Chapitre 13 | L'insomnie
Ce soir-là, Jude poussa la porte de son repaire à dix heures tapantes. Dehors il faisait froid, alors il accueillit la chaleur des lieux avec un sourire ainsi qu'un soupir soulagé. Une musique douce masquait les conversations des amants qui s'étaient retrouvés ce vendredi soir. C'est avec surprise, même si ce n'était pas la première fois, que Jude s'aperçut que certains d'entre eux portaient un masque.
— Toujours tes soirées pour « répondre à la demande » ?
— Oh, salut Jude.
Les joues du maître des lieux s'empourprèrent lorsqu'il s'aperçut de la présence de Jude. C'était son préféré ; le plus bel homme qu'il n'avait jamais rencontré. Mais Jude était jeune, lui bien plus vieux, alors il avait acté il y a longtemps que son fantasme en resterait un.
— Tu as tout compris, sourit le gérant. Tiens.
Comme à l'accoutumée, il servit à Jude son verre de whisky qu'il lui offrit. Un glaçon tinta contre le verre. Jude s'en saisit, avala une gorgée du liquide ombré et s'intéressa :
— Et ça fonctionne bien ?
L'homme, qui répondait au nom de William, esquissa un sourire. Il passa son regard sur la foule qui s'était amassée dans son bar clandestin, tous ces masques que les hommes arboraient, et ressentit un fort sentiment de satisfaction.
— Tu n'as pas idée !
Jude se tourna pour les regarder. Des hommes tels que lui, démasqués et assumés en ces lieux, discutaient étroitement avec d'autres. Ces derniers portaient, pour la plupart, des costumes hors de prix tels que ceux qui remplissaient les placards des Ascott.
— Leurs femmes les attendent tranquillement à la maison. Elles pensent certainement que leurs maris jouent au poker avec leurs amis. Et c'est comme ça tous les vendredis.
Jude s'apprêta à répondre mais se ravisa lorsqu'un homme, masqué, se glissa à ses côtés. Il sentait un parfum familier qui fit battre son coeur un peu plus vite mais, en avisant la chevelure rousse de l'homme, ses espoirs retombèrent à plat. Ce n'était pas Winston. Bien évidemment.
— Bonsoir. Je peux vous offrir à boire ?
Le roux lorgna sur le verre, déjà vide, que tenaient les mains larges et abîmées de Jude. Ce dernier l'agita, faisant rouler son poignet devant ses yeux, avant de porter son attention sur son interlocuteur. Ses yeux ambrés pétillaient d'une lueur d'excitation non contenue et ses joues étaient rosées. L'alcool lui avait certainement donné le courage de l'aborder.
— Avec plaisir.
Malgré son masque, à en juger par la peau quasi parfaite de son visage, celle de ses mains ainsi que son regard, Jude déduisit qu'il s'agissait d'un jeune homme. À quelques années près, peur-être avait-il son âge.
— C'est la première fois que vous venez ici ?
L'homme hocha la tête et ses joues s'empourprèrent de plus belle. Il avait jeté son dévolu sur Jude dès que ce dernier était entré ; surplombant tout le monde d'une bonne tête, il passait rarement inaperçue. De loin il l'avait trouvé séduisant, et force était de constater qu'il l'était encore plus maintenant qu'il le voyait de près. Avec sa barbe de quelques jours, ses cheveux épais et sa peau usée par le labeur en extérieur, Jude dégageait une force qui faisait tomber la plupart des hommes.
— Oui..., souffla le roux. Je ne suis pas censé être ici.
Jude esquissa un sourire lorsque la main de l'homme se glissa sur sa taille, sous sa veste, avant de finir sa course sur ses reins. Il la sentit chaude et entreprenante à travers le tissus de sa chemise. L'homme se rapprocha d'un pas, baignant un peu plus l'espace personnel de Jude d'un parfum qu'il aurait, en cet instant, aimé sentir émaner de quelqu'un d'autre.
— Marié...?
Bien sûr, Jude posa la question alors même qu'il connaissait la réponse. L'alliance à l'annulaire du roux ne laissait aucunement place au doute. En guise de réponse, ce dernier hocha la tête.
— Ce n'est pas un endroit commun, n'est-ce pas ? questionna Jude.
— Non, en effet. Mais je suppose que, si vous êtes là, c'est parce que vous avez qu'il est le seul où nous pouvons être qui nous sommes...
Il lui rappelait Winston. Ce dernier avait beau ne pas être marié, Jude savait qu'il le serait bientôt. Il y avait, dans la voix et les yeux de cet amant du soir, quelque chose qui lui rappelait son aristocrate ; cette fatalité de la vie, cette prison dorée fabriquée de toutes pièces par la famille et son rang social. Jude trouvait cela terriblement triste.
— Qu'est-ce que vous voulez ?
Jude n'avait plus envie de perdre de temps. En fait, il n'avait même plus envie de rester. Tout, ce soir, lui rappelait Winston.
