10. Ce qui peut te détruire

Un temps incertain avant la chute de Mecia


Il existe, pour chaque être, une vérité capable de le détruire.
Je connais la mienne. Elle tient en trois mots.
Je suis coupable.
Cette culpabilité continuera de me hanter jusqu'à la fin des temps.

Caelus


Le monde se réduisait à Fen. Partout où il ne se trouvait pas, la réalité flottait comme une ombre amorphe, un feuillage au soir de l'automne. Plus rien n'intéressait Zara.

« J'ai dormi, dit-elle. Me revoilà. »

Il avait changé depuis leur rencontre de la veille. Des meurtrissures grisâtres remontaient sur ses tempes, preuve que sa maladie avançait inexorablement. Elle aurait aimé le prendre dans ses bras. Mais ce jeune homme qui redonnait son éclat du réel, qui lui avait, à elle, redonné vie, ne pouvait pas rendre matériel un corps astral.

Zara aurait voulu que son esprit pénètre le secret des lois de la physique, manipule la réalité comme une toile abstraite, une page vierge sur laquelle elle aurait pu peindre chacun de ses désirs. Dans ce cas, elle aurait guéri Fen. Elle se serait réveillée du cristal. Ils seraient partis en quête de savoir et de liberté.

« Tu es revenue » reconnut-il avec une émotion palpable.

Il suspendit sa main dans les airs, comme pour saisir la sienne.

« Il te restait deux leçons à me prodiguer, dit Zara.

— Oui... je me souviens. Quelle était ma première leçon ? L'as-tu retenue ?

— Synthèse. Je suis la clé de la synthèse.

— Oui, c'est cela... »

Il ferma les yeux et agita ses souvenirs. Son esprit s'était opacifié comme une eau qui se trouble. Elle sentait cheminer jusqu'à elle le remous de sa réflexion. Fen. Le sage sans nom. Celui qui devait tout lui apprendre... quelle que soit la raison de cette mission.

« Ma deuxième leçon, commença-t-il, hésitant. Ma deuxième leçon... concerne ce qui peut te détruire.

— Pourquoi ?

— C'est une vérité qu'il te faut connaître.

Je t'ai expliqué, à notre première rencontre, qu'un être admet trois vérités essentielles, dont la révélation est nécessaire afin de s'élever du monde. Ces trois vérités sont sa contribution à la sagesse des conscients.

— Quelles sont les tiennes, Fen ? »

Il évacua d'un geste cette question trop difficile.

« Je ne pourrais te les révéler sans me révéler moi-même... le temps viendra...

De ces trois vérités, l'une d'entre elles te menace. C'est un fait, connu depuis l'aube des temps, qu'il existe, pour chaque être, une vérité capable de le détruire.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas la cacher ?

— La révélation de cette vérité est inéluctable. Elle aura lieu dans ce monde ou dans le suivant. Aussi, il faut prendre les devants. Il faut saisir ce savoir, se brûler peut-être, mais le comprendre, de sorte à transformer cette destruction en création. Car l'être qui sera détruit, ce sera ton précédent toi. L'être créé, ce sera ton toi futur.

— Peut-être bien...

— As-tu une idée de ce qu'est cette vérité ?

— Non, aucune.

— Je me dois de te l'annoncer, Zara. Sans quoi, ton armure ne sera pas complète. Sans quoi, cette vérité sera ton ultime point faible, que tenteront d'exploiter les démons. Te sens-tu prête ?

— Je ne comprends pas. Que veux-tu faire de moi, au juste ? »

Elle s'écarta de Fen. Il avait tant changé ! La peau de ses mains se fendait comme une terre asséchée.

« Je veux t'aider, Zara. De la même façon que Kaldar a aidé les conscients de ce monde en leur transmettant son enseignement. Je veux être pour toi celui qui guérit, celui qui guide et celui qui voit. Telle sera mon œuvre.

— Tu n'es pas un humain comme les autres.

