II Le Départ II


Je pris ma décision un matin, lorsque la lumière du soleil était légèrement tamisée et qu'elle laissait seulement une empreinte bronze sur la plaine encore neutre. Je décidai seulement que je devais partir, que je le voulais ardemment, comme tant d'autres avant moi. Simplement, cette fois-ci, j'en étais convaincue et tout mon être était soumis à cette nouvelle résolution.

Deux mois plus tôt, je posai un pied sur cette terre ébréchée, à l'herbe courte mais verdoyante. Deux mois plus tôt, je descendais de mon véhicule, les jambes flageolantes, résistant à l'envie de saisir la main de Tobias, dont l'étreinte me fournirait un délicieux réconfort.

A vrai dire, je n'étais pas censée être là. Les femmes n'étaient pas acceptées sur les champs de bataille, à part quelques infirmières réputées. Néanmoins, depuis un certain temps, l'armée avait pris conscience que faire autant de manières pour sélectionner telle ou telle infirmière leur porterait préjudice. Le front manquait de médecins.

Toutefois, je n'avais suivi aucune formation pour être infirmière et, de manière plus directe, je ne connaissait rien à la médecine. Alors, je n'avais aucune chance d'être appelée au front, ou sur un quelconque champ de bataille et à l'époque, je m'en satisfaisais grandement.

Mais je rencontrai Tobias, de qui je tombai éperdument amoureuse. Il fut, comme bon nombre de nos voisins, enrôlé pour participer à la guerre. Il aurait peut-être pu refuser, bien que cela aurait été relativement compliqué, mais son honneur ne lui avait pas permis. Alors, depuis deux mois, me raccrochant au destin de mon époux, j'ai laissé le nom de Nell auprès de ma mère, pour prendre celui de Hugo. Je m'étais raccrochée à l'idée que si je partais avec Tobias, il vivrait sans doute plus longtemps et savoir que je pourrais l'aider me rassurait, bien que je ne vis pas toujours par quel moyen je m'y emploierai.


Il n'avait pas totalement approuvé le fait que je l'accompagne, mais je l'avais fait, malgré lui. J'étais restée persuadée, et je l'étais encore aujourd'hui, que si j'étais incapable de savoir ce qu'il devenait, si j'étais contrainte à attendre patiemment qu'une de ses lettres me parvienne, en craignant chaque minute que celle-ci ou celle-là fut la dernière, je mourrais d'inquiétude avant même que lui n'eut l'occasion de le faire par bravoure.


Ce matin-là, donc, je me dirigeai vers sa tente. Je traversai la plaine encore humide par la rosée du matin, jetant des regards de-ci et de-là, pour vérifier que je n'attirais aucune attention. Un vent chargé d'effluves florales balayait le champ, faisant frémir les toiles rigides de nos tentes. Enfin, j'arrivai devant la sienne, qui se situait à deux pas de la lisière d'une épaisse forêt. En d'autres circonstances, cet endroit aurait fait un agréable lieu d'habitation.


J'ouvris d'un geste la fermeture de l'entrée de la tente. Avant d'adresser le moindre regard à Tobias, je m'efforçai, malgré moi, d'inspecter mes alentours, mais aussi l'intérieur de son habitation, pour m'assurer qu'il en était le seul occupant. Il était assis sur son matelas, qui avec le temps était devenu plus marron qu'il n'avait pu être blanc. Ma visite improviste ne lui provoqua pas le moindre tressaillement ou traître mouvement de surprise. Un trait barrait son front, signe d'un mélange de nervosité et de sévérité qui était devenu habituel chez lui. Une cigarette était coincée entre ses lèvres mais, dés que son regard croisa le mien, il la retira de sa bouche et l'écrasa entre ses doigts. Ce geste me procura un frisson désagréable. J'imaginai la brûlure, quoique maigre, qu'il avait dû ressentir. Il perçut mes sentiments et, avec sourire amusé, tendit un bras vers moi.