La dernière fois qu'il l'avait vu remontait à quelques heures, dans l'écurie. Devant le box d'Hickstead, à la tombée de la nuit, ils s'étaient croisés alors que le brun s'assurait que tout soit en ordre avant son départ pour le week-end. Ils avaient peu discuté, Winston terré dans son silence à l'idée de devoir une fois de plus partager un dîner avec sa future femme et beaux-parents. Il s'était contenté de caresser l'en-tête de son cheval, silencieux même lorsque Jude avait passé ses bras autour de lui. Ça aurait pu être un bon moment si seulement il n'avait pas refusé son baiser et si Jude n'était pas tombé, quelques instant après à peine, sur la femme splendide promise à l'homme qu'il désirait. Depuis, ça tournait en boucle dans sa tête. Et il détestait comment certaines choses, telles un regard ou un parfum, le ramenaient systématiquement à Winston.
— Passer un bon moment. Avec vous.
— Pourquoi moi ?
— Pourquoi pas ?
Le roux haussa les épaules, un sourire timide aux lèvres. Jude sourit.
— Vous êtes séduisant.
Jude ne comprenait pas vraiment pourquoi cet homme avait jeté son dévolu sur lui. Tout comme il ne comprenait pas, lorsqu'il y réfléchissait, comment un être aussi pur que Winston Ascott avait pu le laisser poser ses mains et ses lèvres sur lui. À ses propres yeux, Jude n'était qu'un garçon comme les autres. Un domestique banal, sans le sou, aux vêtements rapiécés. Lorsqu'il croisait son reflet dans un miroir, il ne se trouvait pas particulièrement beau, ni attrayant, et se trouvait même parfois ragoutant. Or, était loin d'être conscient du charisme qu'il dégageait. Avec ses cheveux sombres, sa barbe mal rasée, sa grande taille, son corps finement musclé et ses mains larges, il dégageait quelque chose d'électrique qui pouvait faire succomber n'importe qui. Jude était le genre d'homme à la beauté dangereuse, le mauvais garçon avec lequel les hommes bien rêvaient de se perdre le temps d'une nuit, avant de finir par tomber pour sa douceur et sa tendresse.
— Venez.
L'homme ne se fit pas prier et accepta la main que Jude lui tendit. Leurs paumes brûlantes se joignirent et ils traversèrent ainsi la pièce, empruntèrent un petit escalier qui menait au sous-sol et poussèrent une porte. Un couloir, ni trop court ni trop long, se matérialisa devant le regard de Jude. Son coeur battait à tout rompre dans sa poitrine, tout comme celui dans celle du roux, et il pria silencieusement dans l'espoir que l'une des pièces soit vide. Des couples d'hommes s'embrassaient sous leurs yeux tandis que des gémissements et des râles de plaisir étaient étouffés derrière certaines portes closes. Heureusement pour lui, Jude s'engouffra dans la dernière chambre disponible et tourna le verrou derrière lui.
Son amant du soir, lorsqu'il se tourna afin de lui adresser un regard chaud, semblait soudainement à un lièvre pris dans les phares d'une automobile. Il dansait nerveusement sur ses pieds, observant la pièce d'un regard distrait. Il craquait nerveusement ses doigts contre son ventre, la gorge nouée par le lit aux draps propres qui se trônait au centre de la pièce. C'était le seul mobilier dont elle disposait - seule exception faite d'une armoire dans laquelle étaient rangés draps et taies d'oreillers que les amants, après leurs ébats, étaient tenus de changer.
— Tout va bien ?
D'humeur séductrice, mais prévenant comme il l'était toujours, Jude prit tendrement l'homme par la taille et l'attira contre lui. Il ancra son regard à celui ambré du roux, dont les joues s'empourprèrent lorsqu'il posa ses mains fines sur ses avants-bras.
— Oui..., souffla l'homme. C'est juste que...
Jude pinça les lèvres lorsque le roux se mordit les siennes. L'air angélique qu'il arborait sous son masque était extrêmement séduisait et fit, à cet instant, vriller le cerveau de Jude. Toutefois, il ne chercha pas à le brusquer et inspira profondément afin de garder son calme. Et, face au silence de son amant, il comprit.
— Tu ne l'as jamais fait avec un homme, n'est-ce pas ?
Le roux hocha la tête, les joues cramoisies. Il se sentait en feu, excité à l'idée de se donner à cet homme magnifique et à la fois terrifié de ce qui allait bien pouvoir se passer dans ce lit.
— Quel âge tu as ?
— Dix-huit...
Jude se pinça une nouvelle fois les lèvres. Il était jeune. Trop jeune.
— Alors je ne peux rien pour toi.
Résigné, Jude le lâcha et se recula d'un pas.
— Quoi ? P-pourquoi ?
— Parce que tu finirais par le regretter. Et je ne veux pas être ce type-là.
— Attends.
