Chapitre 12 | La chevauchée
— Alors mon beau, comment ça va aujourd'hui ?
Dix jours étaient passés depuis que Jude avait quitté la chambre de Winston à une heure avancée de la nuit. Depuis, les deux hommes tentaient tant bien que mal de refouler leur attirance et leurs sentiments lorsqu'ils se retrouvaient à devoir cohabiter, notamment à l'écurie, lorsque Winston s'y arrêtait en fin de journées. Des journées qu'il passait depuis quelques temps à l'extérieur, à la manufacture Ascott ou bien dans le parc en compagnie d'Hazel. Des journées qui, peu à peu, faisaient s'éteindre la lueur dans ses yeux. Le soleil qui avait ébloui Jude lors de sa première venue au domaine ne brillait presque plus. Et ça le peinait, tout comme les conversations stériles qu'ils échangeaient dans le box d'Hickstead ou devant la maison de famille lorsqu'ils s'y croisaient.
— Ça va mieux ?
Même si les chevaux – et aucun des autres animaux sur Terre – n'étaient pas dotés de la parole, Jude était convaincu qu'ils comprenaient le langage humain. De ce fait, il parvenait sans mal à dire si, oui ou non, Hickstead se sentait bien ce jour-là. Et à la manière dont l'équidé dressa ses oreilles, remua la tête et s'agita en le voyant entrer dans son box, Jude put affirmer sans problème que tout allait bien. Par acquis de conscience, il s'accroupit dans la paille et ausculta néanmoins son sabot. La blessure survenue quelque dizaine de jours plus tôt au cours d'une balade semblait être de l'histoire ancienne.
— Tu as envie de galoper, pas vrai ?
À nouveau, Hickstead remua frénétiquement la tête. Son hennissement enthousiaste retentit dans toute l'écurie. Jude esquissa un sourire, tout en baladant ses doigts sur l'encolure de l'étalon, sur les poils doux recouverts de sa crinière alezane. Sous sa main, le brun pouvait sentir la puissance de l'animal.
— Ton meilleur-ami n'est pas là aujourd'hui, constata amèrement Jude. Si c'est moi qui te sors, t'es d'accord ?
En réalité, Hickstead se fichait pas mal du cavalier qui grimperait sur son dos ce jour-là. Tout ce qu'il voulait, après plusieurs jours de repos, c'était se défouler sur les sentiers du domaine Ascott. Peu lui importait le froid et la faible couche de neige qui recouvrait l'herbe qu'il aimait paître. Il remua donc la tête à nouveau, en guise de réponse, et le rire de Jude résonna dans le box.
— Ok, j'ai compris.
Et Jude comprit encore plus que l'étalon désirait sortir lorsque ce dernier frotta énergiquement sa tête contre son torse.
Sans hésiter une seconde de plus, ses corvées terminées alors que le jour n'allait pas tarder à laisser sa place à la nuit, Jude s'empara de la bride de l'équidé dans la sellerie et la passa à sa tête. Il prit soin de ne pas brusquer ses oreilles, glissa le mors délicatement dans sa bouche et boucla la sous-gorge et la muserolle avec soin.
— Une petite balade avant la nuit, ça te dit ?
Nouveau hennissent. Il n'en fallut pas plus à Jude pour guider Hickstead hors de son box. Devant l'écurie, c'est avec grâce et une facilité déconcertante qu'il grimpa sur le dos de l'animal, agrippé à son garrot, sans l'aide des étriers. À cru, sans selle, il se sentit connecté à l'étalon et au sol sous ses sabots lorsqu'ils se mirent en marche.
Jude ne connaissait pas vraiment le domaine Ascott. Il ne travaillait qu'aux alentours de la maison et ne s'éloignait jamais plus loin que l'étang, sur les berges duquel sa maisonnette l'accueillait en fin de journée. Ainsi, il découvrit de nombreux sentiers inconnus et fut émerveillé par la diversité de la flore qui s'y trouvait. Même si tout semblait mort à cette période de l'année, les feuilles des arbustes gelées par le froid, Jude aimait ça. Il adorait l'hiver.