Ravie, je saisis sa main et il me guida jusqu'à son torse. Je me blottis contre lui et il cala sa tête sur mon épaule. C'était dans ces moments qu'il me plaisait de rêver à notre avenir, quand la guerre serait finie. Je rêvais de vivre un peu plus loin de mon village natal, dans un petit chalet, au bord d'une rivière. J'imaginais nos enfants, au visage rond et aux joues rebondies, aux yeux aussi pétillants que les miens et aussi profonds que ceux de leur père. Et puis, je visionnais le déroulement rêveur que prendraient nos journées, je m'interdirais toutes obligations mais je m'efforcerais aussi d'inculper des valeurs et de la culture à nos enfants. Mais avant tout cela, je m'accorderais un moment seule avec Tobias, peut-être même une année, de rêves et de calme. Je ne rêvais pas de voyages ; nos richesses ne nous le permettraient pas. Je ne désirais que la simplicité, une simplicité au goût tendre de liberté. Mais à ce moment précis, je ne pensais pas à tout cela.


Je sentais mon cœur bondir dans ma poitrine. Je savais que si quelqu'un nous voyait ici, ça pourrait mal tourner. A contre cœur, je me décollai lentement de lui et je le fixai droit dans les yeux.

Il avait les yeux marron, comme moi, mais un peu plus foncés. Ils étaient parsemés de petites tâches dorées, ce qui rendait son regard encore plus attrayant. Je pressai mes lèvres gelées sur les siennes, chaudes et charnues. Nous restâmes un moment comme cela, puis je me retirai.


-Tobias, il faut qu'on parte.

Ma voix, rouillée et pâteuse, ne résonna pas comme je l'aurais souhaité. J'avais opté pour une voix délicate et convaincante. Maintenant, il haussa un sourcil désapprobateur.

-Tu sais ce qui arrive aux déserteurs ?

Sa voix était rauque et sèche, pourtant son regard restait calme et bienveillant. Je sentis une haine s'animer au creux de mon ventre.


Comment pouvait-il me rappeler cela ? Tout le monde le savait, plus que tout autre chose. La mort, l'humiliation et le déshonneur, voilà les mots qui résumaient la sensation que pouvait procurer une fusillade en public. Je détournai le regard. Je n'avais pas peur de mourir. Du moins, pas plus que j'avais peur de tuer. L'angoisse me réveillait tard dans la nuit ; arriverais-je à tuer pour ma patrie ? Ou est-ce que je ressentirais toute l'immensité de la conséquence de mon acte, sur la vie de l'entourage de cette personne ? Si j'y étais contrainte, j'étais persuadée de pouvoir tuer. Mais je ne voulais pas en arriver là. J'avais la sensation qu'après cela, je me dégoûterais. Je ne voulais pas le vivre.


Mais je me doutais aussi que ce n'était pas l'idée de mourir qui tourmentait Tobias. C'était l'idée de partir, d'abandonner son pays. Il se sentirait traître, plus encore que ce qu'on pourrait lui faire croire. Je savais qu'il aurait peur de perdre la guerre sans y participer, de manière atrocement impuissante. Et, malgré lui, je savais que l'amertume le dévorerait si la guerre était remportée sans qu'il ait aidé à le faire. Il voulait faire ses preuves, défendre ce qu'il croyait juste. Sa conviction était qu'il pouvait aider. Sa conviction était qu'il se battait pour une cause juste. La mienne était que, tuer, quelques soient les raisons, était un acte impardonnable. Je m'en voulais parfois d'être aussi ferme, mais je voulais survivre. Et plus que tout, je voulais voir Tobias prospérer à mes côtés.


