viii- effondrement

(pour un devoir de français)


Patrice Pic était un vieil homme solitaire, pas tant par choix que parce qu'on lui avait continuellement pris ce qu'il possédait. La mort avait emporté sa femme une dizaine d'années auparavant ; la ville, Paradis aux mille promesses, avait ravi ses enfants ; le travail, valeur fondamentale de son existence, ne lui avait jamais vraiment permis de lier des amitiés : il n'avait pas eu le temps pour cela.

Et même ce travail, le centre de sa vie entière, qui la rythmait et lui donnait un sens ; même cela, on le lui avait pris. Lorsqu'un beau jour, à l'aube du deuxième millénaire, la France avait décidé que les hommes qui avaient loyalement dévoué leur vie à la nourrir après guerre n'avaient aucune morale ; et qu'alors elle s'était tournée, pleine d'ingratitude, vers des concurrents étrangers ; ce jour-là, la barque qu'il menait bravement avait coulé.


D'aucuns pensent que le milieu définit l'individu ; Patrice Pic, qui n'avait jamais quitté sa Moselle natale et vivait près des falaises et des cheminées des fées, avait fini par devenir comme ces dernières : une figure émaciée dont on ne savait trop comment elle tenait encore debout, un pic de roche que les assauts du temps avaient profondément marqué.


Un après-midi de novembre, il fut tiré du lit par des coups sourds frappés à sa porte. Il traîna sa carcasse douloureuse jusqu'à l'entrée en maugréant, plus irrité encore lorsqu'il ouvrit à deux officiers de police, mains sur les hanches et le regard plus froid que le vent qui s'engouffrait dans le hall.


« C'est à quel propos ? cracha-t-il.

- Patrice Pic ? demanda l'homme sans se démonter, ce à quoi le vieux roc se contenta de hocher la tête. Nous venons ici suite au signalement d'un randonneur. »


Patrice fronça les sourcils. La femme brandit sous son nez des clichés de ce qu'il reconnaissait être la maison de ses parents ; sa santé ne lui permettant plus que de courts trajets en voiture, il avait cessé de se rendre à la fermette perchée quelque part à quelques dizaines de kilomètres plus à l'est des années plus tôt. Il en ressentait une légère culpabilité, pleinement conscient que l'endroit tombait en ruines, mais s'était fait une raison.


« Cet endroit vous appartient, n'est-ce pas ?

- En effet, mais je n'y ai pas mis les pieds depuis longtemps. Pourquoi cette question ?

- La porte de la grange était condamnée, affirma la femme en s'appuyant sur une autre photographie. Quelqu'un a enfoncé la barre de fer au point qu'elle ne pouvait plus coulisser.

- Nous avons forcé l'entrée, poursuivit l'homme, et découvert des accessoires... eh bien, intéressants. Une cagoule et un pistolet dont le modèle correspond à celui utilisé pour un vol à main armée dans une bijouterie à Amnéville il y a environ deux ans. »


Si le vieux paysan s'était d'abord trouvé agacé, il s'était désormais radouci ; un mélange d'incompréhension et d'inquiétude serrait sa gorge. Il voulut se justifier :


« Je vous le répète, je ne me suis pas rendu sur place depuis des années. N'importe qui a pu se servir de l'endroit. Je n'ai rien à voir avec cette histoire. Et puis, comment un vieux débris comme moi pourrait braquer une bijouterie ? »


Les deux officiers se regardèrent un court instant.


« J'entends bien, monsieur Pic. Toutefois... »


Nouvelle photographie, de la vieille fourgonnette de Patrice cette fois. Qui n'était guère plus qu'une épave au milieu des bois. Son cœur fatigué rata un battement.


« Ceci vous appartient également, d'après ce que nos recherches sur la plaque ont donné. Vous avez donc vraisemblablement un lien avec cette affaire, que nous cherchons à comprendre. »


La confusion faisait bourdonner les oreilles de Patrice, l'édifice de roche était sur le point de s'effondrer. Il tituba jusqu'à la petite salle à manger de sa demeure, où le suivirent les policiers.


« Monsieur Pic .. ? »


Celui-ci les invita à s'asseoir en face de lui et passa une main tremblante sur son front. La marge de sa vision était plus sombre que d'habitude.


« J'ai donné cette fourgonnette à ma fille aînée, Carine, il y a deux ans et demi. Elle était venue me trouver un jour, j'étais tellement content, mes enfants ne passent jamais me voir, sauf pour Noël ou mon anniversaire, quand j'ai de la chance. À la fin de la journée, elle m'a demandé une grosse somme d'argent, elle disait qu'elle avait besoin d'une nouvelle voiture, que la sienne tombait tout le temps en panne. Ça m'a mis hors de moi, elle ne m'avait rendu visite que par intérêt, je l'ai chassée sans rien lui donner. Et puis je m'en suis voulu, c'est ma fille tout de même, alors je l'ai appelée et je lui ai donné la fourgonnette. »


Il y eut un moment de silence, durant lequel chacun était perdu dans ses pensées. Puis l'officier s'éclaircit la gorge.


« Monsieur Pic... Si nous vous croyons sur parole, il y a de fortes chances que votre fille Carine soit à l'origine du vol à Amnéville. Nous allons mener une enquête et vous tenir informé. Merci de votre collaboration. »


Il n'avait pas choisi ses mots très précautionneusement ; c'était un homme d'actions, efficace, et qui aimait à aller droit au but. Mais chaque syllabe était pour Patrice une profonde entaille dans le granit qui le composait ; et par une fissure particulièrement douloureuse remonta une larme unique, qui roula sur sa joue ridée.

Puis il se sentit tomber, et dans cette chute il se laissa submerger par toute sa rancœur envers la France, envers la ville, envers toutes ces choses qui lui avaient tout volé. Envers Carine, une voleuse elle aussi, peut-être pire que tous les autres.


Enfin l'impact ; et à cet instant précis l'explosion de la chape noire en périphérie de sa vision, qui envahit son monde ; qui devint un voile opaque et d'une telle lourdeur qu'il se sentit aspiré par la terre, et d'une telle épaisseur qu'il n'entendit pas le cri d'effroi de l'officière.



septembre 2016

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