— Alors, qu'est-ce qu'on fait ?
Après quelques tronçons au trot et une grande majorité de balade au pas, Jude constata qu'ils avaient emprunté un chemin qui faisait une boucle. Il se trouvait désormais de l'autre coté d'une vaste étendue d'herbe, recouverte d'une fine pellicule de neige. En léger contrebas de cette étendue, à un peu moins d'un kilomètre, il pouvait distinguer l'étang. Une ligne droite de rêve s'offrait à eux. Forcé à l'arrêt par Jude, Hickstead trépignait d'impatience ; il avait l'habitude de filer au grand-galop dans cette ligne droite lorsque Winston était sur son dos.
— Régale-toi mon beau.
Jude mit des jambes et lâcha un peu des rennes et, aussitôt, l'étalon partit au galop. C'était un moment du genre de ceux qui avaient terriblement manqué à Jude depuis qu'il avait quitté l'arrière pays pour la ville. L'équitation était sa thérapie. Dès qu'il grimpait sur le dos d'un cheval, il oubliait son passé, les difficultés de sa vie d'adulte, ses peurs et des inquiétudes. Le monde était alors réduit au silence et il n'y avait plus que lui, sa monture et la nature. Là, lancé au grand-galop dans une ligne droite parfaite, le vent filant dans ses cheveux et le froid mordant son visage, il se sentait libre. Un sourire étira ses lèvres. Les battements de son coeur s'emballèrent. Il n'aurait aimé être nulle part ailleurs que sur le dos de ce magnifique et puissant étalon. C'était le cheval le plus majestueux qu'il n'avait jamais connu.
— Jude !
Perdu dans son moment, la tête dans les nuages, il fallut à Jude plusieurs secondes avant de réaliser que, près de sa maisonnette devant laquelle il venait de passer à grande vitesse, se tenait Winston. Au même moment, la voix de son propriétaire fit tourner ses oreilles à l'étalon. Il fallut quelques mètres au binôme pour retrouver le trot, puis le pas, et enfin faire demi-tour. Le souffle court, chamboulé par l'adrénaline du moment, Jude se pencha pour tapoter l'encolure et le poitrail de l'animal tout en avançant vers Winston.
Ce dernier se sentait étrange. Il venait d'assister à quelque chose qui, à ses yeux, était incroyablement magnifique : Jude, libre, galopant sur le dos de son cheval à la nuit tombée. Il n'était pas certain de comprendre ce sentiment qui s'était insinué en lui en l'apercevant, si bon cavalier, lorsqu'il avait filé devant lui à la vitesse de l'éclair. Peu à peu, l'inquiétude qu'il avait ressentie en ne découvrant pas Hickstead dans son box à son arrivée – surtout alors que sa selle se trouvait toujours sur son trépied – commençait peu à peu à s'envoler. Toutefois, son visage demeurait encore crispé. Il s'était attendu à tout, et surtout au pire, sauf à trouver son ami aux mains de son... bref.
— Je suis désolé, s'excusa Jude. Il s'ennuyait dans son box, je me suis dit qu'il serait content de galoper un peu... je n'aurais pas dû.
Winston sourit. Jude moins. Il craignait des représailles ; car Henry Ascott ne l'avait pas embauché pour se balader sur le dos du cheval hors de prix de son fils. Cela dit, il ne regrettait en rien son acte.
— Tu as bien fait.
Winston parla d'une voix douce et réduisit la distance qui le séparait de son cheval. Il agrippa les rennes, tourna doucement la tête de son cheval vers lui et gratifia son encolure de caresses.
— C'était bien avec Jude ?
Winston savait qu'il n'obtiendrait aucune réponse mais il savait aussi, à en juger par le regard et les oreilles de l'étalon, que la réponde était positive. Un sourire étira ses lèvres et cette connexion qu'il ressentit avec son meilleur-ami lui permit d'occulter la journée affreuse qu'il venait de passer.
