Kalia
J'arrive à peine à garder les yeux ouverts. À quand remonte la dernière fois que j'ai pu dormir ? Ça ne peut pas faire plus de quelques jours, et pourtant, j'ai l'impression que ça fait des mois que je n'ai pas pris le temps de me reposer.
Heureusement, le vent qui souffle autour de moi, comme un plainte violente qui me hurle de rebrousser chemin, siffle dans mes oreilles et m'oblige à rester réveillée. Sinon, je n'ose pas imaginer ce qui se passerais si je lâchais prise un seul instant.
Plaquée contre le dos de Farda, mon hyppogryphe, je tente autant que possible de rester au chaud, mais à cette altitude, le plumage de ma monture et l'épaisse cape de voyage que je porte ne suffit pas à me protéger du froid mordant. Je n'ose pas regarder en bas, non pas à cause de la hauteur où je me trouve maintenant, mais parce que je sais que seule l'obscurité la plus absolue m'attendrait. De toute façon, ça fait des mois qu'il n'existe plus rien de beau dans ce monde.
La seule direction que j'ose regarder, c'est droit devant. De toute façon, il ne me reste plus rien que mon objectif, tout le reste a disparu. Et même si ce n'était pas le cas, qui sait pour combien de temps je pourrais le garder de toute façon ? Une semaine ? Un jour ? Une poignée de secondes ? Trop peu pour que ça ai de la valeur.
Je sens Farda gémir et son vol devient plus turbulent. La pauvre, elle a autant dormi que moi ces derniers temps, sans oublier qu'elle m'a protégée de son propre corps durant la dernière attaque que nous avons subi. J'ai utilisé les derniers bandages qui nous restaient pour la soigner, mais ses blessures étaient profondes, trop pour qu'un traitement aussi rudimentaire suffise. Malheureusement, il n'y a plus de médecin, plus de guérisseurs. Autant que je sache, j'avais utilisé les derniers médicaments qui subsistaient juste pour lui donner la force de me porter jusqu'à ma destination. Quelle horrible maîtresse je fais...
Je ravale mes larmes en pensant que ma dernière amie est en train de donner le peu de vie qu'il lui reste pour me permettre d'atteindre mon but. Je ne peux pas me permettre de faiblir, pas maintenant. J'ai déjà pris ma décision, je ne peux plus me permettre de douter, de faire marche arrière. Après tout, il ne me reste plus le moindre endroit où aller.
Je sens les flammes de ma rage brûler dans le creux de mon ventre, à défaut de nourriture que je n'ai pas avalé depuis maintenant deux jours. Quant à l'eau, la dernière goutte que j'ai bu remonte à hier. Comme si ça me permettrait de changer le cours du destin et invoquer la pluie, je lève la tête vers le ciel mais il n'y a pas un seul nuage en vue. Pas même d'étoile, de lune ou de soleil. Franchement, je parle de jours, mais depuis que les astres se sont éteints, je ne peux plus compter que sur mon instinct pour deviner combien de temps a passé. Je ne peux même pas dire si je force Farda à me porter depuis quelques minutes ou une année.
Dans cet océan d'obscurité, il n'existe plus qu'un seul phare pour guider ma voie. Je cherche à l'atteindre depuis si longtemps, j'ai l'impression qu'il me fuit, n'éclairant sa position que pour me narguer, me convaincre que ma quête est aussi impossible qu'elle est futile. Pourtant, la lueur que je pourchasse devient enfin plus nette, comme pour chasser mes doutes et m'encourager à espérer.
Loin devant moi, je commence à percevoir les contours d'un château, une lumière étincelante brillant dans sa plus haute tour. Une véritable citadelle s'étend sous mes yeux fatigués par la pénombre perpétuelle qui formait mon quotidien. Des rues serpentent depuis le château, formant un dédale à parcourir pour l'atteindre depuis l'entrée de la ville. Je me souviens des histoires qu'on me racontait quand j'étais petite, on disait que la ville avait été agencée ainsi pour ralentir l'avancée d'envahisseurs qui chercheraient à atteindre le château. Maintenant que je le vois de mes propres yeux, j'ai l'impression que l'architecte a eu une vision de ce que je m'apprêtais à faire et s'était contenté de façonner un obstacle interminable pour me dissuader de continuer. Si c'est vraiment le cas, c'est bien mal me connaître. Par contre, j'espère que Farda tiendra jusqu'au château, ça m'évitera d'avoir à traverser cet horrible labyrinthe.
Comme si elle pouvait lire dans mes pensées et voulait briser mes derniers espoirs, Farda se met à trembler en criant et nous perdons de l'altitude. Paniquée, tout ce que je peux faire, c'est me serrer contre elle et lui murmurer des mots encourageants. Finalement, ça ne me dérange pas d'arpenter les rues pendant des heures, ce n'est pas la pire chose qui pourrait m'arriver maintenant. Et ce n'est même pas l'idée de percuter le sol à toute vitesse qui me terrifie le plus.
