« Bonsoir, dit le standardiste. Vous êtes mis en relation avec Sémia, du conseil de Mecia. »
Grésillement.
« Bonsoir, Ygdra.
— Bonsoir.
— Je reconnais votre voix. C'est bien vous qui m'avez interrogé, tout à l'heure ?
— Vous aviez raison. Nous allons perdre une guerre parce que nous pensons qu'elle ne nous concerne pas – nous le souhaitons trop fort. L'Académie souhaite que des discussions diplomatiques aient lieu avec les zayin, mais il sera déjà trop tard. Les derniers bataillons du domaine de Ryg ont été anéantis. Nous venons d'en recevoir confirmation. Ils battaient en retraite vers les monts Fryiens, les zayin les ont interceptés.
— Que puis-je faire, Sémia ?
— Un émissaire de l'Empereur Gar'niota est arrivé il y a une heure. Nous sommes sur le point de le rencontrer. Je veux que vous soyez là.
— Entendu. »
Ygdra sauta par la fenêtre. Avec une première torsion, il tourna l'espace pour transformer sa chute verticale en vitesse latérale. Dans la rue déserte, ses sauts déformèrent à peine les corolles laiteuses de l'éclairage public.
Le palais du conseil occupait la plus récente des sept pyramides de Mecia, ouverte par de grandes baies vitrées. Des cascades de lierre tombaient de ses jardins suspendus comme les cheveux d'une dryade.
Les gardiens de Mecia laissèrent entrer Ygdra, confirmant son identité avec un lecteur optique d'empreinte digitale. La technologie électrique s'était faite omniprésente. Palm devait ces progrès fulgurants à la rivalité entre les cités zayin et humaines. Mecia n'avait fait que suivre une tendance générale ; à la différence des autres, elle avait l'Académie et ses samekhs versés dans les arts de la magie. Officiellement, les Architectes ne s'intéressaient guère aux circuits mécatroniques, mais Ygdra avait entendu parler de projets de recherche financés sous le manteau.
Le mi-jeune samekh entra dans un couloir d'atrium qui cernait une salle haute de plafond. À dix mètres en contrebas se trouvait l'émissaire de l'Empereur, encadré par des gardiens de Mecia. Les membres du conseil l'observaient depuis les arches qui ouvraient le couloir.
« Écoutez-moi ! clama le messager. Je ne souhaite pas repartir. Accordez-moi l'asile, et je vous révélerai tout ce que je sais sur les armes de l'Empire.
— Tenons-nous en à votre mission officielle, répliqua la conseillère Sémia.
— L'Empereur Sitrim Gar'niota m'envoie quérir la reddition de Mecia. Le domaine de Ryg s'est rendu cette nuit même. Nos troupes d'occupation sont entrées sur leur territoire.
— Que l'Empereur vienne lui-même discuter d'un éventuel accord. Nous le recevrons comme il se doit.
— Vous ne comprenez pas ! »
Ce que ce zayin a vu, songea Ygdra, nous est précieux. Il s'est tenu au plus près de la source du mal.
« Mecia n'est pour l'empereur Gar'niota qu'une chiure de mouche sur une carte. De même des autres cités. L'empereur voit déjà le monde entier sous sa domination. Il ne pense plus à ces terres. Il ne pense plus à Palm, mais aux étoiles... les ingénieurs de la capitale sont en train de concevoir des machines pour explorer l'espace.
— C'est inconscient de sa part, rétorqua la conseillère. Comment l'empire pourrait-il assurer son effort de guerre ?
— Il n'a aucun effort à maintenir. L'arme dont dispose l'empereur est capable d'avaler des villes et des armées entières. Je l'ai vue en action à Valinor. Je l'ai vue en action face aux bataillons de Ryg. Sitrim Gar'niota n'a plus d'armée ! Les généraux qu'il n'a pas tué sont devenus de vulgaires pantins qui bonimentent sa gloire. Cet empire qui a vu le jour est déjà pourri de l'intérieur.
— Que voulez-vous dire ?
— Sitrim tire son pouvoir d'un objet. Une sorte de sphère. Le Stathme. Cet objet contient une conscience... il lui parle quelquefois... il a passé un pacte avec cette chose. Le Stathme invoque pour lui les monstres et défait les armées... il lui a vendu son âme.
— Si les armes de l'empereur sont bien d'origine magique, l'Académie saura...
— L'Académie de Mecia est une vénérable institution, railla le zayin. Ses samekhs sont experts en guérison, en torsion, en divination... mais ils se sont bien gardés d'explorer le monde supérieur... or c'est de là que le Stathme provient. Il s'agit d'un démon.
— Nous prendrons des mesures, dit la conseillère.
— Sitrim Gar'niota attendra votre réponse... il vous a laissé une journée, pas davantage. Son aéroflotteur sera bientôt sur place. »
Un souffle d'air déconcentra Ygdra. Il reconnut la silhouette aperçue la veille.
Il n'avait plus rien à apprendre de l'émissaire ; l'empire à peine né s'effondrait pour révéler la silhouette hideuse d'un monstre primordial. Un démon du monde supérieur... peut-être une créature bannie par les dieux...
Le chemin de Kaldar le menait à cette forme astrale. Ses yeux la cernaient à peine, mais son instinct lui commandait de la suivre.
Il s'éclipsa de la salle d'interrogatoire du conseil, vers un couloir de service où s'alignaient deux plantes en pot et quelques chaises. La forme s'était assise sur l'une d'entre elles, comportement surprenant compte tenu de son immatérialité.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Qui êtes-vous ? répéta-t-elle.
— Votre forme astrale est trop imprécise. Je ne vous vois pas.
— Oh, vous êtes un Architecte de l'Académie.
— Ès torsions.
— Ès torsions. Le zayin qui était là-bas... Ithon, il se nomme... il a vu Valinor, n'est-ce pas ? J'ai cru entendre... Valinor a été détruite, n'est-ce pas ?
— Oui. »
Il se demanda s'il pouvait localiser l'origine de cette forme. Malgré son manque de corporéité, elle semblait pourvue d'une stabilité rare.
« Vous êtes humaine, remarqua-t-il.
— Oui.
— Vous disposez de la science magique. Vous êtes une Architecte. Je ne vous ai jamais vue.
— Je ne suis pas une Architecte.
— Architecte signifie que vous êtes capable de déformer l'espace. La pratique du vol astral vous place bien au-delà de ce niveau... mais je ne vous connais pas.
— Je ne me connais pas moi-même. »
Elle se leva. Son corps flottait au-dessus du sol tel un spectre brumeux.
« Quel est votre nom ?
— Zara. »
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