Chapitre 4
Eldon
J'ai eu de la chance, je n'ai pas croisé d'autres monstres sur mon chemin, est c'est tant mieux. Mes genoux me font atrocement mal, je vais devoir prendre le temps de me reposer avant de me remettre au travail.
J'arrive enfin au sommet de la plus haute tour du palais qui servait autrefois de clocher. Je vois encore dans un coin de la large pièce ouverte la massive cloche que j'ai dû difficilement décrocher et déplacer seul pour faire plus de place pour la pierre de l'aube et les dispositifs qui la renforcent. J'ai un pincement au cœur en voyant cette relique au centre de tant de cérémonies de ma nation prendre ainsi la poussière à l'abandon, mais l'heure n'est plus aux coutumes et traditions. Et malheureusement, il n'y a aucune chance de revenir à cette époque meilleure.
J'attrape une chaise et je m'assois dessus en lâchant un lourd soupir. J'étends mes jambes devant moi et grimace en les sentant me rappeler mon âge. J'aimerais éviter de faire ainsi des allers-retours entre le laboratoire et le clocher, mais trop de livres et d'équipements sont en bas et les transporter jusqu'ici me demanderait plus de voyages encore plus épuisants, alors j'en suis réduit à des voyages incessants.
Je scrute la salle, laissant mes yeux faire une première analyse de la situation avant que je ne doive me lever pour examiner les installations avec pus de minutie. Des pierres magiques sont posées en cercle autour de la pierre d'aube qui flotte dans les airs et qui m'aveuglerait si je ne portais pas un casque enchanté pour supporter les vives lumières. Le sol est recouvert par un symbole magique complexe qui m'a pris des semaines à perfectionner, mais ce travail en a valu le coup car il a pratiquement freiné la progression de l'obscurité.
Cependant, si son avancée a été bien ralentie, je ne peux pas nier qu'elle continue de gagner du terrain. Sans oublier que la pierre d'aube est en train de perdre son pouvoir et j'utilise le peu de ressources que je peux détourner de mon projet principal pour la garder active le plus longtemps possible. Quand elle s'éteindra, je pourrais n'avoir plus que quelques minutes avant que ce soit la fin de tout...
Je soupire et regarde entre les colonnes qui supportent le toit du clocher le néant qui m'attend. Dire qu'avant, une vue spectaculaire émerveillait ceux qui accomplissaient l'exploit de gravir cette fichue tour. Plus jamais je ne verrais les vastes plaines de qui entouraient Ordron. Les chaînes de montagnes qui ponctuaient l'horizon n'existent plus que dans mes souvenirs, tout comme les champs de fleurs au parfum enivrant. Tant a déjà disparu, et pourtant, moi, je suis encore là. Comme une ultime insulte envers ce monde en train de s'effacer.
Je secoue la tête pour sortir de ma rêverie et je me lève sur mes jambes qui me signalent qu'elles auraient préféré rester au repos, mais je ne les écoute pas. J'ai encore tant de choses à faire, paresser est un luxe que je ne peux pas me permettre d'avoir.
J'observe tour à tour les pierres et le symbole, sentant encore leur pouvoir circuler comme il devrait et m'indiquant que je n'avais pas de raison de m'inquiéter. De toute façon, l'énergie sacrée qui rayonne de la cloche a le pouvoir de repousser les monstres, alors avec la disparition d'autres humanoïdes, il n'existe plus personne capable de venir ruiner mes projets.
Ce ne sera vrai que dans quelques instants, mortel...
J'écarquille les yeux en entendant une voix pour la première fois depuis plusieurs mois. Sidéré, je me retourne pour voir une forme vaporeuse flotter à deux mètres de moi. Elle a l'apparence d'une poupée de chiffon suspendue dans les airs et agitée dans le vent, mais sa consistance de brume qui me permet presque de voir à travers elle me dit que cette apparition n'a pas d'existence physique à proprement parlé.
– Et à qui ai-je l'honneur ? je demande en regrettant d'avoir laissé ma lance à côté de la chaise. Je n'ai rien contre de la visite, mais tu comprendras que je ne m'y attendais pas.
Je ne peux pas te blâmer... Après tout, tu sais mieux que quiconque ce qui arrive à ce monde... Même Nous, nous n'avons compris que trop tard le sort qui nous attend tous. Tu ne peux pas imaginer le chaos qui a régné chez nous quand nous avons compris que le plan des mortels ne serait pas le seul à être effacé. Un à un, nous avons commencé à disparaître, d'abord parce que nous avons essayé de lutter contre le néant uniquement pour finir dévoré par lui, puis parce que nous avons tenté de fuir sans pleinement réaliser qu'il n'existait pas d'autre endroit où nous échapper. Enfin, dans un dernier élan de folie, nous nous sommes entre-tués, le désespoir de voir notre éternité être ainsi soufflée ayant eu raison de notre bon sens. Tu me demandais qui je suis ? Je suis Hiali, Déesse des vents, même si maintenant, tu peux m'appeler l'unique déité de ce monde. Et encore, je ne le serais que pour quelques minutes... Après tout ce qui s'est passé, apparaître sous tes yeux dans cette forme si pathétique requière chaque once de mon pouvoir qui s'étiole à toute vitesse.
