CHAPITRE 5 | Le piano
Le samedi soir, une certaine partie du quartier de West Denton s'éveilla aux alentours des vingt heures. Malgré une nuit claire mais glaciale, nombreux étaient les hommes qui déambulaient à cette heure dans les ruelles. Au bout de l'une d'entre elles, dans une impasse, la porte principale d'une grande maison ne cessait de s'ouvrir et de se fermer au rythme des hommes qui y entraient. Dans un coin rendu obscur par un lampadaire en panne, certains fumaient leur cigarette avant de commencer la soirée.
C'était le cas de Jude qui, légèrement vêtu, tenait une cigarette entre ses mains frigorifiées. Il tirait dessus de temps à autres, sans se presser et sans perdre une miette du spectacle que lui offraient les hommes qui défilaient devant lui. Si certains étaient à son goût, lui donnant envie de passer sa nuit dans leurs bras, d'autres le laissaient totalement indifférent. Si certains dégageaient un certain charisme, d'autres étaient... fades. Sans intérêt pour Jude qui cherchait le frisson lors de ces soirées de débauche.
Son intérêt fut cependant piqué au vif lorsqu'il vit passer Gareth. Ce dernier portait un long manteau marron, des boots cirées et un grand chapeau qu'il ne portait que lors de ses sorties tardives ; un moyen pour lui de tenter de passer inaperçue, au moins le temps de traverser la ville pour se rendre dans ce lieu de débauche que tout Newcastle connaissait mais dont personne ne parlait ouvertement.
Des nombreux hommes avec lesquels Jude avait forniqué, Gareth était de loin son préféré. Lorsqu'il l'avait rencontré, un an plus tôt, Jude avait découvert en lui un homme discret, maladroit et terrifié. Malgré ça, et bien que terré dans l'obscurité de la pièce comme s'il avait à tout prix voulu éviter qu'on le remarque, Gareth s'était montré curieux et entreprenant lorsque Jude avait fait le premier pas. Depuis, ils passaient régulièrement du bon temps ensemble.
— Je ne savais pas que tu serais là.
Ce soir-là, ce fut Gareth qui fit le premier pas lorsqu'il repéra son amant parmi la foule. Au milieu d'hommes tels que lui et d'hommes travestis, Jude sirotait un verre de brandit dans un coin isolé et ne laissait qu'à de rares occasions les hommes l'approcher. Il les triait généralement sur le volet, mais la compagnie de Gareth était toujours la bienvenue.
— Je suis surpris de te voir aussi. Ça faisait longtemps.
Il y avait un moment que Jude n'avait plus croisé Gareth ici. Occupé par son travail et son rang, le trentenaire avait dû laisser ses désirs de coté pendant un temps.
— J'ai eu beaucoup de travail au poste. Une enquête très importante.
— Que tu as résolue, je suppose ?
— En effet.
Un homme solaire et vêtu d'une robe bouscula maladroitement Gareth, dont le corps finit sa course contre celui de Jude. Tout aussi grands l'un que l'autre, leurs regards se rencontrèrent sans mal. Leurs bassins, qui ondulèrent un instant, s'embrasèrent. Si Jude était venu ce soir dans l'espoir de trouver une nouvelle proie, l'arrivée de Gareth avait tout remis en cause. Il n'avait pas envie de jouer ni de perdre du temps et, alors, il demanda :
— Est-ce que l'inspecteur Hewitt accepterait de passer la nuit avec moi ?
En guise de réponse, l'inspecteur l'embrassa. Il s'agissait d'un baiser chaste, car il n'aimait pas s'afficher en public, mais qui ne laissait planer aucun doute sur ses intentions concernant la suite de la soirée.
Les deux hommes prirent alors le chemin de la sortie, marchèrent côte à côte dans les ruelles de Newcastle en discutant de choses légères et futiles, tels deux bons amis, et fumèrent de temps à autres quelques cigarettes.
— Jude... je peux te faire confiance, n'est-ce pas ?
Lorsqu'ils tombèrent enfin sur le lit, dans son petit appartement miteux de West Denton, Jude esquissa un sourire et passa ses doigts sur le front de son amant. Éclairés par la lueur d'une lampe à huile, ils se regardèrent un instant alors que leurs vêtements jonchaient déjà le sol.
— Bien sûr. Personne ne saura.
Gareth était terrifié. Au poste de police, la plupart de ses collègues haïssaient les hommes tels que lui. Les « tapettes » comme ils disaient, souvent avec dégout, mimant l'acte de vomir. C'était la raison de son chapeau et de sa tête baissée, dissimulée dans le col de sa veste, lorsqu'il se rendait au bordel. Et, même s'il aurait pu batifoler avec d'autres hommes, il avait trouvé en Jude quelqu'un qui le comblait. Sexuellement parlant, seulement. Tout comme Jude, il n'était pas prêt à autre chose qu'à du sexe.
