Chapitre 5

Epuisé par une nouvelle nuit sans sommeil, Tristan monta dans sa Mercedes. Sa matinée promettait d'être longue. La pleine lune étant cette nuit, il avait pris, comme à son habitude, sa demi-journée. À l'approche de la transformation, il devenait incapable de maîtriser les pulsions de son loup et était souvent traversé par des pics de douleur annonçant son changement de peau. Il était donc préférable pour tout le monde qu'il prenne ses distances.

Il s'arrêta devant l'immeuble d'Alexandra, qui ne tarda pas à le rejoindre dans la voiture. Elle le salua poliment et, comme tous les jours, plongea ensuite dans le silence. Leur relation n'avait pas évolué depuis le baiser qu'elle lui avait volé, trois jours auparavant. Le seul progrès qu'ils étaient parvenus à faire était de s'appeler par leur prénom, et non plus par leur nom. Ils se contentaient simplement de faire le trajet jusqu'au MPI en silence et d'essayer de se croiser pendant leur pause. Aucun d'eux ne semblait avoir le courage de faire le premier pas. Cette phase de flottement créa entre eux une tension continue qui menaçait de les faire exploser.

- Tristan, tu es sûr que ça va ? Demanda la voix inquiète d'Alexandra. Oh ! Tu m'entends ?

Tristan n'avait pas du tout écouté ce qu'elle avait dit, absorbé par ses sombres pensées sur la nuit à venir. Revenant à la réalité, il ressera ses doigts sur le volant et jeta un bref coup d'œil à la jeune femme. Ce qu'il vit l'inquiéta et il mit instinctivement un léger coup de frein. Alexandra le fixait, les sourcils fronçés et la bouche formant une ligne fine. Ses yeux bleus trahissaient une certaine panique qui n'échappa pas à Tristan. S'inquiétait-elle autant pour lui ?

- Je vais bien, s'empressa-t-il de répondre avant qu'elle ne pose une énième fois la question. Je suis simplement fatigué.

Alexandra se tourna vers la route et sombra dans le silence, le visage fermé. Cette réaction paniqua davantage Tristan. L'avait-il blessée ? La culpabilité vint étreindre son cœur. Il détestait cela. La tension dans la voiture augmentait et il ne le supportait pas. Il refusait que ce rempart vienne se dresser entre eux. Il avait besoin d'entendre sa voix, de savoir qu'elle ne lui en voulait pas.

Contrairement à ce que pensait Tristan, Alexandra ne lui reprochait pas de ne pas avoir répondu. Elle était en réalité peinée de le voir autant fatigué. Et puis, elle sentait qu'il lui cachait quelque chose. Et cela l'énervait. Elle aimerait qu'il lui dise tout, qu'il lui confie ses secrets. Elle voulait l'aider, le réconforter, mais il ne lui faisait pas confiance. Mais comment pouvait-elle lui en vouloir de garder ses secrets pour lui ? Elle ne lui avait rien dit à propos de son loup et de qui elle était réellement. Pensant à cette boucle infernale qui les faisait tourner en rond, elle soupira profondément de désespoir.

- Au fait, je ne pourrais pas te ramener ce soir. Ni demain. J'ai pris des congès, annonça Tristan au bout d'un moment.

Toujours contrariée par l'incapacité de leur relation à évoluer dans le bon sens, Alexandra hocha sobrement la tête et baragouina un « pas de problème ».

Le loup de Tristan émit un bruit à la limite entre le grognement et le couinement. Ce n'était pas du tout ce qu'il voulait qu'elle réponde. Il aurait voulu qu'elle s'attriste, qu'elle lui dise combien il lui manquerait. Pourquoi était-ce si compliqué ?

Incapable de maîtriser sa frustration, Tristan appuya sur l'accélerateur, impatient d'arriver et de s'enfermer dans son laboratoire.


Comme si sa matinée ne pouvait pas empirer davantage, Karen l'interpella alors qu'il traversait le hall aux côtés d'Alexandra. Tristan appréciait vraiment la secrétaire du MPI, mais il n'était pas d'humeur à lui rendre un service aujourd'hui.

Pourtant, il se tourna vers elle, le sourire le plus chaleureux qu'il put esquisser plaqué sur son visage. Il nota avec étonnement qu'elle avait troqué ses chemises contre une sobre robe noire et avait attaché ses boucles folles dans un chignon complexe. Même comme cela elle était loin d'être aussi élégante qu'Alexandra, mais il reconnut bien volontiers qu'elle était tout de même jolie.