– Je me doutais que les dieux aussi seraient affectés, mais en avoir ainsi la preuve sous mes yeux...
Que croyais-tu ? Que notre nature divine nous tiendrais au-dessus de tes erreurs ? En échouant, tu as déchiré la fabrique de la réalité, les fondements même de l'univers. Tu pleures sur la disparition de ta petite planète ? Il en existe tant par delà les étoiles avec des sociétés florissantes qui se sont éteintes sans même comprendre ce qui a causé leur perte. Un nombre incalculable de vies paye le prix de ton échec, et nous autres dieux qui représentons la stabilité du monde ne pouvons pas exister sans ce dernier. Plus que n'importe quel être, nous avons été affectés par ce néant qui a d'abord érodé les fondations de toute choses avant de s'en prendre au reste. Alors tu peux être fier, Eldon, car tu as accompli l'exploit d'éradiquer les dieux eux mêmes. Quel dommage qu'il ne restera personne pour narrer ta légende...
Je ne peux pas nier ce que Hiali vient de dire. J'avais les meilleures des intentions, mais au final, mon arrogance qui m'a permis de croire que je pouvais plier les règles de l'univers à ma volonté n'a fait que le détruire. Résigné, je m'assoies à même le sol et croise les jambes.
– Et tu es là pour rendre ton ultime sentence sur moi, c'est ça ?
Oh, ce que j'aimerais bien, mais comme je te l'ai dis, j'arrive à peine à maintenir mon existence... Je ne peux même pas invoquer une faible brise pour caresser ta joue... Quelle humiliation, pour la déité qui a régné sur tous les ouragans du monde... Non, si je suis ici, c'est pour partager mes derniers instants avec l'une des dernières entités avec qui je peux encore converser. Tu me dois bien ça, après avoir entraîné ma perte...
– Une des dernières ? je relève avec étonnement. Il reste encore des êtres pensants ici ?
Deux autres, oui. Mais tu es celui que j'ai décidé de harceler, sois en honoré. Et surtout, je voulais que tu me parles de ton ultime espoir...
Décidément, les dieux voient tout... Enfin, avec la disparition du monde, ce n'est pas comme s'il restait beaucoup de choses à voir...
– Le rêve d'un vœux fou... Un espoir qui, au final, ne va rien réparé... Il est possible que j'ai fait une erreur de calcul, ou tout simplement que ce que je m'apprête à faire est impossible, mais qu'importe. Mieux vaut persévérer dans une impasse que rester prostré et se laisser aller...
Ah, la futile volonté des mortels... Cependant, je dois avouer que ton projet, aussi fou soit-il, a du mérite... Je ne saurais dire s'il est réalisable ou non, mais au final, est-ce si important ? Sa réussite ou son échec ne sera claire qu'à la fin, quand plus rien subsistera pour servir de témoin. Alors fourvoie toi sur ta voie, car personne ne sera là pour te moquer s'il n'aboutit à rien. Et par la même logique, personne ne pourra te féliciter si ça réussi. Car au final, le dernier chapitre de ce monde est en train de s'écrire, et personne le lira jamais, quoi qu'il arrive.
– Je sais... Mais je veux croire en ma réussite. Je veux penser que même la fin de tout peut avoir un sens...
L'apparition devant moi s'étiole lentement, comme une flamme arrivant au bout de sa bougie.
L'espoir, ce poison que nous adorons tous prendre, même en connaissant ses dangers... Je te remercie de m'y avoir fait goûté avant...
J'attends la fin de la phrase, mais les mots sont perdus à jamais. La déesse disparaît de ma vue, laissant ce monde sans déité. Contre toute mes attentes, le monde ne semble pas plus vide qu'avant, comme si au final, leur présence n'avait que peu d'importance à l'échelle du monde. Un peu comme les mortels.
La pierre d'aube se met alors à vaciller, son éclat faiblissant un instant. Je scrute l'horizon et vois avec effroi que l'obscurité est en train d'approcher les murs telle la marée. Les ténèbres ont ainsi parcouru plusieurs centaines de mètres et ont commencé à effacer les murailles de la ville.
Je ne perds pas plus de temps et j'empoigne ma lance avant de me jeter dans le vide, invoquant des bourrasques autours de moi pour ralentir et contrôler ma chute. Après ce que je viens de voir, je n'ose pas imaginer qu'il me reste plus d'une journée avant la fin de tout. Je ne peux plus me permettre de traîner si je veux encore réussir.
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