L'homme, dont il ignorait toujours le prénom, le rattrapa par le poignet tandis qu'il s'affairait à tourner le verrou de la porte. Lorsqu'il se retourna, Jude découvrir dans ses yeux une confiance qu'il lui avait perdue.
— Je sais ce que je veux.
— Non, tu ne sais pas.
Il se montra certainement plus virulent qu'il ne l'aurait voulu et, face à l'expression déconfite du jeune homme, Jude lui fit signe de s'asseoir sur le lit. Il prit sa main dans la sienne et confessa, en caressant son alliance :
— Je ne sais rien de ta vie, c'est vrai. Tu es marié, oui. Mais tu es encore jeune. Peut-être que tu tomberas amoureux d'un homme, un jour. Mais ça ne sera pas moi. Et je ne veux pas être celui qui t'aura pris... ça.
— Et si moi j'en ai envie ?
— Est-ce que tu en as envie pour les bonnes raisons ?
Silence. Les yeux rivés sur ses souliers, le roux craqua neveusement ses doigts. Pourquoi était-il ici, au juste ? Il ne le savait pas vraiment. Pour essayer, expérimenter, céder à ses désirs. Oui, c'était le cas. Mais avait-il envie de se donner au premier homme qu'il croisait, simplement parce qu'il le trouvait beau ?
— Non...
— Crois-moi. C'est bien mieux comme ça.
— Tu es un type bien, toi.
— J'essaie.
Jude sourit et leurs regards s'accrochèrent. Le roux murmura un merci, serrant les doigts de Jude entre les siens avant de les relâcher. Sentant son désir malgré tout, conscient que ce jeune homme avait besoin de se tester comme lui en avait eu besoin à une époque, Jude se pencha et posa toutefois ses lèvres sur les siennes. Le baiser, d'abord doux, devint plus intense. Leurs lèvres se dévorèrent lentement, puis leurs langues se joignirent, avant qu'ils ne se séparent d'un seul homme lorsqu'ils sentirent tous deux que c'en était assez. Les yeux fermés, le roux sourit avant que Jude ne dépose un baiser sur son front.
— Prends soin de toi.
Il se leva, lui adressa un regard chaleureux et quitta les lieux. Décidé à rentrer chez lui, soudainement lassé par sa soirée, Jude utilisa une porte de secours pour s'en aller. Sur le chemin qui le menait chez lui, à pieds et dans le froid de l'hiver et les mains enfoncées dans les poches de sa veste, il sentit son coeur se serrer. Son esprit divagua vers l'ouest. Il était tard alors il imaginait que les Embry avaient quitté la demeure Ascott. Qu'en était-il de Winston ? Ne pas savoir le rendait fou. Il l'imaginait dans son lit, en proie à une énième insomnie voire à une crise de larmes. Et il avait raison.
Du côté du domaine Ascott, Winston ne dormait pas. Sous ses draps, les larmes coulant silencieusement sur ses joues, il pensait à Jude et se demandait ce qu'il faisait, où il était et avec qui. Ils lui avait parlé de ce bar dans lequel il se rendait parfois et Winston l'imaginait sans mal enchaîner les verres aux côtés d'hommes bien plus mature et bien plus libres que lui. Et cette idée lui filait la nausée. À chaque fois qu'il imaginait Jude flirter avec un autre homme, quel qu'il soit, Winston sentait la bile lui remonter dans la gorge alors que la sensation d'un poignard, qu'on aurait enfoncé et retourné dans son coeur, lui donnait envie de hurler. Parce qu'il le voulait.
Ce constat en amenant un autre, Winston acta intérieurement qu'il s'agissait de la pire soirée de sa vie. Elle l'avait été dès l'instant où l'automobile des Embry s'était garée devant le porche et n'était fait que s'intensifier lorsqu'Hazel lui avait demandé à rencontrer Hickstead. Winston s'était senti plus bas que terre ; car l'écurie, ce box et ce cheval, c'était son truc à lui - et à Jude. Lorsque le souvenir de ce dernier s'était insinué dans sa mémoire, faisant battre son coeur un peu plus vite, Winston avait tenté d'enrayer la machine. Alors il l'avait embrassée, se disant qu'échanger un baiser avec elle, en ces lieux, permettrait d'exorciser le pouvoir que Jude avait sur lui.
Grossière erreur.
Terré au fond de son lit, en larmes et le coeur en miettes, Winston ne pensait qu'à lui. Et il regrettait, tout comme il adorait, ce délicieux pincement au coeur qu'il ressentait lorsqu'il se remémorait leurs baisers et prenait conscience de son envie de recommencer. Et plus la nuit avançait, plus son insomnie s'installait, plus Winston commençait à y penser : à être libre.
Hey.
Tout d'abord mille excuses pour l'attente.
Le prochain chapitre est déjà terminé, il sera en ligne très vite.
Je vous dis à bientôt, j'espère que celui-ci vous a plu.
xoxo
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