- Good morning, Professor, dit-elle en se plantant juste devant lui.

- Bonjour, Karen. Vous êtes ravissante aujourd'hui. Est-ce un jour spécial ?

La secrétaire devint cramoisie et se mit à tortiller ses mains dans un geste nerveux. Un bruit guttural se fit entendre. Tristan se retourna vers Alexandra, un sourcil levé. Elle avait la mâchoire crispée et fusillait Karen du regard, comme si elle allait lui sauter dessus au moindre mouvement. Il se demanda ce qu'il prenait à la jeune femme, mais ne posa aucune question. Finalement, il reporta son attention sur la secrétaire. Elle avait soudainement perdu toutes ses couleurs et lançait des regards inquiets en direction d'Alexandra.

- Euh... je... je voulais vous demander si... euh... eh bien... balbutia Karen.

- Oui ? L'incita Tristan, passablement amusé par ce manque d'assurance. Que vouliez-vous me demander ?

- Si vous voudriez aller prendre un verre ?.. ce soir ?.. avec moi ?

Sa phrase sonnait comme une succession de questions, donnant l'impression qu'elle n'était pas certaine de sa démarche. Tristan, qui s'était attendu à devoir lui rendre un énième service, tomba des nues. Il se sentit extrêmement mal à l'aise de devoir décliner. Mais quelle serait sa réaction si elle voyait un horrible loup géant se montrer au rendez-vous ?

- Je suis navré, Karen, mais je ne peux pas. Je quitte Dresde ce midi et je ne reviens pas avant après-demain.

La déception assombrit le visage rond de la secrétaire.

- Oh, très bien. Alors pourquoi pas plus tard dans la semaine ? Proposa-t-elle.

Même si Tristan n'appréciait guère la tournure que prenaient les évènements, il ne pouvait pas refuser éternellement. Les excuses finiraient par lui manquer. Alors qu'il ouvrait la bouche pour accepter, Alexandra le bouscula et passa devant lui pour se planter en face de Karen. Sous les yeux d'un Tristan choqué, elle toisa la secrétaire avec un regard haineux.

- Il refuse votre invitation.

La voix d'habitude si douce d'Alexandra était descendue d'une octave, faisant sonner cette simple phrase comme un avertissement. Karen écarquilla les yeux et fit un pas en arrière.

- Mais... mais... bégaya-t-elle, incapable d'exprimer sa pensée.

Alexandra sentait monter en elle une jalousie intense qu'elle ne pouvait réprimer davantage. Sa louve grondait dangereusement. Ce n'était plus la jeune femme qui s'exprimait, mais la future Alpha de la plus importante meute d'Europe qui défendait ce qui lui appartenait. La puissante aura qui se développait autour d'elle fit reculer Karen d'encore un pas.

- Il est à moi, avertit finalement Alexandra d'une voix rauque qui n'était pas la sienne. Ne vous approchez pas de lui.

Karen chancela sous l'autorité d'Alexandra. Cette dernière jeta un ultime regard glacial à la secrétaire avant de faire demi-tour. Elle agrippa la main de Tristan et l'entraîna vers les escaliers.

Il se laissa guider dans les couloirs sans protester, trop choqué pour réagir. Alors qu'elle le faisait entrer dans le laboratoire numéro 5 de l'aile Ouest, il sembla réaliser brutalement ce qui venait de se passer.

- Qu'est-ce que c'était que ça ? S'emporta-t-il. Tu as perdu la tête ?

Soudainement envahi par la colère et l'incompréhension, il se mit à faire les cents pas dans la pièce. Alexandra s'était assise sur une paillasse immaculée et regardait Tristan faire des allers-retours, les bras croisés.

- Qu'est-ce qui t'as pris ? Continua-t-il, les yeux balayant le sol.

D'un coup, il s'arrêta et la fixa. Il avait l'air tout à fait sérieux.

- Tu n'avais pas le droit de lui faire ça. Va t'excuser.

Son ton plus dur que de nature ne laissait aucune place à l'argumentation. Les sourcils froncés et les poings serrés, il semblait comme prêt à se battre. Alexandra descendit de son perchoir et fit quelques pas dans sa direction.

- Je n'ai pas à m'excuser d'avoir fait ce que j'ai fait. Elle n'a aucun droit de convoiter ce qui est à moi.