Je scrute le sol devant nous et je vois la lisière de la lumière du château. Tant que nous tombons dedans et pas dans l'obscurité, nous avons encore une chance de nous en sortir. Toucher ces horribles ténèbres, signes que la fin approche, est pire qu'une condamnation à mort. De toute façon, d'ici peu, même l'au-delà sera englouti dans le néant et perdra tout son sens. Dire que récemment, Il existait encore une poignée de havres de paix, subsistants dans cet océan de vide, mais comme un raz-de-marré, l'obscurité a tout englouti soudainement, j'ai à peine eu le temps de m'envoler sur le dos de Farda pour échapper un peu plus longtemps au destin inévitable de ce monde condamné. Tout ça pour accomplir la dernière chose qui pourrait encore avoir de la valeur.
Je sens les battements du cœur de Farda faiblir alors que ses ailes cessaient de battre. Nous planons à peine, je ne peux pas être sûre d'à quelle distance nous sommes du sol. Je fixe la limite de la lumière, évaluant que nous ne sommes plus qu'à cinquante mètres d'elle. Mais ce serait un miracle si nous en tenons trente.
Je sens ma poitrine se serrer alors que la seule solution possible s'impose à moi comme un ultime fardeau à porter. Dire que je croyais que je n'aurais plus de décisions difficiles à faire, un nouveau dilemme vient écorcher d'avantage mon âme meurtrie. Soit je sombre maintenant avec Farda, la seule alliée que j'ai dans ce monde, soit...
Mes larmes coulent de mes yeux alors que j'embrasse Farda.
– Pardonne moi, Farda.
Je serre les dents et tente de me tenir debout sur le dos de ma monture en tournant le dos au château. Je joins mes mains et les dirige devant moi, légèrement tournées vers le bas. Je sens ma bile monter dans ma gorge alors que j'invoque une déflagration de flammes bleues qui me propulse dans les airs. Farda hurle de douleur en se prenant de plein fouet mon sort et tombe comme une pierre vers les ténèbres. Soufflée par ma tentative désespérée, je n'arrive pas à me tourner pour voir si je vais réussir. Dans cette mer d'obscurité qui semble m'attendre pour me dévorer, je ne sais même pas si je suis tournée vers le haut ou le bas. Je percute enfin quelque chose de solide, mon corps est parcouru par une décharge douloureuse qui m'arrache un cri. Je rebondis un fois avant de glisser sur le sol rugueux, me protégeant autant que je le peux avec ma cape. Quand je suis enfin convaincue que j'ai cessé de bouger, je tente de me redresser, vérifiant au passage que je ne venais pas de me casser quelque chose.
Puis, la réalité de ce que je viens de faire me frappe et je regarde autour de moi. Même si c'est un bon signe que j'ai atterri dans la zone lumineuse, je n'arrive pas à m'en réjouir. Pas avec ce que ça m'a coûté.
Au-delà de la lumière, je ne perçois plus rien. Je sais que Farda est quelque part dans ces ténèbres, mais je ne peux plus rien faire. En entrant en contact avec cette calamité, je sais que son corps a été effacé, comme si elle n'avait jamais existé. Voila le sort qui attend tout ce que cette obscurité recouvre, sans la moindre pitié.
Je frappe le sol de mon poing et pousse un hurlement de colère. Moi qui avait secrètement espéré au moins pouvoir l'enterrer, je suis privée de même cette dernière chance de l'honorer.
J'ai envie de pleurer ma belle Farda dont je ne verrais plus jamais ses sublimes plumes blanches, mais je vois du coin de l'œil les ténèbres approcher, engloutissant encore plus ce monde damné. Il ne me reste plus beaucoup de temps.
Avec une vive envie de vomir, je me force à me lever sur des jambes chancelantes et je fais face à la dernière source de lumière de ce monde. La muraille de la cité n'est plus qu'à quelques centaines de mètres, et mon but n'est pas bien loin derrière.
Je dégrafe ma cape que je laisse tomber au sol, libérant mes deux oreilles de louve que je n'ai jamais aimé couvrir, j'ai toujours l'impression de devenir à moitié sourde quand je mets une capuche ou un chapeau. Je rabats une mèche de cheveux blancs derrière mon oreille et je vérifie que mes armes sont toujours solidement accrochées à la ceinture de ma jupe blanche. Je confirme aussi que le reste de mon armure bleue n'a pas souffert de ma chute et m'avance d'un pas décidé vers la cité.
Inutile de courir, il n'existe plus d'autre endroit où ma cible pourrait s'enfuir. Et même si je n'ai pas beaucoup de temps devant moi, je ne veux pas m'épuiser en courant. La ville a peut-être été abandonnée depuis une année, qui sait quelles créatures y ont trouvé refuge en espérant vainement échapper à l'inévitable ? Je suis déjà fatiguée et affamée, alors m'épuiser sans raison ne ferait que me condamner.
– Tu ne perds rien à attendre... je souffle sans m'arrêter. Même si ce sera sûrement la dernière chose que je ferais, je jure de te tuer pour tout ce que tu m'as pris !
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