CHAPITRE 6 | L'opéra
La nuit commençait à tomber lorsque Winston quitta la maison, chaudement vêtu dans une veste qu'il avait enfilée par-dessus son costume. Ses cheveux étaient tirés et gominés en arrière, comme toujours lorsqu'il se devait d'être présentable – peu importe qui il rencontrait – et il avait passé de longues minutes à cirer ses souliers. Désormais, ces derniers semblaient étinceler à la lueur de l'ampoule qui surplombait le porche.
Les mains au chaud dans les poches de son manteau et son visage emmitouflé dans une écharpe, Winston prit la direction du portail de la demeure. Il entendait déjà le moteur du véhicule gronder au loin, lui indiquant que Robert s'était déjà installé au volant. Et cela ne pouvait signifier qu'une seule chose : qu'il était en retard. Ainsi, Winston s'interdit de faire une halte par l'écurie et hâta même le pas en direction de l'automobile.
— Bonsoir.
Une voix grave le fit sursauter. Dans l'obscurité de l'allée, à cette heure de la journée, il peina à distinguer son interlocuteur. Néanmoins, le son de sa voix et cette présence qu'il ressentait ne pouvaient provenir que d'une seule personne.
— Bonsoir, Jude.
Ce dernier parvint enfin à sa hauteur, tenant au creux de ses bras deux buches de bois destinées à la cheminée de sa maisonnette. Ses cheveux étaient décoiffés, son visage moite d'avoir transpiré et il arborait une barbe de quelques jours. Même comme ça, l'allure débraillée et avec cette odeur de tabac, de sueur et de poussière, Winston le trouva séduisant. Jude dégageait quelque chose qu'il n'avait auparavant jamais perçu chez aucun homme. Ses yeux bleus, même dans la nuit, semblèrent le transpercer. Le jeune Ascott eut un instant le souffle coupé.
— Vous sortez ?, s'intéressa le domestique.
— Oui. J'ai... heu... un rendez-vous.
— Galant ?
Jude connaissait la réponse, pour la simple et bonne raison qu'il avait entendu Winston – même s'il n'aurait pas dû – en discuter avec Liz lorsque, la veille au soir, il était entré dans la cuisine des Ascott pour récupérer son dîner. Et puis, on ne faisait pas l'effort d'être si présentable, un soir de semaine, si ce n'était pas pour séduire. De son côté aussi, Jude fut subjugué par la beauté du jeune blond qui se tenait face à lui.
— Hem, hésita Winston, oui.
Le rouge lui monta aux joues et, dans un tic nerveux, Winston se gratta la nuque. Il lui était difficile de mettre des mots sur ce qu'il ressentait à l'égard de Jude, et d'expliquer certaines intuitions. Au cours des derniers jours ils s'étaient croisés sur le domaine et, malgré des futilités échangées, certains regards lui avaient mis la puce à l'oreille. De ce fait, et même si cela le terrifiait, Winston s'était fait une raison : Jude savait. Sa différence, son attirance pour les hommes... le brun avait tout compris. Et Winston, quant à lui, avait fini par comprendre également une chose : que Jude était comme lui.
— Elle en a, de la chance.
D'ailleurs, les mots lâchés avec un demi-sourire par Jude ne firent que confirmer un peu plus ce constat à Winston. Un homme ne disait pas ça – qui plus est après lui avoir dit qu'il était magnifique ! – s'il n'était pas homosexuel. Malgré lui, Winston sentit les poils se dresser sur ses bras dans les manches de sa chemise et de son manteau. Ses joues, d'habitude si pâles, prirent une jolie teinte rosée que Jude ne remarqua pas dans l'obscurité. Les battements de son coeur, si pur mais déjà si brisé, devinrent endiablés. Comme un lapin dans les phares d'une automobile, Winston ne sut comment répondre ni même comment se dépêtrer de la situation. Trop gêné. Trop chamboulé. Heureusement pour lui, ce fut Jude qui souffla finalement avant de prendre congé :
— Passez une bonne soirée.
Le coeur battant tout aussi vite que celui du jeune Ascott, le domestique tourna les talons et emprunta le chemin qui menait à son domicile. S'il sentit le regard de Winston peser sur lui jusqu'à ce qu'il sorte de son champ de vision, il ne se retourna pas et se contenta de fuir, une fois de plus chamboulé par leur échange.
* * *
L'acoustique de la salle était incroyable. Winston avait déjà assisté à des représentations de musique classique, mais jamais d'opéra. Et si cet art ne l'avait jamais attiré, il devait admettre ce soir-là qu'il était bluffé et qu'il avait, mettant de coté le parfum entêtant d'Hazel, passé une bonne soirée.