Sur le dos d'Hickstead, Jude les regardait faire. Front contre en-tête, l'aristocrate et l'équidé semblaient communiquer. Si bien qu'il se sentit de trop. Alors, conscient que Winston en avait besoin, il proposa tout bas :
— Tu veux le ramener à l'écurie ? J'ai fini ma journée, je peux rester ici.
Winston releva la tête et la hocha négativement. Deux raisons le poussèrent à refuser. La première, car il ne savait pas monter à cru. La seconde, car il ne voulait pas être seul et que passer quelques minutes en compagnie de Jude le comblait déjà de bonheur.
— Je... je ne sais pas monter comme ça. Je n'ai jamais appris.
Le coeur de Jude s'emballa lorsque ses yeux accrochèrent ceux, si beaux, de Winston. Et s'il n'était pas sûr que ce soit une bonne idée, surtout en avisant les vêtements du blond, il lui tendit malgré tout la main. Winston, quant à lui, cessa un bref instant de respirer. Prendre cette main et grimper sur le dos de son cheval, avec Jude ? Il avait passé une sale journée. Se sentait au fond d'un trou duquel il ne pourrait jamais remonter. Dans cet enfer qu'était sa vie, Jude était la seule personne à lui tendre la main. Alors il la saisit et, usant du pied de Jude comme étrier, grimpa sur le dos d'Hickstead. Son bassin trouva aussitôt celui de Jude, autour duquel il passa ses bras.
— Tu es prêt... ? s'assura le brun.
— Oui. Tu peux y aller.
Ils prirent ensemble la route de la maison. Aucun d'eux de ne parla, trop chamboulés par la présence de l'autre. Sous leurs jambes, Hickstead ressentait une certaine tension qu'il n'était pas certain de comprendre. Surtout lorsque Winston s'entendit murmurer :
— On peut faire de le tour de l'étang ?
Jude n'hésita pas un seul instant. S'il avait égoïstement envie de passer plus de temps contre Winston, c'était surtout pour ce dernier qu'il le faisait ; car il savait qu'il en avait besoin. Alors, après quelques mètres, il osa lui demander :
— Mauvaise journée ?
Winston ferma les yeux. La joue posée contre la veste rugueuse de Jude, il respirait l'odeur de son parfum tel un drogué. Le sentir ainsi, si proche de lui, fit battre son coeur un peu plus vite. En confiance, il s'entendit déballer :
— Pire que mauvaise. J'ai passé mon temps à faire des courbettes aux employés de mon père, qui seront bientôt les miens, à vérifier la tenue des comptes et à écouter un homme m'expliquer comment gérer une usine. J'ai eu droit à un cours sur les armes et leur utilité ; on m'a même forcé à tirer avec l'une d'entre-elles. Puis j'ai dû saluer Hazel ; je ressens encore sa bouche sur la mienne. Et ça me dégoute.
Jude tira sur les rennes et stoppa Hickstead. Ils venaient de faire la moitié du tour de l'étang lorsqu'il l'entendit renifler. Sans tourner la tête, il lui dit simplement :
— Je suis désolé, Winston.
Il l'était sincèrement. D'après lui, nul ne méritait de ne pas avoir le choix de sa propre vie.
— Ne le sois pas. Ce n'est pas de ta faute.
— Je sais, admit le brun. Mais j'aimerais... être capable de te rendre heureux ?
Aucun d'eux ne remarqua qu'ils se tutoyaient ; c'était devenu si naturel entre eux.
— Tu me rends heureux, Jude. La preuve maintenant.
Winston était sincère. Même si leur relation semblait tendue depuis ce baiser et son explication, le blond aimait les moments qu'il passait avec Jude. S'ils étaient loin de ceux qu'il vivait dans ses rêves, ils était toutefois suffisants pour lui permettre de s'évader un peu. Qu'ils discutent ou s'occupent d'Hickstead en silence dans son box en fin de journée, il adorait les moments qu'ils partageaient.