-Tobias. J'ai vu des gens mourir, j'ai vu des familles pleurer de désespoir. Je ne sais pas ce que je ressentirais si tu meurs, je ne sais pas où je pourrais bien aller. Je préfère mourir que de subir ça. Je préfère mourir plutôt que d'infliger cette douleur à qui que ce soit. Et je me fiche que tout cela soit lâche, traître ou égoïste. Sûrement que c'est horrible à entendre mais... c'est vrai. Je pense tout ce que j'ai dit. J'ai la sensation que tuer c'est la pire chose que l'on puisse faire.


Mes sanglots firent trembler ma voix et enserrèrent ma gorge. Je ne l'avais pas quitté des yeux et j'avais vu une succession d'émotions défiler sur son visage habituellement si neutre. Finalement, il répondit d'une voix frustrée et pataude ;

-On part quand ?

Malgré la répulsion que son acceptation semblait lui provoquer, je ne pus m'empêcher de sourire. Je l'avais convaincu. Pourtant, je savais au fond de moi qu'il me faudrait le convaincre plusieurs fois ces prochains jours qu'il avait fait le bon choix. Pour le moment, toutefois, je n'y pensais même pas.

Nous discutâmes très peu de temps avant de décider de partir dans l'après-midi. C'était une décision qui nous semblait tout à fait logique et raisonnable. Tobias partait au front dans deux jours, partir la vieille nous semblait trop prévisible. Ensuite, quelques préparatifs s'imposaient. Programmer le départ pour ce matin même aurait été trop imprudent.


Dés que cette question fut réglée, je dus avertir Tobias que nous ne partirions pas tout à fait seuls. Je comptais fermement déserter en compagnie d'Océane, une autre fille du campement. Océane avait fait des études en médecine et elle était parvenue à s'enrôler en temps qu'infirmière, quand son époux avait été, à l'identique de Tobias, convoqué au front. Huit mois auparavant, ils étaient donc arrivés ici même. Son mari avait participé à plusieurs combats mais, au bout de six mois en tant que soldat, il avait été tué. Sa mort avait eu lieu quelques jours avant son retour au front. Océane avait été ravagée par cette odieuse malchance et avait désiré se retirer de l'armée. Hélas, à cause du manque conséquent d'infirmières, cette faveur lui avait été refusée.


Suite à cette nouvelle injustice, Océane s'était renfermée. Nourrissant une haine fugace vis à vis de l'armée, elle s'était jurée de partir au plus tôt. Malgré cela, elle avait toujours mis un point d'honneur à être efficace dans son travail, parce que les soldats n'étaient responsables en rien de ce qui lui était arrivé et que ce serait du gâchis de se venger de cette manière.


Quand nous étions arrivés au camp, Océane était l'infirmière responsable de la rédaction des carnets de santé. Bien évidemment, elle n'avait pas perdu de temps pour découvrir ma véritable nature féminine. Heureusement, elle avait compris très rapidement la raison de mon comportement. Depuis, j'essayai régulièrement de lavoir et le secret qu'elle m'avait juré de garder nous rapprocha rapidement.


Océane était petite femme, à la peau sèche et tendue sur ses os. Elle avait de longs cheveux bruns, souvent rassemblés en une grande tresse qui lui descendait jusqu'au milieu du dos. Elle avait les yeux bruns, souvent colériques, qui contrastaient grandement avec la finesse de ses traits. La tristesse avait marqué son visage, de petites rides se dessinaient au coin de ses yeux et ses pommettes semblaient constamment rougies. Sa rigueur et son efficacité la rendaient très respectée dans le campement.


Après avoir convaincu Tobias de sa nécessité, j'allai trouver Océane, qui s'avéra être plus facile à convaincre. Par je ne sais quel moyen, elle parvint à gagner la confiance des officiers et, grâce à elle, nous pûmes obtenir non seulement des vivres, mais aussi des chevaux.


Le reste de l'après-midi fut un véritable calvaire. La journée était chaude, l'air moite. Un vent humide soufflait régulièrement sur la  pleine, attirant les soupirs de beaucoup. Quant à moi, chaque rafale me procurait un frisson inquiétant qui remontait le long de mon échine. Il me semblait que chaque geste que je pouvais faire me trahirait et j'avais l'impression que mon corps était fait de plomb. Le regard de mes supérieurs me pesait, chacun de leurs sourires me semblait faux, trompeur.