La représentation était sur le point de s'achever. Au centre de la scène, le faisceau d'un projecteur braqué sur elle, la cantatrice ouvrit la bouche afin d'entamer le dernier morceau. Sa voix puissante s'éleva dans la salle, seule dans un premier temps, puis la musique la rejoignit. S'il ne comprenait pas un mot de ce qu'elle chantait, Winston perçut néanmoins toutes les émotions qu'elle s'efforçait de transmettre dans son chant ; douleur, colère, tristesse et désespoir.
— Tout va bien ?
Winston prit conscience qu'il pleurait lorsqu'Hazel posa une main réconfortante sur la sienne et braqua son regard doux et inquiet sur lui. Dans la salle, les lumières s'étaient rallumées et les spectateurs, tirés à quatre épingles, quittaient tour à tour leurs sièges afin de rentrer chez eux. Gêné, Winston baissa la tête afin de dissimuler ses larmes, même si c'était trop tard. Il les sécha d'un revers agacé de la main et bomba le torse. À ses côtés, Hazel retira sa main de son bras et se leva. Un sourire tendre aux lèvres, elle proposa :
— Et si nous sortions ? Prendre l'air vous fera du bien.
En effet, l'air frais de la soirée le revigora un peu. Sur le parvis de l'opéra quelques couples étaient amassés, profitant de la fraîcheur avant de s'engouffrer dans les automobiles qui les attendaient. Les spectateurs étaient des gens huppés, tout comme la famille Ascott, et rares étaient ceux qui ne bénéficiaient pas d'automobiles et de chauffeurs privés. Celui de Winston, Robert, gara la voiture le long d'un trottoir pavé.
— Vous allez mieux ?
Winston frissonna. La main douce que venait de poser Hazel sur sa joue était glaciale, malgré le gant qu'elle portait. L'effet de surprise l'empêcha de répondre tout de suite. Jamais personne n'avait fait un tel geste vers lui et, venant de cette fille qu'il était censé courtiser, cela ne fit que l'empoter un peu plus. Que devait-il dire ? Que devait-il faire ? Le regard pétillant de sa promise semblait le supplier de l'embrasser. La raison et son rang auraient voulu qu'il le fasse. Seulement, il ne s'en sentit pas capable ; la couleur rouge de ses lèvres, enduites de maquillage, le rebuta. Inconsciemment, ce n'étaient pas ces lèvres-là qu'il voulait embrasser.
— Oui. Je suis navré. C'est simplement que... la musique, et bien...
— Je sais. J'ai pleuré aussi, la première fois que j'ai assisté à une représentation.
Hazel laissa retomber sa main et, par simple galanterie, Winston passa un bras autour de sa taille afin de la guider jusqu'à la voiture. Il ouvrit la porte de cette dernière, invita la jeune femme à monter à l'intérieur, et s'installa près d'elle sur la banquette capitonnée. Robert se mit aussitôt en route.
La maison des Embry était tout aussi grande que celle des Ascott, mais bien moins majestueuse. Elle se trouvait dans un quartier huppé de la ville mais ne bénéficiait d'aucun jardin. Ainsi, Robert gara l'automobile le long des pavés et devant une immense et massive porte en bois. Winston descendit et tendit sa main à Hazel qui, empêtrée dans sa robe, s'en empara pour poser le pied sur la terre ferme. Elle réajusta ses vêtements, frissonna de froid, et Winston profita du moment pour lui dire :
— Il fait frais. Vous devriez vous dépêcher de vous mettre à l'abris.
— Merci pour cette soirée, Winston. C'était agréable.
Ne pouvant lui affirmer la même chose, car il aurait aimé être partout ailleurs qu'à l'opéra ce soir-là, Winston se contenta d'un sourire poli. Avec la manière, il s'empara de la main d'Hazel et déposa un baiser sur son gant ; une manière de la saluer et de prendre congé, impatient d'en finir. La jeune femme lui adressa un sourire ainsi qu'un signe de tête respectueux, comme une révérence discrète, et s'engouffra dans la demeure. Lorsque la lourde porte se referma sur elle, Winston eut enfin l'impression de pouvoir respirer.
