Chapitre 10 | L'ignorance

La nuit avait obscurci le ciel depuis plusieurs heures et la neige tombait désormais à gros flocons sur le domaine Ascott. Derrière de gros nuages, Winston distinguait à peine la lueur de la lune lorsqu'il tournait son regard tourmenté vers la fenêtre, conscient que Jude ne serait certainement pas dessous à l'écouter en ce samedi soir.

Ses doigts courraient sur le clavier avec habileté, mais ripant parfois sur les touches laissées humides par les larmes qui y avaient coulé. Depuis près d'une heure, Winston faisait vivre la bibliothèque que la demeure des morceaux sombres et mélancoliques des meilleurs compositeurs ayant existé. Si elles étaient tristes à en mourir et lui faisaient monter les larmes, ces musiques étaient un moyen pour lui d'extérioriser ses ressentis. Elles étaient sa thérapie à lui.

Depuis qu'Hickstead boitait, conséquence d'un cailloux saillant ayant blessé son sabot, Winston s'interdisait d'aller prendre l'air avec son fidèle compagnon. Il attendait qu'il soit guéri, ne souhaitant pas le blesser davantage, pour grimper sur son dos et sentir le vent glisser dans ses cheveux tandis qu'ils fileraient au grand galop sur le sentiers. Alors, pour se calmer, le blond s'enfermait dans la musique. Lorsqu'il n'était pas à l'usine, prêt à prendre la relève de son père, ou auprès d'Hazel, il s'enfermait dans la bibliothèque et laissait ses pensées s'égarer en musique. Même lire ne l'apaisait plus, frustré de lire des romances qu'il n'aurait jamais l'occasion de vivre. Parce qu'il était homosexuel.

Ce mot tournait en boucle dans sa tête, telle une évidence, depuis que ses lèvres avaient goûté à celles de Jude. Ce secret, tant refoulé, il ne pouvait désormais plus le nier. Et cela le terrifiait. Surtout lorsque, de temps à autres, il laissait ses yeux se poser sur le journal qui reposait sur le couvercle de son piano. L'actualité n'en faisait pas la Une mais, quelque part dans l'un des encarts, était relaté un fait divers qui lui faisait froid dans le dos : un homme retrouvé mort, passé à tabac dans une ruelle, d'après la police en raison de son orientation et activité sexuelle. Pour Winston, cet assassinat sonnait comme une piqûre de rappel du monde dans lequel il vivait. Un monde où aimer un autre homme était mal vu, interdit, et considéré comme un crime. Il ne pourrait jamais lutter contre cette réalité.

Ce fut à une heure avancée de la nuit, fatigué et tourmenté, que Winston délaissa son instrument. Il referma le couvercle qui protégeait le clavier et rangea son tabouret. Dans le silence la pièce, il regarda autour de lui avec une drôle de sensation au coeur. Il avait cessé de pleurer depuis un moment mais les larmes demeuraient sèches sur des joues, comme des vestiges des émotions qui l'avaient traversé. Des émotions qui le poussèrent, comme par acquis de conscience, à se diriger vers la fenêtre pour l'ouvrir.

Ce ne fut que le vide l'accueillit lorsqu'il regarda à l'extérieur. Jude n'était pas là, et les battements de son coeur rempli d'espoir recouvrèrent une allure normale à mesure qu'il monta les marches de l'escalier menant à sa chambre. Lorsqu'il se glissa sous ses draps, le souvenir des lèvres de Jude sur les siennes revint le hanter. Quatre jours étaient passés, durant lesquels Winston avait passé son temps à fantasmer et à ignorer Jude.

Et il se demanda, avant de s'endormir, à quoi pouvait bien penser le brun en cette soirée froide d'hiver.


*    *    *


— William, qu'est-ce qui se passe ce soir ?

Jude était arrivé au bar en milieu de soirée et avait été surpris de constater que la plupart des hommes présents portaient des masques de bal. Au milieu de cette foule, Jude ne pouvait distinguer que leurs bouches, leurs yeux et leurs cheveux. Et c'était bien la première fois.

Habituellement, tout comme lui ce soir-là, les hommes suffisamment courageux pour entrer dans ces lieux l'étaient tout autant pour ne pas se cacher. Alors pourquoi, ce samedi, les choses semblaient avoir changé ? William, le propriétaire de cet endroit select et secret, se pencha au-dessus de son comptoir, remplit le verre de Jude d'une rasade de whisky et expliqua :

— Nous répondons à la demande.

— Quelle demande ? demanda Jude en levant un sourcil.

La musique dans les lieux était douce. Un musicien jouait du jazz, installé à un piano sur une petite estrade. Les sons émanant de l'instrument donnaient une ambiance légère mais à la fois feutrée aux lieux. Des hommes flirtaient, accoudés au comptoir ou bien installés aux rares tables disposées dans la pièce, tandis que d'autres dansaient lascivement au rythme de la musique en se susurrant des mots qu'eux seuls pouvaient entendre.

— De plus en plus d'hommes de renommée souhaitent profiter de nos petites soirées, mais ne peuvent se permettre d'être reconnus.

