Chapitre 3 - Beleanor (2/2)


Sa blessure l'élançait. Athán essaya d'abord de la guérir mentalement, avec son don. Mais il lui fallait enlever sa cotte, visualiser sa plaie pour la soigner correctement. Or il n'était pas question de le faire ici. Il devait à tout prix conserver l'image de combattant indestructible qu'il s'était forgée.

Il supervisait l'entraînement quand un grand elfe, très âgé, s'approcha de lui. Sa tenue, une longue tunique croisée sur l'avant, jurait avec le cadre militaire qui l'entourait. Il était le seul à ne porter ni armure, ni épée, ni même de bottes. Pourtant, il dégageait une telle aura que personne n'aurait osé lui en faire le reproche.

– Votre Altesse ! Peut-être vaudrait-il mieux que vous accordiez autant d'attention au recensement des nouvelles recrues qu'à leur entraînement.

– Chig Rohir, j'apprécie vos précieux conseils, mais si j'ai été nommé à ce poste, c'est pour ma maîtrise des armes.

Il daigna enfin détacher son regard des soldats qui s'affrontaient devant lui, puis ajouta non sans une certaine effronterie :

– Et quel Chef des Armées serais-je si je ne m'assurais pas personnellement que chacun d'eux soit capable de manier l'épée avec force et précision ? Ma mission est plus noble que de compter des hommes ! D'autant plus que la plupart ne seront pas là avant une dizaine de jours ! Mais soyez rassuré, j'ai pris soin de mandater des instructeurs.

– Très jeune Prince, votre père m'a chargé de vous épauler pour éviter que cette Première Guerre a priori facile à remporter ne devienne la plus grande catastrophe de l'Histoire de l'Empire. Comprenez par là qu'il compte sur moi pour vous faire prendre les bonnes décisions. Être Chef des Armées implique des responsabilités plus grandes que de tenir une épée. Si ces responsabilités ne vous importent pas, il serait temps que vous en lui fassiez part.

Athán prit cet avertissement comme un affront, ou plutôt un vif coup d'épée, droit, implacable, en plein dans son orgueil. Il aurait voulu brandir, lui, sa lame d'acier, pour se battre à armes égales contre ce vieux fou qui osait le prendre de haut. Mais il n'en fit rien. Il n'était pas assez idiot pour attaquer le conseiller de son père. Toutefois, il se promit qu'un jour, il lui ferait ravaler cette impertinence. Ce jour, quand il sera Empereur, il prendrait plaisir à le regarder se courber de toute sa hauteur devant lui.

Le Chef des Armées rangea son épée et accepta de le suivre dans sa tente. Une table était installée en son centre, couverte de parchemins. Il ôta son armure et retira sa cotte. Sa blessure n'était pas belle à voir. Le sang s'arrêta de couler dès qu'il posa ses mains dessus. Les bords de la plaie se cautérisèrent d'eux-mêmes, jusqu'à ce que l'entaille se referme complètement. Il ne parvint toutefois pas à la faire disparaître complètement, laissant une vilaine cicatrice, en-dessous de sa dernière côte.

– De quoi voulez-vous me parler ? demanda-t-il avec une arrogance à peine maquillée. La stratégie est déjà toute décidée. Je fais de ces hommes des soldats. D'ici trois semaines, nous commencerons à en déplacer un tiers vers le Port d'Ithela et un autre vers la cité impériale. Le reste se tiendra en renfort à Beleanor, afin d'encercler l'ennemi, d'où qu'il vienne.

Athán ne cherchait même plus à cacher son énervement. L'entaille qui continuait de le tirailler lui rappelait son échec et les insultes qu'avait osé lui proférer ce chevalier. Il n'avait plus la patience pour endurer les humiliations du chig.

– N'avez-vous pas noté que le campement est particulièrement vide ? lui demanda froidement ce dernier, sans s'offusquer de son attitude.

– Nous avons envoyé les convocations il y a seulement une semaine, c'est normal qu'ils ne soient pas tous arrivés. Il faudra s'inquiéter d'ici une semaine ou deux.

– Il sera en effet grand temps de s'inquiéter, d'autant qu'une fois l'offensive lancée, il sera trop tard pour reculer.

Ladite offensive était un plan orchestré par l'Empereur pour attirer les Loeknohriens jusqu'à eux. Athán n'en connaissait lui-même pas tous les détails, mais cela n'avait pas attisé sa curiosité outre mesure.

– Comment voulez-vous que les elfes de Dongāra arrivent en si peu de temps ? Vous êtes bien placés pour le savoir, vous qui êtes de Purva... Il faut quoi ? Plus d'une quinzaine de jours pour venir de là-bas, si ce n'est vingt...

– Je vois que vous n'êtes pas seulement un combattant accompli, mais aussi un excellent géographe, le railla-t-il. Et combien en faut-il pour venir de Sinohra ? Du Port d'Ithela ? Du Val de Vinmur ? Ou même de Haut-Cerf ?

Le jeune prince ne répondit pas à ce nouvel affront. Une lueur de rage étincelait dans son regard, sa gorge s'était asséchée et son sang tambourinait entre ses tempes.