Je sentais la sueur couler à flot le long de ma nuque et perler le long de mes bras. Je rêvais d'enfin passer à l'action.


Et alors que je me rongeai le reste de mes ongles, Océane accourut vers moi. Ses yeux pétillaient et sur ses lèvres se dessinaient un sourire ivre.

-On doit partir. Me chuchota-t-elle.

Je sentis comme une poussée d'adrénaline me parcourir le corps.

-Tobias nous attends.

Nous sortîmes prudemment du camp, prétextant de devoir laver nos draps. Ordinairement, les infirmières endossaient également le rôle de lingères. Toutefois, à cause de leur manque de temps, nos supérieurs avaient ordonné à ce que les hommes participent également à la lessive. Satisfaites de voir que notre comportement ne suscitait pas trop d'intérêt, nous nous enfoncèrent dans la forêt en nous efforçant de dissimuler notre précipitation.


Tobias nous attendait là, un sourire semblable à celui d'Océane figé sur ses lèvres. Je montai sur mon cheval, légèrement plus petit et plus docile que les deux autres. Je ne me sentais pas très fière sur ma monture, à côté des chevaux musclés qui portaient mes deux camarades. Mais Océane comme Tobias étaient deux personnes très adroites avec les chevaux et, quelque peu honteuse que ce ne fut pas mon cas, je me sentis presque de trop. Je ravalai rapidement cette impression et m'efforçai de détendre mes mains déjà crispées sur les rênes en cuir de l'animal. Mes muscles se tendirent néanmoins quand le cheval se mit à galoper et je sentis le regard moqueur de Tobias se poser sur moi. Toutefois, même si ce n'était pas tout à fait pour la même raison, je sentis que mes compagnons étaient également anxieux. Chaque petit bruit jugé anormal nous faisait brusquement sursauter et nous rougissions presque à l'unisson quand nos animaux s'ébrouaient, incompréhensifs à notre nervosité.


La nuit commençait à tomber, le ciel noircissant à vue d'œil, quand nous vîmes, au loin, un clocher percer la fine pellicule de nuages cotonneuse.

Au fur et à mesure que nous avancions vers le village et que, par conséquent, nous nous éloignions du camp, je sentais ma respiration se régulariser. Les regards que nous nous lancions n'étaient plus inquiets, mais devenaient excités, joyeux, car, intérieurement, nous savions que nous avions réussi.


En silence, nous décidâmes d'arrêter nos chevaux. Nous bûmes à l'unisson une grande goulée d'eau, et nous nous regardâmes, euphoriques.


Pendant près d'une demi-heure, nous continuâmes, heureux et soulagés du poids énorme que représentait l'armée. Le ciel était maintenant d'un noir d'encre, quand un bruissement m'obligea à me retourner. L'inquiétude avait complètement quitté mon corps et, pourtant, je sentis mon estomac faire un bond dans mon ventre ; une ombre nous suivait. Je me retournais déjà pour avertir les autres qu'un sifflement grave traversa l'air, brisant le silence confortable dans lequel nous nous situions jusqu'à présent.


Ce sifflement était reconnaissable entre mille et la crainte retomba immédiatement sur mes épaules. Je vis Tobias et Océane tourner la tête simultanément tandis que moi, de manière tout à fait instinctive, j'aplatis ma tête dans la crinière de mon cheval. Ce dernier s'ébroua et poussa un hérissement effroyable. J'allai lui dire de se calmer et je relevai déjà la tête quand un deuxième sifflement vibra dans l'air. Et, à cet instant, j'eus l'impression qu'un doigt de fer s'enfonçait dans ma chair.


