Chapitre 3 - Beleanor (1/2)


Il était encore très tôt, les premiers rayons de soleil apparaissaient tout juste par-delà les barricades de bois du campement. Celui-ci avait été dressé à quelques milles de la porte sud de Beleanor.

Le son profond et puissant de la corne vint rompre le calme presque macabre qui y régnait. Immédiatement, des bruits stridents se firent entendre, accompagnés du tintement métallique des armures et d'un charivari propre à l'inexpérience de tous ces hommes. Ce remue-ménage avait créé un nuage de poussière qui enveloppait dès lors le camp.

Le vacarme ambiant fit tirer une grimace au Chef des Armées. Il mit quelques instants à sortir de sa torpeur.

Athán commença par relever sa tête. Il déplaça le bras étendu sur son torse musclé, et observa la jeune elfe à ses côtés, une Myselthienne aux longs cheveux d'ambre. Il se souvint alors de sa nuit, ou plutôt, quelques bribes lui revinrent à l'esprit. Une affreuse migraine lui tambourinait le crâne. Et ce son de corne qui n'en finissait plus de résonner lui devenait tout à fait insupportable. Il s'apprêta d'ailleurs à se lever pour en toucher deux mots au sonneur quand, enfin, il se rappela que c'était lui qui en était à l'origine. Constatant que l'entraînement n'était pas pris très au sérieux par de nombreux soldats, il avait décidé d'y remédier. Ou plutôt, il en avait l'intention... avant d'assouvir ses passions la veille au soir.

Le prince se vêtit à la hâte de ses chausses, d'une tunique et d'une cotte de mailles, puis enfila ses bottes avant de lacer le reste de son armure. Sans même accorder un regard à la jeune elfe qu'il abandonnait sur sa couche, il s'empara de son épée et alla rejoindre l'assemblée qu'il avait fait convoquer.

Sans se presser outre mesure, Athán parcourut les centaines de pas qui séparaient sa tente de la cour d'entraînement. La base militaire paraissait tout à fait démesurée par rapport aux troupes qu'elle accueillait. D'innombrables tentes jaunes aux ornements dorés avaient été implantées dans un alignement parfait, collées les unes aux autres. Les allées qui les divisaient s'étendaient presque sur des milles et ne faisaient guère plus de deux pas de large.

Les cornes avaient cessé de sonner depuis de longs instants quand le Chef des Armées apparut enfin devant eux. Le campement était à nouveau calme, muet. Par-delà les barricades, on entendait presque l'écho du dur labeur s'élever des grandes étendues de champs. Il n'avait pas plu depuis des semaines, et la sécheresse rendait le labourage des terres bien plus harassant. Athán n'avait cependant jamais porté la moindre attention à ces esclaves qui passaient leurs jours à retourner le sol. Aussi louait-il la déesse Lhamo pour ses conditions exceptionnelles qui rendaient la vie au campement bien plus confortable, leur évitant notamment de finir leurs entraînements couverts de boue.

Plusieurs centaines de soldats attendaient, formant un demi-cercle sur quelques rangées désordonnées, au centre duquel le jeune gradé avait pris place. Leurs chuchotements se turent immédiatement.

Athán parcourut ces elfes si disparates de son regard conquérant. Chacun arborait des couleurs différentes, dont l'emblème révélait encore son allégeance à sa maison, ou seulement à son territoire : un ours pour Myselthas et un aigle pour Dongāra. Leurs casques n'étaient pas davantage harmonisés, autant par leur forme que leur port. Toute cette discordance lui rappela leur manque d'expérience, arrachant à ses lèvres un léger rictus de mépris. Il n'était pas à la tête d'une armée de soldats, mais d'hommes... tout au plus.

D'ici quelques semaines, tous revêtiraient la même couleur, ils auraient l'incommensurable honneur d'arborer celles de l'Empire. Mais avant cela, ils devaient s'en montrer dignes, achever leur formation et devenir de véritables combattants. Et surtout, les forgerons devaient augmenter leur rendement, car seulement une centaine d'équipements était prête à ce jour.

– Pour l'Empire ! s'exclama Athán, se donnant un puissant coup dans le torse de son poing droit.

Il fut aussitôt imité par l'ensemble des hommes.

Le son que produisit leur impact sonna comme un grondement sourd, profond, vibrant jusque dans leurs os.

– Savez-vous pourquoi je vous ai tous convoqués ? reprit-il d'une voix grave et imposante.

Des chuchotements les parcoururent, sans qu'aucun n'ose intervenir, ou ne soit capable de fournir la moindre explication. À vrai dire, ils n'étaient pas même au fait de leur présence sur le camp. On leur avait très brièvement parlé d'une guerre, contre quelques barbares de Loeknohr. S'agissait-il de clans rebelles ? De la totalité des Loeknohriens ? Le simple terme de guerre n'était d'ailleurs pas très clair dans beaucoup d'esprits. Aucun d'entre eux n'en avait jamais vécue. L'Empire n'avait jamais connu que la paix depuis près de deux siècles.