– Alors je vais vous le dire, jeune prince. Il faut tout au plus un jour et demi pour venir de Sinohra à cheval, à peine plus de deux pour Haut-Cerf, moins de trois depuis le Val de Vinmur, et tout juste quatre depuis le Port d'Ithela. Vous n'ignorez pas le point commun entre toutes ces cités, outre le fait qu'elles sont proches du campement.

– Elles sont myselthiennes, maugréa le jeune prince avec aigreur.

– C'est exact. Et nous n'avons recensé à ce jour que quelques centaines d'elfes provenant de leur royaume. Tous originaires de Beleanor et de Haut-Cerf. Nous sommes donc très loin des milliers de soldats que le roi devait nous envoyer.

Athán s'empara des parchemins sur la table, s'assurant lui-même la véracité de ces allégations. Il se rappela alors les dernières paroles du chevalier, « l'ennemi de son peuple ». Ce fou n'était donc pas le seul à partager cette idée insensée d'une opposition entre l'Empire et Myselthas ?

– Ma seule préoccupation est la pérennité de l'Empire. Je vous prie donc, Votre Altesse, de mettre vos sentiments de côté, comme le ferait un Chef des Armées aguerri. Vous auriez tout de suite dû remarquer ce problème, et vous l'auriez fait si vous n'aviez pas délégué une tâche aussi importante à de simples instructeurs. Il vous incombe maintenant de rédiger un rapport pour l'Empereur.

Le visage du prince avait complètement changé, devenant blême. La colère avait laissé place à une étrange sensation. À la fois de l'inquiétude et de la honte. Deux sentiments qu'il n'avait pas l'habitude de ressentir. Cette leçon d'humilité était cuisante. Mais il était bien forcé de constater que si Chig Rohir n'avait pas été là, à surveiller ses arrières, il aurait lamentablement échoué, mettant en péril tout l'Empire.

Avant qu'il ne disparaisse, Chig Rohir l'interpella de nouveau :

– Comme je vous l'ai dit, ma seule préoccupation est la pérennité de l'Empire. Je n'ai aucune volonté de vous nuire personnellement, jeune prince... tant que vous ne le desservez pas. J'espère que vous apprendrez de cette leçon, et que plus jamais vous ne manquiez à vos responsabilités. Pour cette fois, je n'en informerai pas votre père. Mais si cela venait à se reproduire, je n'aurais aucune hésitation à vous faire déchoir.

Athán retourna à sa tente. Le chemin ne suffit pas à calmer le tumulte de sentiments qui bouillonnait en lui. Il ignorait lequel prédominait sur les autres. La honte d'échouer ? La peur de baisser dans l'estime de son père ? La douleur qui tiraillait son abdomen ? L'humiliation de ne pas avoir su esquiver ce coup de dague ? Toutefois, s'il y avait bien un remords qu'il n'éprouvait pas, c'était celui d'avoir ôté la vie.

Il regrettait plutôt que c'eût été si rapide, surtout après ses dernières paroles. Mais il se demandait quand même si son geste avait été judicieux. Il n'avait certes pas été question d'une exécution à proprement dit, le duel avait été équitable. Mais cela n'empêcherait pas de susciter l'indignation de certains. D'un autre côté, laisser passer cette insolence aurait mis à mal son autorité. Du fait de son jeune âge, beaucoup le considéraient comme un arriviste, attendant qu'il se chie dessus à la première difficulté. Les autres le prenaient pour la marionnette de son père.

Dans sa tente, il découvrit la jeune Myselthienne qu'il avait abandonnée quelques sabliers plus tôt. Assise sur sa paillasse, elle l'attendait patiemment, dans une position plus que suggestive. Elle avait remis sa somptueuse robe de la veille. D'un rouge vermillon, un profond décolleté mettait en valeur les petits seins fermes qu'il avait eu le privilège de caresser toute la nuit. La jeune elfe s'était de toute évidence rhabillée seule. Les lacets n'étaient pas très bien tirés dans son dos, et le nœud qui les liait n'avait rien d'harmonieux. En d'autres circonstances, le prince se serait très certainement laissé attendrir par ce détail, ce petit défaut qui dégageait tant de lasciveté. Mais il n'était pas d'humeur.

– Que fais-tu encore ici ? gronda-t-il.

– Je vous attendais, Votre Altesse.

– Et qu'est-ce que tu veux ? Des dards ? s'exclama-t-il en détachant avec mépris une petite bourse de sa ceinture.

– Sûrement pas, pour qui me prenez-vous ? s'offusqua-t-elle.

Le jeune prince la fixa quelques instants, semblant réfléchir à la question.

– Pourquoi alors ?

– Vous vouliez une courtisane pour vous divertir, c'est pour cela qu'on m'a amenée ici. Je veux remplir mon rôle.

– C'était le cas hier, maintenant ta mission est terminée. Tu peux partir.

– Vous n'avez pourtant pas l'air diverti.