Un cri de douleur dépassa mes lèvres et je basculai de mon cheval. Ledoigt de fer, qui n'était autre qu'une balle, avait stoppé sa course juste devant mon os, me semblait-il. Je sentais sa présence comme une boule de feu et je sentais ma peau bouillir sous un flot de sang chaud. Ma vue se brouilla et je vis mon cheval partir au galop, effrayé par mes cris et par les sifflements qui se poursuivaient, infatigables.


Alors que mes yeux me brûlaient et qu'une nausée me tenaillait l'estomac, je vis une ombre difforme s'approchait de moi. Je m'agitais, craignant de voir apparaître une nouvelle menace qui m'achèverait pour de bon. Mais, la forme s'éclaircit et je sentis mon cœur s'apaisait quand je reconnus les traits familiers de Tobias. Il tomba à genoux prêt de moi. Je vis son regard soucieux mais rassurant à la fois m'examiner. Lentement, il me ramena à lui, m'offrant sa chaleur et sa protection.


Les balles fusaient autour de moi, je pouvais encore entendre leur crépitement près de mes oreilles. Tobias m'avait délicatement ramené à l'abri et j'étais appuyée contre une surface dure et rugueuse, que je soupçonnai être un arbre. Il examinait d'un air terriblement sérieux ma plaie. Je voyais du sang épais et noir s'échapper de mon mollet pour glisser le long de ma jambe. L'impression de nausée semblait toujours me guetter, prête à ressurgir au pire moment, alors je détournai le regard. Enfin, comme s'il venait de donner son verdict, il arracha un morceau de sa chemise pour l'enrouler autour de ma plaie. Ensuite, il passa délicatement ses mains sous mon dos et mon bassin.


Je me laissai envahir par la fatigue et la sensation de protection alors que je voyais les chevaux se rapprocher de nous. Je plaçai ma confiance en Tobias qui, prudent me conduisait jusqu'à eux. Je résistai pour ne pas m'endormir complètement, me doutant qu'il me solliciterai sûrement à un moment ou un autre.


Tout s'accéléra soudainement. Je souriais inconsciemment à Tobias, oubliant les balles, les ennemis, ma jambe. Mais, tout à coup, tourmentant notre sérénité amoureuse, le visage de Tobias se tordit en un rictus d'horreur.

Mes yeux s'écarquillèrent malgré la fatigue et la douleur. Tout était alors très clair autour de moi. Je le vis tomber sèchement sur ses genoux, pour prendre le temps de me poser correctement sur le sol. J'eus à peine le temps de voir le sang s'écouler à présent de sa propre jambe qu'une autre balle fusa. Il émit une plainte horrible et tandis qu'il s'écroulait sur le sol, j'entrevis très clairement un petit point noir sur sa chemise.


Mes mains plongèrent instinctivement aux creux de ses reins. Je n'eus même pas le temps d'exprimer ma peine que je sentis le contact froid de son pistolet contre mes doigts. Je le saisis brutalement et, d'une main tremblante, logea une balle dans la tête de son agresseur. Je portai une main contre ma bouche. La nausée revint comme une vague gigantesque prête à m'assiéger. Je venais de tuer. Les larmes glissèrent sur mes joues. Tombèrent contre la chemise de Tobias. Tobias. J'oubliai le corps qui venait de s'écrouler, raide mort, contre le sol. Mon esprit se recentra immédiatement sur lui, sur Tobias.


Mes  yeux se plongèrent dans les siens, qu'il maintenait courageusement entrouverts. Il passa une main collante contre ma joue, tandis que mes larmes dévalaient à présent le long de ses doigts. Je lui agrippai le poignet, le serrai fort malgré moi.

-Tobias...Je suis tellement désolée...

Ma voix avait perdu de sa clarté, on aurait dû un long râle rauque que je n'acceptais pas. Pour toute réponse, il se redressa sur ses coudes écorchés. Je ne parvenais pas à comprendre d'où il tenait cette force et j'allais lui demander de s'allonger quand il parla, son front pâle luisant de sueur ;

-Je meurs en héros, comme je le voulais. Je meurs auprès de la personne qui m'importe le plus et je meurs innocent.