— Très bien..., souffla-t-il rassuré. Alors prends-moi.
Un sourire étira les lèvres de Jude, qu'il finit par poser sur celles pleines de son amant. Ils échangèrent un baiser tendre et langoureux, et Jude apprécia les mains timides de Gareth qui dévalèrent son dos nu. Il se glissa entre ses cuisses, glissa son érection entre ses fesses et, avant d'entamer de lents et tendres coups de reins, éteignit la lampe pour les plonger dans une obscurité uniquement brisée par la lumière de la lune.
* * *
Lorsque Jude se réveilla le lendemain, à une heure avancée de la matinée, le lit était vide et l'appartement désert. Un brock de café, préparé par Gareth avant son départ, l'attendait sur la petite table à manger.
Les rayons du soleil perçaient à travers la fenêtre de son appartement du troisième étage. Dans ses draps, qui sentaient l'eau de Cologne de son amant, Jude se sentait si bien qu'il refusa dans un premier temps de sortir du lit. Il aimait les dimanches ; car il ne travaillait pas et pouvait se permettre de ne rien faire sans culpabiliser. Il aimait traîner au lit les matins et prendre l'air les après-midi dans les parcs et les rues animées de Newcastle.
Ce fut aux alentours des onze heures du matin que Jude se décida à s'extirper des draps. Lorsqu'il posa ses pieds nus sur le plancher, il réalisa que sa nuit avait été bien différente des précédentes et apprécia de ne pas se retrouver avec une terrible gueule de bois. Rares étaient les soirs où il forniquait sobre.
Les mains refermées sur une tasse de café noir et fumant, il s'approcha de sa fenêtre. La vue que lui offrait son appartement était agréable, surtout à cette heure de la journée, alors que le soleil grimpait toujours plus haut dans le ciel et baignait son appartement de lumière. Il apprécia la chaleur des rayons du soleil sur son corps encore nu, savourant sa boisson chaude avec un demi-sourire, malgré l'air frais qui faisait voleter ses fins rideaux.
La journée qui s'écoula fut toute aussi paisible que ce moment-là. Quelques vêtements propres dans un sac et fraîchement lavé, Jude quitta son appartement sur les coups de treize heures et prit la direction de l'est. Les températures étaient fraîches, comme depuis plusieurs semaines maintenant, mais le soleil les rendaient plus supportables. De manière générale il s'agissait d'une journée agréable, et Jude en profita. Tout en marchant en direction du domaine Ascott, il salua quelques passants qu'il connaissait de vue dans le quartier et lécha les vitrines des boutiques du centre-ville. Il observa les gens, riches et moins riches, déambuler comme un seul et même peuple dans certains quartiers de la ville. Il s'arrêta un instant sur le pont, qui sautait le canal, et observa la flore qui le bordait ainsi que les quais, devant la manufacture Ascott. Il inspira l'air frais, blotti dans sa veste usée et rafistolée, et reprit son chemin.
Durant les derniers kilomètres qui le séparaient de son lieu de travail, Jude laissa ses pensées s'égarer et, presque inconsciemment, dressa le bilan des deux dernières semaines ; un travail qu'il aimait, un salaire et un logement convenable, un cadre de vie magnifique. Il n'aurait pu rêver d'une meilleure opportunité. Et puis, outre le salaire, Jude devait admettre cette motivation supplémentaire : Winston.
Même si deux semaines s'étaient écoulées, Jude ne savait pas vraiment quoi penser de lui. Comment l'aborder. Comment tenter de le comprendre. Lorsqu'ils se croisaient sur le domaine, notamment à l'écurie, et échangeaient des banalités, le jeune Ascott n'était jamais de la même humeur que le jour précédent. Tantôt joyeux, morose, agacé ou triste, Jude ne savait pas sur quel pied danser avec lui. Néanmoins leur dernier semblant de conversation, qui remontait à mercredi soir, ne cessait de lui trotter dans la tête ; car Winston lui avait menti. Jude n'était pas dupe. Et il se demandait bien pourquoi ce garçon, si beau et si incroyable, ressentait une telle peur et une telle douleur. Au fond de son coeur, le besoin de s'assurer qu'il irait bien s'immisçait petit à petit.
* * *
Jude atteignit le domaine Ascott alors que la nuit commençait à tomber. La luminosité se faisait de plus en plus faible et, lorsqu'il passa les grilles, la lune commençait à apparaître entre les branches des arbres qui longeaient l'allée principale. Essoufflé et les pieds en feu dans ses vieux souliers, Jude resserra le col de sa veste contre son cou et hâta le pas, impatient de se mettre au chaud dans sa petite maisonnette.