— Toi non plus, Zara de Mecia. Tu es une Grande Architecte, promise au plus brillant avenir. Assieds-toi. Tu dois prendre connaissance de ce qui peux te détruire. Cette vérité, un monstre tentera de la retourner contre toi ; le moment venu, tu ne faibliras point. Promets-moi.

— S'il le faut, je te le promets. Mais j'ignore de quoi nous parlons.

— Voici ta deuxième vérité. La maladie des cristaux a été engendrée par les samekhs. »

Elle ne voulut pas comprendre et ferma ses oreilles au bruit extérieur. Les paroles de Fen se poursuivaient sans but.

Zara se trouvait en équilibre sur une colonne de pierre surmontant des abîmes de lave bouillonnante. La pestilence soufrée de cet enfer plongeait son esprit dans la torpeur. Elle perdait l'équilibre. Des images remontaient à elle. Cette vérité tirait derrière elle des chaînes de révélations et de certitudes écrasantes.

Les médecins de Mecia, ceux-là même qui cherchaient sans espoir les moyens de la sauver de son affection, l'avaient provoquée. Des expériences magiques ratées, des tentatives orgueilleuses de maîtriser la matière, des erreurs évitables, mais irrémédiables. Les premiers cristaux voraces s'étaient échappés d'un laboratoire de l'Académie de Mecia. Ceux qui se conféraient le titre d'Architectes prétendaient construire et reconstruire la vie. Après l'apparition de la maladie, ils n'avaient pas reconnu leur échec. Ils avaient dilué leur responsabilité dans l'incertitude. Ils avaient condamné la vérité au silence.

Jusqu'à Fen.

Dans l'abîme résonnait un rire inconnu.

Le criminel ne doit-il pas être jugé... et condamné ?

Celui qui a fauté ne doit-il pas reconnaître sa faute... et l'expier ?

Celui qui sait la vérité ne doit-il pas la porter devant lui... et rendre justice ?

Qu'attends-tu, Zara ? Moi, je t'attends.

« Zara ? »

Son retour à la réalité fut des plus brutaux. Un instant, son corps astral lui avait échappé, aspiré par une dimension supérieure, ou un rêve éveillé. L'hallucination s'estompa.

« Tu as raison, Fen. »

Un savoir qui pouvait la détruire. Une réponse qu'elle aurait tant voulu ignorer ! Savoir que ces médecins qui se disaient compatissants vis-à-vis de ses parents étaient complices de ce silence, coupables de cette souffrance...

Quelque chose lui disait de s'en retourner à Mecia, d'arracher son corps à sa gangue de cristal, de se lever pour exercer sa vengeance.

« N'y pense même pas, dit Fen. Cela te détruirait. Cela réduirait mes efforts à néant.

— L'as-tu dit autour de toi ?

— Dis-moi, Zara, as-tu vu quelqu'un me parler ? Penses-tu qu'ils me croient ? Les Architectes de ton Académie sont des samekhs respectables, mais ils n'admettent pas l'échec. Ils s'y refusent ; paraître humble serait, pour eux, comme paraître nu. »

Plus étrange, elle ne discutait pas les paroles de Fen. Elle savait. Une fois révélée, la vérité sortant de la bouche du sage était indélébile.

« Tu as besoin de repos, nota-t-il.

— Toi aussi, dit-elle en remarquant les tremblements dans ses bras.

— Oh, le temps qui passe ne fait que me voler mon corps... je me détruis, alors que tu te construis. Tu seras celle qui émergera du cristal. La première et la dernière.

— Je mettrai fin à cette maladie. Je t'en fais le serment.

— Tu mettras fin à beaucoup de choses.

— Dis-moi, Fen, dois-je craindre la troisième vérité que tu veux m'annoncer ?

— Ah, ta troisième vérité... non, Zara, ne la crains pas. Accepte-la comme la fin de l'innocence. La fin d'un monde, ou le passage à l'âge adulte. Alors tu seras prête. »

Prête pour quoi ?

Le sage lui fit un sourire de bénédiction. Zara fut happée par le sommeil.

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