Athán la toisa d'un air menaçant. Décidément, tout le monde s'était passé le mot pour lui tenir tête. Même cette grisette osait lui répondre. Elle, qui s'était montrée si douce et généreuse la veille. Jamais il ne lui aurait soupçonnée cette effronterie, quoiqu'il eût bien pressenti qu'elle n'avait rien de commun avec toutes les pucelles qu'il avait défleuries jusqu'alors. Celle-ci s'était montrée bien moins timide.

Il était connu pour apprécier la compagnie de jeunes filles de haut rang. Mais il n'avait eu l'occasion de tremper son dard que dans des figues juteuses de Dongāra. Ces dernières ne se seraient jamais permises de répliquer avec tant d'impertinence.

– Comment oses-tu me répondre avec une telle insolence !

Ses yeux gris rocailleux se rembrunirent sans se détacher de la Myselthienne. Ils devinrent alors deux quartz fumés.

En quelques instants, une sensation épouvantable assaillit la jeune elfe. Une douleur vive, se diffusant dans toute sa tête comme si on lui enfonçait des milliers d'aiguilles.

Toute résistance était vaine, maintenant qu'il avait déjà pris le contrôle de son esprit.

– Ce n'était pas mon intention, s'excusa-t-elle en abaissant le regard, endurant péniblement la douleur qui s'installait dans son crâne.

– Tu mériterais d'être châtiée. Mais heureusement pour toi, j'ai d'autres urgences à gérer. Disparais !

La jeune fille ne bougea pas.

– Je suis désolée Votre Altesse, murmura-t-elle d'une voix à peine audible. Mais je ne peux pas. Je veux bien être châtiée si cela peut vous divertir.

C'en était trop. Athán n'essaya plus de réfréner la colère qui se déchaînait en lui. Il abattit son regard cruel sur elle et laissa sa rage se déverser dans son esprit, lui faisant subir toutes les souffrances qu'il aurait souhaité infliger à ce chevalier impudent ou même au chig.

Elle se recroquevilla sur elle-même, s'écroulant sur le sol dans un hurlement de douleur. Tout son corps semblait se déchirer de l'intérieur. Puis, son hurlement s'arrêta net. L'air s'était figé. Elle suffoquait.

– Maintenant, suis-je assez diverti ? demanda-t-il d'un ton narquois en relâchant son emprise sur elle.

La jeune fille toussa violemment en reprenant son souffle. Puis elle marmonna quelque chose d'inaudible.

– Qu'est-ce que tu dis ?

Elle essaya de se relever en s'appuyant sur ses bras encore vacillants, mais le mouvement et l'atroce souffrance qui la lancinait toujours lui provoquèrent de violentes nausées. Elle vomit sous le regard écœuré du prince.

Il était habitué, en tant que guerrier, à vivre avec la crasse, le mélange de boue, de transpiration et de sang séché. Il en avait vu, des combatteurs, restituer le contenu de leur estomac avant un affrontement, ou juste après avoir frôlé la mort. Mais le fait que ce fût une demoiselle était différent. Elle devait se comporter avec raffinement, ne pas se montrer dans un état aussi abject.

– Je suis désolée. Je ne peux pas partir, souffla-t-elle à nouveau.

Il la scruta un long instant, ne comprenant pas pourquoi elle insistait tant pour rester, après tout ce qu'elle venait de subir.

– Pourquoi cela ?

Sa voix était moins sèche mais toujours aussi froide.

– L'honneur, balbutia-t-elle. Ne connaissez-vous donc rien de nos coutumes ? Que pensez-vous qu'il va advenir de moi, maintenant ?

Le prince ne répondit pas, étonné autant par son audace que par la singularité de sa question. Sur les territoires de Dongāra, et encore plus à Samrata, le fait de pouvoir offrir sa vertu à un grand seigneur, et encore plus à l'Empereur ou au Prince, était un privilège.

– Votre Altesse, reprit-elle encore haletante. Ici, une fille dans ma situation n'a aucun avenir. Personne ne voudra m'épouser, même pour un second mariage. Je finirai dans un temple à expier mes péchés. Je préfère encore la mort.

Elle hésita un instant avant d'ajouter :

– Je vous en supplie, gardez-moi ! Je pourrai vous satisfaire. Je ne connais pas grand-chose aux besoins des hommes, mais je peux apprendre.

Athán resta interdit. Il savait que les coutumes pouvaient être très différentes d'un territoire à l'autre de l'Empire, mais il n'avait jamais été confronté à cette divergence-là.

– Pourtant ton père a accepté de t'offrir à moi. Est-il loyal envers l'Empire au point de sacrifier sa fille ?

– Je n'ai que peu de valeur à ses yeux. Jamais il ne vous aurait cédé ma sœur aînée. Je n'ai jamais été que l'enfant de trop, celui qui a tué sa femme en naissant. Et... ce n'est pas vraiment à vous qu'il m'a offerte.

– Qu'entends-tu par-là ?

– Il n'éprouvera pas de plus grand honneur qu'en me consacrant au Temple.

Elle était parvenue à se redresser et à s'asseoir sur le lit. Athán la fixait avec un tout autre regard. Une forme d'admiration mêlée de curiosité.

– Le Temple ?

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