12. Ce qui peut nous sauver

En média : le thème de Kaldor / Fen.

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Un temps incertain avant la chute de Mecia


Les dieux sont réputés maîtres du Destin.

Ils observent à l'avance la ramification des possibles et envoient aux mortels des signes pour les porter sur le meilleur chemin.

Et s'il n'y avait pas de meilleur chemin ?

Et si les dieux se trompaient ?

Et si l'univers se dirigeait invariablement vers la ruine ?

J'imagine un dieu, dont le regard porterait jusqu'à la fin des Temps ; je l'imagine voir alors toutes les branches se réunir en un implacable Armageddon. Ne perdrait-il pas lui aussi tous ses repères ?

J'ai longtemps craint qu'une intelligence trop vaste, une prescience trop avancée, soient la cause du retrait de Kaldor.

Caelus


« Fen... »

L'homme avait posé ses mains jointes sur sa canne, son dernier secours. Elle aurait voulu, plus que jamais, lui venir en aide.

Fen était un vieillard.

Le découvrait-elle maintenant ?

« Fen... »

Ou peut-être était-il déjà mort ? Les passants ne l'auraient guère plus remarqué.

Ses yeux s'ouvrirent.

« Oh, Zara, te revoilà... tu es ravissante. »

Elle s'assit à côté de lui. Le banc de pierre avait vieilli avec son occupant. Constellé de lichens et creusé de multiples crevasses, il faisait écho à cette peau ridée et squameuse.

Zara, elle, n'avait pas changé. Une forme astrale, un corps abstrait dessiné dans une matière opalescente, sans rayure et sans accroc.

« Je me languissais de ta visite... murmura Fen. Je suis venu ici tous les jours en t'attendant. C'est que nous n'avons pas terminé notre dialogue.

— Fen... »

Elle observa son état de délabrement. Sa tunique avait viré au gris, comme sa peau ; pas un centimètre carré ne semblait épargné par la maladie. Les cristaux installés au fond de ses yeux avaient grossi. Elle se sentit coupable de ne pas l'avoir vu, d'avoir laissé courir le temps, d'avoir laissé sa seule connaissance avancer sans elle sur le chemin de sa vie...

« Je dormais, dit-elle. Combien de temps ai-je bien pu dormir ?

— Tu dormais du sommeil des dieux. Dix ans ont séparé chacune de nos rencontres.

— Comment... ?

— Les cristaux qui ont colonisé ton corps ont fusionné avec ta matière originelle. Ton cerveau fonctionne toujours, mais à un rythme différent des humains normaux. Tu n'es déjà plus comme eux, Zara.

— Je suis désolée...

— Tu n'as pas à l'être. Tu n'as rien fait de mal. »

Fen fronça les sourcils. Son esprit s'était embrumé, mais il se souvenait encore de leurs conversations passées. Il avait préservé ces mots dans ses derniers îlots de lucidité.

« Ta première vérité... t'en souviens-tu ?

— La synthèse.

— Oui... et ta deuxième vérité ?

— La maladie des cristaux a été créée par les samekhs de l'Académie de Mecia.

— Exactement. Il est l'heure de te confier ta troisième vérité. Celle qui pourra nous sauver. »

Il luttait contre une toux latente. À chaque phrase, sa voix trébuchait. Il serrait alors sa canne, à s'en briser les os.

« Tu vas faire un voyage. Il te portera loin, très loin dans le monde supérieur, là où nul ne t'attend encore.

Tu vas rencontrer un être ancien, très ancien ; si ancien qu'il a vu l'aube de ce monde.

Depuis des millénaires, cet être médite. Il cherche à accéder à ses trois vérités. Il lui manque la troisième d'entre elles. Il ne cessera de méditer que lorsque sa réflexion sera complète. Or cette vérité lui manquera toujours. Sa méditation ne mène à rien. Il s'agit de quelque chose qu'il ne peut pas construire de lui-même ; il faut que quelqu'un le lui donne. Le sait-il ? Peut-être. Le reconnaîtrait-il ? Certainement pas.

Cette vérité, Zara, je dois te la confier, afin que tu la lui donnes à ton tour.

Écoute-moi bien.

Ce que cet immortel légendaire ignore, c'est qu'il ignore.

Il a voulu brûler les étapes du savoir, et dans son ignorance, il a omis la toute première d'entre elles : l'ignorance. Il ne sait pas qu'il ne sait pas ! Les fondements de sa philosophie sont faits d'argile. Et sa réflexion ne peut pas lui amener ce fait, car il ne peut se contredire lui-même.

— Si cet être est tel que tu le décris, Fen, comment, pourquoi me croirait-il ?

— Au moment de votre rencontre, il sera disposé à accepter cette vérité. Alors, sa méditation prendra fin.

— Sais-tu pourquoi je vais aller le chercher ?

— L'avenir ne m'a rien dit de plus, Zara. Mais c'est important. Je veux que tu t'en souviennes. Cet être t'apparaîtra en majesté, mais il est aussi démuni que toi. Il est de la race des dieux, mais les dieux n'en savent guère plus que nous. Il n'a pas compris. Il doit l'apprendre de toi-même, de la part d'une chose qu'il considérera d'emblée comme misérable. Il découvrira qu'il est misérable lui-même. Sa quête de sens pourra commencer sur cette nouvelle base. Il ne te remerciera pas, mais tu l'auras reconstruit.

— Alors, cette vérité, c'est la phrase capable de le détruire ?

— Exactement. »

Zara laissa s'écouler un silence gêné. Fen reprenait son souffle.

« Dis-moi ton nom, demanda-t-elle.

— Certainement pas.

— Pourquoi ?