Athán patienta, le temps que les murmures cessent d'eux-mêmes.

– Cela fait quelques jours que je vous observe aux entraînements, et savez-vous ce que j'ai pu voir ?

À nouveau, des bourdonnements s'élevèrent d'entre les rangs, tels des bruissements de feuilles agitées par le vent. Le Chef des Armées attendit que le silence se fît.

– J'ai vu un ramassis de pleutres molasses, sans plus d'honneur ni de volonté que ces barbares que nous allons combattre ! Êtes-vous les meilleurs soldats de l'Empire ou seulement de la vermine dont quelques seigneurs auraient voulu se débarrasser ? cria-t-il à l'attention des centaines d'elfes. Ce n'est pas à des bagarres de taverne que vous vous préparez, mais à la Guerre !

Cette fois-ci, ce ne fut pas des murmures, mais de bruyantes protestations qui s'élevèrent des rangs. Leur calme discipliné, qui aurait d'ailleurs pu passer pour de la somnolence, était subitement devenu tumulte et vacarme.

Athán n'éprouvait absolument aucun scrupule à insulter de la sorte ses hommes, alors que lui-même avait enfreint un bon nombre de règles durant de sa petite beuverie de la veille.

– Et qu'est-ce qu'il y connaît, lui, à la guerre, il n'a même pas fini son instruction à l'Académie ! s'exclama un des soldats un peu trop bruyamment, de telle sorte que cela parvint jusqu'aux oreilles du chef des Armées.

– Qu'est-ce que j'y connais ? répéta ce dernier de sa voix forte.

Les protestations se turent immédiatement.

– Il est vrai que je suis jeune, et que je n'ai pas encore vécu de guerre, tout comme vous d'ailleurs. La paix a fini par annihiler notre combativité, ankylosant notre volonté de nous surpasser. Et bientôt, nous en paierons le prix fort.

– Mais, pour gagner une guerre, un Chef des Armées expérimenté ne serait-il pas préférable à un arriviste sans autre atout que son lien de sang ? s'écria une autre voix dans l'assemblée.

Tous se tournèrent vers celui qui avait crié fort ce que beaucoup pensaient tout bas. Ceux qui se trouvaient devant lui s'écartèrent pour laisser Athán identifier l'agitateur.

L'elfe paraissait âgé. L'ours gravé sur son plastron de cuir témoignait de son appartenance à Myselthas. Droit, il fixait intensément le Chef des Armées. Son regard ne reflétait ni peur ni arrogance, plutôt une sorte de harassement. Comme si les épreuves de la vie l'avaient finalement emporté sur sa raison.

– Qu'y a-t-il, vieillard ? Tu crois que je suis trop jeune pour diriger une armée ? Que je ne mérite pas ma place ?

– Ce que je pense n'a que peu d'importance, Votre Altesse, qu'en pensez-vous, vous ?

– Approche donc !

L'assistance se recula en silence pour laisser le veil homme s'avancer.

– Comment t'appelles-tu ? Et d'où viens-tu ?

– Je suis Berold Malbec. D'où est-ce que je viens ? Quelle étrange question, répondit-il calmement en soutenant effrontément son regard. Voulez-vous savoir où je suis né ? Où j'ai grandi ? Où j'ai enterré mes enfants ? Où j'ai dormi la veille ? Quel manque d'intérêt que tout cela !

Le contestataire s'interrompit, posant sa main sur le manche de son épée. Athán ne manqua pas de le percevoir. Mais il ne jugea pas nécessaire de l'imiter. Pas encore.

– La bonne question, reprit le dénommé Malbec. Celle à laquelle vous devez réfléchir, serait plutôt de savoir à qui est-ce que je rends allégeance. Je suis chevalier, au service du seigneur de Beleanor, mais surtout du Roi de Myselthas. Et au-dessus de lui, c'est à ma créatrice, la Déesse Ithela, que je dévoue ma vie.

– Eh bien vieillard, il semblerait que ta mémoire te fasse défaut, car tu as bien oublié une personne parmi toutes celles que tu sers, ironisa le Chef des Armées, comme pour lui laisser une échappatoire.

– Je n'ai oublié personne.

Un long silence s'ensuivit, au cours duquel les deux protagonistes se fixèrent intensément. Le Chef des Armées hésita un instant avant de dégainer son épée, d'un geste vif. Des exclamations s'élevèrent d'entre les rangs, un instructeur tenta de le raisonner, mais se fit aussitôt éconduire.