Un sourire ironique tirait ses lèvres ;

-Comment mourir mieux ?

Et il s'écroula sur le sol, moi avec, entrechoquant nos bouches qui étaient désormais toutes les deux glacées.


Il était mort. Mes larmes s'écrasaient contre le sol humide. Une main me retira de lui, insensible à mes gémissements et mes cris de douleur. Je ne voulais pas continuer sans lui, je voulais continuer pour lui. Le visage d'Océane apparut soudain dans mon champ de vision et je vis ses yeux rouges, ses paupières gonflées. Je sentis mon cœur se serrer et je songeai qu'elle aussi comptait. Elle me serra sereinement contre elle, dans le vacarme.

-Il faut qu'on s'en aille. Pour lui. S'il te plaît.


Elle agrippa ma main et me traîna, faisant de son mieux pour soutenir ma jambe délabrée. Une traînée de sang nous suivait. Enfin, elle me fit monter sur le cheval, et j'eus l'impression qu'on tournait un couteau dans le bas de ma jambe. Je hurlai, sans pour autant arrêter de grimper. Je m'agrippai nerveusement au cheval, comme pour me protéger. Une fois calée sur l'animal, Océane agita machinalement les rennes et nous partîmes.


La douleur semblait étreindre tout mon corps. J'eus l'impression que l'air que j'inhalais était une fumée brûlante, qui enflammait sans peine mes poumons meurtris. Les balles se faisaient moins nombreuses. J'espérai qu'ils arriveraient bientôt à court de balles. Je m'autorisai un regard vers le corps inerte de Tobias, en prenant pour excuse de me renseigner sur l'état de mes ennemis. Je me trouvai idiote, mais je me sentis aussi obligée de lui accorder ce regard. Je crus que mon cœur allait exploser, mais je le regardai. Puis j'obligeai mes yeux à se redresser et je vis que nos ennemis n'étaient plus que deux.


Mon premier meurtre me revint à l'esprit. Je déglutis péniblement, comme pour chasser le goût de bile qui avait infiltré ma bouche.


Des gouttes de sueurs perlaient sur le front d'Océane et je me doutais que c'était à moi de les mettre hors d'état de nuire, étant donné qu'elle était en train de guider le cheval à travers le sentier cahoteux. J'avais perdu le pistolet de Tobias, mais il y avait encore celui d'Océane, coincé dans son pantalon. Sans me poser la moindre question, je le saisis. Je me cala contre son dos, pour éviter de bouger. Je savais que mon poids devait être désagréable à porter, dans ces conditions, mais tirer dans ses conditions me semblait impossible. Je l'entendis parler, mais je ne l'écoutai pas. Je tendis chacun de mes muscles, ferma un œil et tira dans la jambe du premier, déterminé à n'en tuer aucun. La balle le frôla, je levis à son mouvement précipité vers la droite. Je me mordis la lèvre : j'avais tiré trop précipitamment.


Je me reculai encore contre Océane, ignorant ma douleur et fermai de nouveau un œil. Cette fois-ci j'entendis sa voix et je m'efforçai à l'écouter ;

-Ouvre....yeux.... Ouvre.... deux... ouvre... deux...yeux

Malgré le doute qui dominait mon esprit, je suivis son conseil. Les yeux grand ouverts, je visai.