Il passa près de l'écurie, dans laquelle il jeta un rapide coup d'oeil afin de s'assurer que tout allait bien – c'était le cas – et décida de gagner du temps en coupant à travers l'herbe qui longeait la maison, plutôt qu'en empruntant les sentiers déjà dessinés. Il s'apprêtait à foncer en direction de l'étang lorsqu'une douce musique, qui s'échappait d'une fenêtre laissée entrouverte, parvint à ses oreilles. Guidé par l'instinct, convaincu qu'il s'agissait de lui, Jude ajusta sa trajectoire afin de s'approcher de la demeure.
Cette dernière était massive, faite de pierre, sur laquelle Jude posa les mains après avoir, discrètement, poussé un pan de la fenêtre. La pièce de la bibliothèque se matérialisa alors devant lui, dévoilant un nombre incalculable de livres, des meubles en bois massif et, surtout, un piano. Un piano auquel Winston était assis, ses doigts fins courant sur le clavier et créant de toute pièce une mélodie aussi douce que mélancolique. Aussitôt qu'il le vit, Jude cessa d'avoir froid. Son ventre, son coeur et son corps tout entier furent envahis d'une intense et douce chaleur, qui ne cessa de grandir à mesure qu'il l'observait ; ses cheveux blonds décoiffés, au naturel, ses vêtements de nuit, ses lèvres rosées, la façon dont son buste balançait sur le tabouret au rythme de la musique. À cet instant-là, alors qu'il n'y avait qu'eux, Winston lui semblait si près mais si loin à la fois.
Assis à son piano, Winston joua les dernières notes d'un morceau qu'il avait lui-même composé. Les yeux fermés, il inspira profondément lorsque le silence vint finalement l'envelopper. Et il ouvrit les yeux, qu'il laissa braqués dans le vide sur le clavier. Comme toujours lorsqu'il jouait, ensuite, il se sentait vide. Et mieux, aussi, même si la musique n'était qu'un remède éphémère ; comme l'équitation ou la littérature. Rien ne pourrait jamais le guérir de ses maux, et il le savait.
— C'était magnifique.
Le jeune Ascott sursauta et, lorsqu'il avisa Jude qui l'observait accoudé à la fenêtre, son coeur se mit à battre au rythme d'un cheval au galop. Ses joues s'empourprèrent mais, heureusement pour lui, la distance fit que Jude ne remarqua rien.
— Vous êtes magnifique, Winston.
Jamais auparavant quelqu'un lui avait dit cela. Jamais, sous le regard aussi intense de quelqu'un, Winston s'était senti si important. Alors, naïvement, il ne sut comment réagir. Devait-il parler ? Se lever ? Il n'en savait rien et, en fait, son cerveau semblait avoir cessé de fonctionner. Les mots de cet homme, déplacés mais pourtant si sincères, venaient de le bouleverser. Alors il déglutit, ouvrit la bouche pour parler, mais rien ne vint.
Soudain, Winston se sentit gêné. C'était peut-être ridicule, mais se trouver décoiffé et en pyjama devant l'employé de la famille, loin de la rigueur du quotidien, le mit mal à l'aise. C'était un moment intime auquel Jude, l'homme à tout faire, n'était censé assister ; le piano, le pyjama, jamais il n'aurait dû voir cela.
De son côté, Jude se sentait coupable. Il ressentait l'embarras de son interlocuteur et regrettait de l'avoir mis dans une position aussi délicate. Les mots avaient quitté sa bouche avant même qu'il ne réalise qu'il les avait pensés et, depuis, son coeur battait à tout rompre dans sa poitrine. Une douleur, pourtant agréable, grandissait dans son ventre à mesure qu'il gardait ses yeux bleus braqués sur le visage si parfait du jeune Ascott. Le voir ainsi, sans artifices, lui faisait un drôle d'effet.
— Je... je vais vous laisser.
Plus mature et plus habitué à la tension érotique, Jude fut le premier à revenir à la raison. Les mots s'élevèrent dans le silence d'une voix tremblotante et peu assurée, trahissant ses émotions, avant qu'il ne se penche en signe de révérence. Il finit par tourner les talons et s'éloigna dans la nuit le coeur sens dessus dessous. De son côté Winston, qui n'avait toujours pas dit mot, ne le quitta pas des yeux – et fut même tenté de lui demander de rester.
Fin du chapitre 5.
Que pensez-vous de le la relation/tension entre Winston et Jude ?
À bientôt.
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