Jude pensa à son amant, Gareth, chef de la police. Cet homme qui prenait souvent le risque, malgré ses fonctions, de dévoiler son visage à ces hommes en quêtes de relations éphémères et physiques. Si personne ici n'était là pour nuire à autrui, Jude savait que nul n'était à l'abri d'une dénonciation anonyme ; et encore moins un policier en poste. Très vite, ses pensées s'égarèrent vers Winston et Jude s'imagina passer une soirée ici, dansant et flirtant ouvertement avec lui, sans crainte d'être découvert.

— Quel genre de types ?, s'intéressa-t-il.

— Politiques. Banquiers. Aristocrates. Ils sont plus nombreux qu'on le croit, à ne pas être comblés par leurs charmantes épouses.

William ricana en remplissant le verre d'un homme installé près de Jude. Ce dernier, quant à lui, se terra dans le silence et contempla la boisson ambrée que contenait son verre. Des souvenirs lui vinrent à l'esprit et le visage d'Oliver se matérialisa devant ses yeux. Un frisson lui parcourut la nuque, mêlant la tristesse à l'effroi.

Oliver, l'un de ses anciens amants, avait fait partie de cette catégorie d'homme. Ceux condamnés à refouler qui ils étaient, à prétendre un amour sincère avec une femme qu'ils n'aimaient pas. Si Jude était parvenu à lui offrir quelques instants de liberté et de bonheur, l'histoire s'était mal terminée. Jude y pensait souvent, des miettes de son coeur éparpillées à l'endroit où le corps sans vie d'Oliver avait été retrouvé. Il se dit, ce soir-là accoudé au bar, qu'Ollie serait peut-être encore vivant s'il avait eu la chance de connaître un endroit pareil. Peut-être aurait-il trouvé un certain réconfort, en constatant qu'il n'était pas le seul homme à être « atteint », comme il le disait, et qu'il ne se serait pas tiré une balle dans la tête. Mais c'était le cas. Et rien ne pourrait jamais changer ça.

— Il y en a un qui ne te quitte pas des yeux.

Jude reporta son attention sur William. Le barman, un sourire aux lèvres, lui indiqua d'un signe de menton l'homme qui se trouvait derrière lui. Lorsqu'il se retourna, Jude ne tarda pas à le remarquer. Malgré le masque noir et doré qu'il portait, ses cheveux étaient blonds et il n'était pas très grand. Son coeur s'emballa un instant ; car il ressemblait à Winston. Toutefois, l'espoir s'envola bien vite lorsque Jude réalisa qu'il ne s'agissait pas de lui. Jamais le jeune Ascott n'aurait mis les pieds ici.

— Bonsoir.

La curiosité l'emporta cependant et, après avoir réduit la distance qui les séparait, Jude se planta devant l'homme. Ce dernier leva ses yeux, aussi bleus que les siens, à des lieues des iris noisette et dorées de Winston. Sa bouche aussi était différente, dotée de lèvres plus fines, et la ligne de sa mâchoire était moins marquée. Cet homme, sans ce masque, devait être charmant ; mais pas aussi splendide que celui qui hantait les pensées de Jude. Il n'arrivait pas à se le sortir de la tête. Surtout depuis qu'ils s'étaient embrassés et que, depuis, le silence régnait entre eux.

— B-bonsoir.

Le masque ne permettait pas de dissimuler l'inexpérience du garçon qui se tenait sous les yeux de Jude. Ce dernier comprit bien vite, en voyant à quel point il semblait mal à l'aise, qu'il découvrait tout cet univers.

— C'est votre première fois ici, n'est-ce pas ?

— Oui, avoua l'homme.

— Je peux vous offrir un verre ?

L'homme acquiesça d'un hochement de tête. Galant, Jude passa un bras autour de sa taille et l'attira vers le bar. Quelques secondes plus tard à peine, comme par automatisme, deux verres de whisky furent déposés devant eux. Le parfum du blond était agréable, et Jude le huma un instant avant de reporter son attention sur ses yeux bleus.

— Vous n'êtes pas masqué...?, hésita l'homme.

— Non. Je viens ici depuis longtemps, je n'ai pas envie de me cacher.

Ce n'était pas totalement faux, même s'il s'était présenté sans masque ce soir-là tout simplement car il ignorait cette nouvelle manière de fonctionner. L'idée de dissimuler son visage lui posait un problème ; il avait toujours assumé d'être qui il était et ne souhaitait pas commencer à se protéger d'autrui. Dans ces lieux, la malveillance n'avait pas sa place ; même s'il comprenait que certains préféraient l'anonymat.

— Vous... vous allez finir la soirée avec moi ?

Jude esquissa un sourire face à la question de son interlocuteur. Ce dernier semblait à la fois gêné, maladroit et impatient. Comme si ses désirs et ses envies avaient pris le pas sur ses pires craintes. Alors, d'humeur joueuse et séductrice, Jude se pencha et murmura quelques mots à l'oreille de l'homme qui se mit à rougir.

Oui, Jude voulait finir la soirée avec lui. Il voulait forniquer, vite et fort. Et il espérait que, le temps d'une étreinte, le souvenir de Winston quitterait enfin son esprit. 

Fin du chapitre 10 ! 
J'avoue il était court mais il faut le voir comme un chapitre de "transition". Le prochain sera bien plus long. 
Je tiens à m'excuser pour l'attente. Je me suis laissée emporter par un autre projet, j'avais un peu le syndrome de la page blanche sur celui-ci.
Je vais faire en sorte de poster bien plus régulièrement maintenant. 
À très vite pour la suite, xoxo

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