Je tirai. La balle atteignit le bras du deuxième au lieu de sa jambe, mais il s'écroula tête contre le sol. Sans prendre le temps de l'observer, je visai le premier, qui me visait également. Il me visait, au niveau de la tête. Si je me protégeais en baissant la tête, il tuait Océane. Si je restais comme cela, je mourrais. Sauf... Sauf si je l'atteins au crâne. Sauf si je le tuais. J'étais persuadée que tirais autre part, de manière non nocive, ne ferait qu'accélérer son mouvement. Je devais le tuer. Un frisson me parcourut l'échine. Il était si puissant qu'il agita tout mon corps. La sueur glissait le long de mon corps avec une telle intensité que j'en avais froid. Il le fallait. Il le fallait, sinon Océane ou moi mourraient. Tuer était impardonnable. Mourir était mieux. C'était ce que je pensais. Sans doute parce que je ne le vivais pas encore. Les larmes brouillaient ma vue. Je les chassai. Ce serait la dernière fois que je tuerai et je le faisais pour vivre, pour que Tobias m'ait sauvé pour quelque chose. Je pris une seconde pour inspirer, une autre pour expirer. Inspiration. Expiration. Je tirai. Puis tout devint noir.



La première chose que je vis fut le visage joyeux d'Océane qui m'observait. Je sursautai et elle rit. Je crois que je ne l'avais jamais entendue rire jusqu'à présent. C'était un rire doux, apaisant. Il emplissait agréablement l'espace et il m'aida à me sentir bien. Mais je ne savais pas où j'étais. Je redressai la tête et tout autour de moi s'étendait une magnifique prairie, à l'herbe grasse et verdoyante. Verdoyante... A ma gauche, dominante, se dressait l'église que nous avions aperçue plus tôt. Je me sentais bien. C'était un fait si soudain, si certain, que la sensation de bonheur m'envahit de plus belle dés que je l'acceptai. J'étais en sécurité, il faisait beau et la vie s'étendait de manière plus sûre que jamais devant moi. Alors je m'apaisai et je laissai le poids de mon corps s'enfoncer dans l'herbe.

Puis je réalisai que je ne pouvais pas dormir. Je revis le visage pâle de Tobias et j'eus envie de croire que c'était un cauchemar. Allait-il reprendre de plus belle quand j'allais dormir ?J'avais peut-être fait une erreur... J'étais partie pour lui et il était mort. J'étais partie pour ne plus tuer et pourtant, je venais de commettre mes premiers meurtres. La honte retomba sur moi en même temps que de lourds remords. J'étais lâche, indigne et traître. La nausée surgit à nouveau et je me redressa pour vomir. Le dégoût que ma propre personne m'inspirait me soulevait le cœur et une angoisse amère s'infiltra dans mes veines.


Et puis je pleurai. Je pleurai au-dessus de mes genoux, de grosses larmes qui semblaient explosées contre le sol, fusant comme des balles et plus particulièrement comme celle qui avait tuée Tobias.


Je sentis les mains chaudes d'Océane autour de mes épaules et elle me ramena auprès d'elle. Elle me serra contre sa poitrine et j'entendis son cœur battre, comme lorsque je me blottissais contre Tobias. La nostalgie de ce souvenir aurait dû achever de ravager ma conscience mais, au lieu de cela, je me sentis apaisée.


Océane. Mon unique amie. Je réalisai que j'avais envie de retrouver ma famille. Je réalisai que sans Tobias, je pouvais le faire plus facilement. Je réalisai la pointe de joie qu'il avait réussi à éveiller en moi. Je réalisai que je l'aimais et ce, pour toujours.



Ce fut ici que je compris que je ne pourrais rien oublier de cette guerre, bien qu'elle ait été plutôt indulgente avec moi. Je compris ici la valeur de mes proches. Je compris que mon entourage était beau et bienveillant et que je ne le réalisai qu'aujourd'hui, qu'à ce moment précis où j'ai eu l'impression d'être si seule. Je compris la chance que j'avais et que même si le souvenir de la mort de Tobias ne s'effacerait jamais en moi, il m'aiderait à être quelqu'un de meilleur. Ce souvenir, cette présence devenue invisible, me brûlerait, me rongerait et me réveillerait parfois dans des nuits tumultueuses. Mais, avant tout, elle m'aiderait à voir ce que j'aime, à discerner ce que j'ai et elle imprégnerait ainsi à jamais ma façon d'être et d'agir.

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