Durant le trajet jusqu'au domaine Ascott, bercé par le bruit du moteur et les soubresauts du véhicule sur les pavés, Winston s'efforça de dresser le bilan de la soirée. Il savait que, dès le matin, ses parents attendraient qu'il rende des comptes. Comment la soirée s'était-elle passée ? Comment sa relation avec Hazel avait-elle évoluée ? À son grand désespoir, il réalisa qu'il n'avait aucune idée de la réponse qu'il pourrait leur donner ; et, ce, quoi qu'ils lui demandent. Pour lui, et bien, la soirée s'était simplement... passée. Il n'avait rien ressenti de particulier, avait plutôt subi l'odeur et la présence de sa future épouse près de lui, et s'était plusieurs fois surpris à rêvasser d'être ailleurs. Notamment dans l'écurie, près de son seul ami, non loin d'un garçon aux cheveux bruns et aux yeux aussi bleus que le ciel.
— Nous sommes arrivés, monsieur Ascott.
Winston quitta l'automobile à la hâte, impatient de rallier son lit dans lequel il rêvait de se terrer jusqu'à la fin de ses jours. Lorsqu'il entra dans la demeure, il ne fut accueilli que par l'obscurité et le silence, signe que ses parents étaient couchés. Il déposa son manteau sur une patère dans l'entrée, retira ses souliers et grimpa les marches de l'escalier tout en trainant un peu des pieds, comme si le ciel pesait de tout son poids sur ses épaules. La porte de sa chambre grinça lorsqu'il la referma, tournant au passage le verrou afin de ne pas être dérangé dès l'aube par des parents bien trop curieux. Il retira ensuite ses vêtements, qu'il déposa soigneusement sur le dossier d'un fauteuil, et se glissa en caleçon sous ses draps. L'odeur des deux cheminées, qui chauffaient chaque hiver l'immense demeure Ascott, l'apaisa quelque peu lorsqu'il se blottit dans ses couvertures. Le conduit de l'une d'entre elles passait dernière l'un des murs de sa chambre et, de ce fait, la température dans cette dernière était des plus clémentes. En soi, toutes les conditions semblaient être réunies pour qu'il passe une bonne nuit de sommeil. Cependant, il n'en fut rien. Allongé sur le dos, les yeux braqués sur le plafond qu'il distinguait faiblement grâce à la lueur de la lune perçant à travers ses rideaux, Winston ne parvint pas à s'endormir.
Il avait déjà vécu cela ; cette impression qu'un orchestre au complet jouait la cacophonie dans sa tête. Cela remontait à l'époque de l'adolescence, lorsqu'il avait fini par comprendre qu'il ne serait jamais comme les autres garçons de son âge. Qu'il ne pourrait jamais trouver le bonheur s'il devenait celui que tout le monde attendait qu'il soit. Lorsqu'il avait fini par mettre des mots sur ce qu'il ressentait – son attirance et son intérêt pour les hommes plutôt que pour les femmes – Winston avait passé de nombreuses nuits à tenter de trouver le sommeil, en vain. Refouler ses émotions et ses sentiments était douloureux, surtout pour un garçon tel que lui qui aspirait à la liberté et au bonheur. À quoi bon vivre malheureux ? Ses interrogations l'avaient empêché de dormir de nombreuses fois mais, à force, il avait appris à vivre avec. Avec le temps, même si cela n'avait pas été une chose aisée, Winston s'était fait une raison ; dans ce monde, à cette époque et avec son rang, il ne pourrait jamais embrasser qui il était réellement. C'était un fait, et il l'avait accepté. Tant bien que mal.
Alors, cette nuit-là, il ne comprit pas vraiment pourquoi tout ce qu'il était parvenu à refouler sembla refaire surface. Dans le silence de sa chambre, il se souvint de ces quelques hommes qui, à un moment de sa vie, lui avaient fait se poser des questions. Bien vite, les souvenirs de ces garçons laissèrent leur place à ceux, bien plus récents, d'un certain domestique. Et si Winston refusait de l'admettre et s'efforçait de se convaincre que ce n'était pas le cas, au fond de lui il savait ; Jude lui plaisait. Si ce garçon était à des années lumières de lui, si différent, il ressentait en sa présence quelque chose qu'il n'avait jamais ressenti avec personne. Une connexion, si forte et étrange, qui lui donnait chaque jour l'impression qu'ils se comprenaient. Qu'ils n'étaient peut-être pas si différents, même s'il ne pouvait pas encore se targuer de le connaître suffisamment.
C'est avec le bleu des yeux de Jude à l'esprit que, exténué, Winston finit par s'assoupir alors que le jour commençait à se lever.
Fin du chapitre 6.
Qu'en avez-vous pensé ?
Je m'excuse pour l'attente. Je vais essayer de poster plus régulièrement à partir d'aujourd'hui !
J'aimerais beaucoup avoir vos avis sur ce début d'histoire, vos petites théories... etc.
À très bientôt pour le chapitre 7.
xoxo
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