— Oh, j'ai mes raisons. Tu comprendras.

— Dans ce cas, dis-moi tes trois vérités. »

Il respirait difficilement. Zara s'en voulut de l'obliger à parler.

« Mes... hum... je suis désolé, pas davantage. Cela m'obligerait à révéler qui je suis. Or tu ne dois pas le savoir. C'est une nécessité. »

Zara posa sa main sur la sienne. Elle se concentra sur cette main. Des étincelles parcoururent son corps astral. Tant d'énergie pour un si petit effet.

Fen sourit. Il sentait donc le contact.

« Je suis désolée...

— C'est moi qui suis désolé, Zara. Je ne peux pas te dire tout ce que je sais... »

Des larmes naquirent au coin de ses yeux.

« Pars, commanda-t-il. À ton réveil, j'aurai disparu, mais ton voyage commencera sans doute. Pense à ces trois vérités, Zara. C'est un avenir brillant que le tien. Tu iras plus loin que moi sur le chemin vers la synthèse.

— Qu'est-ce que c'est, la synthèse ? Qu'est-ce que tu entends par là ?

— Veux-tu savoir ? Je l'ignore. Mais c'est un mot qui me remplit d'allégresse. Je sais que tu as un rôle à jouer, ici et ailleurs, un rôle immense, et je me devais de t'y aider modestement. Va, Zara. Je t'ai armée pour nous sauver. Je peux m'en retourner d'où je viens. »

Il écarta sa main et ferma les yeux. Une journée entière passa comme un clin d'œil. Un instant au cours duquel, contre son gré, Zara se retrouva de nouveau enchaînée à un sommeil sans rêve.

***

Deux jours avant la chute de Mecia

« Les dieux, s'ils existent, se jouent de nous. »

Les deux aides samekhs du doyen de l'Académie écartèrent les rouleaux de parchemin de son bureau et installèrent le moniteur dont la liaison sans fil les maintenait en contact avec le centre Moloch.

En théorie, Mecia était une réussite sociale. Les samekhs et les humains y vivaient en parfaite harmonie. Ils avaient bâti ensemble des institutions démocratiques et paritaires. La médecine méciane était la meilleure du monde.

En pratique, toutefois, l'Académie s'accaparait une portion considérable du pouvoir politique. Trop reposait sur le savoir et la magie des samekhs – les mages humains étaient beaucoup trop rares et, lorsqu'ils arrivaient aux portes des hauts cercles de l'Académie, les samekhs trouvaient quelques prétextes pour les en écarter.

Grâce à ce réseau d'influences, la construction du centre Moloch s'était révélée un jeu d'enfants. Les Architectes sous les ordres du doyen avaient parcouru Palm à la recherche des meilleures technologies de systèmes de traitement et de stockage de données. Le moniteur, une valise de métal à écran fluorescent, synthétisait les accomplissements de cette recherche. Ses processeurs avaient été assemblés à l'échelle de l'atome à l'aide d'incantations spéciales. La science technique et la maîtrise magique concouraient au contrôle ultime de la matière.

Ainsi Moloch, l'ordinateur chargé de sauvegarder la mémoire de Mecia, avait-il pu voir le jour.

« Les dieux se jouent de nous, répéta le doyen par la voix d'un autre de ses visages. Quelle était la probabilité que nous rencontrions de nouveau Ygdra ? Sa nouvelle existence est si récente, je croyais qu'il n'avait guère eu le temps que de prendre des cours... et le voilà surgissant de Valinor. « Qui êtes-vous pour décider de l'impossible ? » m'a-t-il dit. Quelle ironie du destin.

— Il ne se souvient de rien » se hasarda un des aides tout en consultant l'avancée des travaux de Moloch.

Les samekh se reproduisaient par partition. Toutes les trente années d'existence environ, leur corps expulsait un globule, une masse gélatineuse contenant les protéines, les minéraux et l'énergie nécessaires pour construire un nouveau samekh. Stocké dans un endroit frais et sec, le globule verrait bientôt des membres et une tête lui pousser.

Le doyen avait ainsi produit une vingtaine de globules. Selon l'usage, les nouveaux-nés étaient déposés dans des vivariums publics et élevés par la communauté. Chercher à retrouver son géniteur, ou à l'inverse, ses rejetons, était au mieux tabou, au pire illégal et, dans les peuplades les plus isolées, sévèrement condamné.

Cependant, le doyen ne pouvait s'empêcher de voir en Ygdra une sorte de fils maudit.

Au long de sa précédente existence, il l'avait pris sous son aile, impressionné par ses compétences, ses capacités hors normes dans les arts magiques. Puis il avait dû mettre un terme à cette relation de maître à élève... et voilà qu'Ygdra revenait vers lui.

« Le chargement des pods est terminé, dit l'aide samekh. Le scellement de l'entrée du centre est en cours. »

Ils enfermaient leur savoir dans un coffre, pour mille ans.

« Il nous reste à suivre notre rôle ici, conclut le doyen. Plus que deux jours avant la chute de la ville. Tâchons de nous comporter comme il sera attendu de nous. »

La pyramide de l'Académie offrait une vue imprenable sur plusieurs quartiers de Mecia. En les apercevant de la vitre de son bureau, le doyen eut un pincement au cœur. La tour du principal vivarium de Mecia lui faisait face, flanquée d'un vaste parc où de jeunes samekhs jouaient à la balle. Savoir cette ville condamnée... il fallait la plus grande sagesse pour l'accepter sans faillir, pour assister sans intervenir à la fin d'un monde. Une sagesse dont seuls disposaient les Architectes mis dans la confidence.

Ygdra ne pouvait pas comprendre et, d'ailleurs, ne l'avait pas compris.

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