— Tu sais très bien que ce n'est pas ce que je voulais dire.
Jude tourna la tête. Son coeur, qui battait à tout rompre dans sa cage thoracique, lui fit encore plus mal lorsque son regard accrocha celui de Winston. Il se noya dans ses iris noisette et dorés et sentit une douce chaleur irradier dans son ventre lorsque le parfum de son eau de cologne vint titiller ses narines.
— Je sais...
Le souffle de Winston s'écrasa sur son visage. Son haleine sentait l'alcool, témoignant du verre de whisky qu'il avait pris dans un pub, après avoir pris congés d'Hazel, dans l'espoir d'y noyer ses peines et ses frustrations. Cela n'avait toutefois eu aucun des effets escomptés.
— Jude...
N'y tenant plus, cédant à ses envies, Jude posa ses lèvres sur celles de Winston. Comme la première fois elles étaient chaudes et tendres, bien qu'un peu gercées par le froid. Son coeur explosa. Tout comme celui de Winston qui, séduit, choisit de ne pas lutter contre ses désirs et lui rendit son baiser. Tandis que ses lèvres cherchaient celles de Jude et qu'il laissait à sa langue experte l'accès à sa bouche, le jeune aristocrate pouvait entendre son coeur tambouriner à ses tempes. Ce baiser était si bon, si doux, qui lui donna presque envie de pleurer. C'est lorsqu'Hickstead s'agita un peu, curieux de cette tension nouvelle qu'il ressentait soudain, qu'ils furent forcés de se séparer.
— Pardon...
Jude s'excusa, Winston lui sourit. Leurs visages à quelques centimètres l'un de l'autre ils se contemplèrent un moment, le coeur au bord des lèvres, heureux d'être avec l'autre.
— On peut galoper ?
Cette fois, ce fut au tour de Jude de sourire. Il déposa un baiser sur le nez de Winston, qui fit battre le coeur de ce dernier un peu plus vite, et lui conseilla de s'accrocher. Le blond raffermit la prise de ses bras autour de sa taille et lorsque Jude sentit qu'il était fermement agrippé à lui, Hickstead partit au galop. Le vent glissa dans leurs cheveux, sur leurs visages et leurs vêtements. L'odeur qu'ils laissèrent derrière eux était un mélange de l'eau de cologne de Winston et de celle plus musquée, et mêlée de tabac, de Jude. C'était une odeur représentative de ce qu'ils étaient ensemble ; un contraste grisant entre le calme et la tempête, l'aristocrate et l'indigent. Ce parfum nouveau flottait encore autour d'eux lorsque Jude stoppa l'étalon à l'entrée du sentier qui menait à la demeure Ascott.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Winston se sentit vide et seul lorsque Jude glissa afin de poser pied à terre. Il lui tendit les rennes afin que le blond prenne le relais. Naturellement, Winston s'avança sur le dos de son cheval afin de s'installer confortablement. Il ne se sentait pas à l'aise sans selle, mais chevaucher avec Jude lui avait permis de constater que ce n'était pas si difficile.
— Ramène-le, sourit Jude. Je vais rentrer.
La main du brun était posée sur le pied de Winston. Une moue attristée étira les lèvres délicates de ce dernier lorsqu'il comprit pourquoi Jude le laissait ; pour ne pas risquer que quelqu'un les voie ensemble. Pour ne pas faire de vagues. Pour lui.
— Merci.
Jude prit congés après avoir déposé un baiser sur le genou de Winston. Il rebroussa chemin de quelques mètres avant de s'arrêter et de braquer son regard sur le cavalier. Avec ses vêtements de ville et son assiette parfaite, Winston était incroyablement beau sur le dos de son cheval.
Il ressemblait à un mirage, à un homme parfait qu'il ne pourrait jamais atteindre ; et il l'était certainement.
Hey vous.
C'est la fin de ce chapitre 12. Il vous a plu ?
Je vous dis à bientôt pour la suite.
xoxo
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