Le chevalier se mit à son tour en garde, la pointe de son arme abaissée vers le sol. Le jeune gradé la tenait quant à lui vers le haut. Il fit quelques pas sur le côté, comme pour déstabiliser son adversaire, analysant dans le même temps le terrain d'un regard circulaire : de la terre sèche, quelques racines ici et là, des cailloux. Immédiatement, il risqua une première attaque, droite, rapide. Malbec la repoussa sans peine, d'un simple revers d'épée. Rapidement, Athán commença à prendre conscience que ce soldat n'avait rien de comparable avec les couards qu'il avait vus à l'entraînement. Il n'était pas chevalier pour rien. Malgré son âge avancé, ses réflexes étaient excellents et sa dextérité tout aussi impressionnante. N'importe quel guerrier aurait pris peur de s'être empêtré dans un tel affrontement sans aucune préparation, qui plus est avec le contrecoup de ses débordements de la veille. Pas lui. L'idée d'être enfin face à un adversaire de son niveau le galvanisait.

Autour d'eux, le temps s'était arrêté. Les soldats présents n'avaient jamais assisté à une lutte aussi poignante. Ils fixaient la scène dans un silence palpable, captivés par les prouesses des deux combattants. Les assauts se succédaient. Soudain, un coup de pommeau percuta le prince, lui coupant le souffle. Un court instant. Suffisant pour que le vieillard le mette à terre d'un violent coup de pied, sous les exclamations de l'assemblée. Athán se releva immédiatement et le chargea à nouveau. Après une longue lutte, le vieillard montra enfin un signe de faiblesse. Presque imperceptible.

Athán le remarqua tout de suite. Son adversaire gardait toujours son côté gauche à couvert, avec une prudence aussi excessive que dangereuse. Il utilisait peu cette jambe, moins mobile. Une ancienne blessure qui ne s'était sans doute pas guérie. Le Chef des Armées s'y engouffra sans une once de remords. Il effectua une volte-face, et se retrouva devant ce côté du chevalier. N'importe quel combattant s'en serait pris directement à son point faible, mais Athán se contenta de feindre une attaque.

Son adversaire fit un pas pour l'esquiver. Il profita de cette diversion pour lui asséner un violent coup, haut, brutal, implacable. Le tranchant de son épée lui entailla profondément l'épaule droite. Un hurlement de douleur, des exclamations, puis le silence.

Le vieillard se remit tant bien que mal en garde. Le sang coulait abondamment le long de son bras. Il tenait difficilement son arme.

– Tu t'es bien battu, déclara Athán. Il est encore temps de te rendre. Prosterne-toi devant moi et je te laisserai la vie sauve.

Pour toute réponse, Malbec changea la position de ses mains sur son épée, resserrant son emprise. Sa main directrice n'était plus assez forte pour l'orienter, mais il n'était pas question d'abandonner pour autant.

– Réfléchis, veux-tu vraiment mourir dans un camp d'entraînement, à cause de ton insubordination ? Quelle mort honteuse ! Tu as pourtant un certain talent, tu pourrais être utile dans mon armée.

D'un geste prompt, le vieillard releva sa garde et bondit sur le jeune prétentieux. Au dernier instant, il changea la trajectoire de sa lame. Un pas de côté, un tour, l'épée fendit les airs, passa à quelques pouces seulement du visage d'Athán, puis tomba au sol. Trop tard. Malbec, choqué, regarda son avant-bras gésir dans une flaque de sang. Il avait perdu, il le savait, mais il n'était pas question d'abandonner. L'elfe posa un genou à terre. Il ne se prosternait pas devant ce prince arrogant, mais devant son créateur.

Le Myselthien utilisa la dernière ressource qu'il lui restait, invoquant le Pi à travers son élément, la terre. Ses yeux prirent aussitôt une couleur d'émeraude, très singulière. Il se redressa péniblement, se mettant en appui sur ses deux jambes. Plutôt que de charger son adversaire, il entama une étrange danse, lente et calculée, compensant comme il put la perte d'équilibre de son bras mutilé. Tandis que ses pieds traçaient des arcs sur le sol, celui-ci se mit à vibrer, très faiblement. Un nuage de particules de terre s'en extirpa, formant un épais brouillard argileux tout autour d'Athán. Malbec s'empara alors de sa dague et s'élança vers une mort certaine.

Gêné par le manque de visibilité, le Chef des Armées sentit sa pointe s'enfoncer à travers sa cotte, sur son flanc gauche.

Dans un dernier souffle, le chevalier lui répondit :

– Y a-t-il une mort plus honorable que de périr en combattant l'ennemi de son peuple ? Je ne regrette rien. La mort n'est rien comparée au déshonneur de vous servir.

Il s'effondra sur le sol, sous le regard ahuri d'Athán. C'était la première fois qu'il se faisait insulter de la sorte, et il était trop tard pour riposter.

– Que cette leçon reste gravée ! s'écria-t-il sévèrement. Vous ne combattez pas pour fanfaronner, mais pour vaincre. Votre manque de sérieux ne met pas seulement votre vie en danger, mais également celle de vos frères d'armes, et l'Empire !

Il ordonna à deux soldats de s'occuper du cadavre et somma les autres de commencer l'entraînement.

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