Tristan recommença à la sermoner jusqu'à ce que ses paroles prennent sens dans sa tête.

- Tu n'avais pas le droit d'être aussi dure avec elle ! Elle ne t'a ri- Attends, quoi ?

Avait-il bien entendu ? Ou bien son esprit lui jouait-il des tours ? Plus rien n'avait de sens. Il vit un sourire étirer les fines lèvres d'Alexandra qui avait franchi ce qu'il restait de la distance qui les séparait. Elle était si près de lui qu'il sentait son souffle chaud venir caresser sa peau. Mal à l'aise de cette nouvelle proximité, il sentit son cœur s'emballer.

- Arrêtons de tourner autour du pot. J'en ai assez. Je ne peux plus prétendre que tout ce que je ressens pour toi, c'est de l'indifférence. Parce que c'est faux. J'ai envie de passer le reste de ma vie à tes côtés.

Elle posa ses mains sur son torse, réduisant encore la distance entre eux. Elle pouvait sentir son cœur tambouriner rapidement dans sa poitrine. Elle leva ses yeux vers lui. Il semblait réfléchir à toute vitesse.

Tristan ne bougeait pas. Rien ne l'avait préparé à encaisser le choc d'une telle déclaration. Il sentit son loup remonter lentement à la surface et tenta désespérement de le retenir. Il ne voulait pas perdre le contrôle. La voix dans sa tête lui criait de prendre la fuite. Mais sa bête hurlait de désir. Il la désirait plus que toute autre chose.

Sentant son débat intérieur, Alexandra se hissa sur la pointe des pieds et approcha sa bouche de son oreille.

- Je te veux. Toi, et toi seul, murmura-t-elle en traçant du bout du doigt la fine cicatrice qui longeait sa tempe.

Ce fut le déclic final dans la tête de Tristan. Il comprit alors qu'il ne pourrait pas résister à l'attirance que son loup avait pour elle. Sans prévenir, il l'embrassa passionnément. Ses mains trouvèrent naturellement le chemin de ses hanches et se glissèrent sous sa chemise. Il la plaqua violemment contre le mur pour approfondir leur baiser. Alexandra laissa échapper un petit rire et glissa ses doigts dans les cheveux de Tristan.

Aucun d'eux n'était pleinement conscient de ce qu'il faisait. Leur loup avait pris le dessus et répondait à un besoin trop longtemps ignoré. Les mains de Tristan remontèrent et s'attelèrent à déboutonner la chemise d'Alexandra. Le dernier bouton céda, dévoilant sa poitrine aux courbes parfaites et son ventre gainé. Elle haleta en sentant les lèvres de Tristan descendre sur son corps. La joue, le cou, l'épaule, la clavicule. Chaque baiser la faisait frissonner d'un désir toujours plus ardent. Sa louve grognait de satisfaction. Lorsque les lèvres de son âme-soeur se posèrent sur ses marques, elle ne put retenir un soupir de plaisir.

- Tristan... murmura-t-elle.

Tristan se stoppa net. Entendre son prénom le ramena immédiatement à la réalité. Il la relâcha brusquement et s'éloigna d'elle à grands pas, l'air complétement perdu. La confusion qui se lisait dans ses yeux était évidente. Il sentit ses joues devenir brûlantes. Il se confondit en excuses et sortit, laissant Alexandra totalement dévastée.


Le reste de sa journée fut un véritable calvaire. Pourquoi était-il parti aussi précipitemment ? C'était lui qui l'avait embrassée en premier. Alors pourquoi avait-il semblé si terrorisé ? Alexandra n'y comprenait plus rien. Depuis le départ de Tristan, sa louve hurlait de douleur. Elle avait été si heureuse qu'il ait enfin accepté le lien. Mais encore une fois, il était parti.

Un crissement de freins la sortit de ses pensées. Le taxi s'arrêta devant le panneau indiquant « Réserve Naturelle », à une heure de la ville de Dresde. Elle régla la course et attendit que la voiture soit hors de vue pour s'introduire dans la zone préservée. C'était cet endroit qu'elle avait choisi pour sa transformation. Ici, elle ne craignait pas d'être aperçue.

Elle s'éloigna de la bordure de la réserve, marchant à travers les près enneigés, pour rejoindre la forêt. Sa louve jappait d'excitation. Au sein de la meute, elle se transformait au moins une fois par semaine pour faire le tour du domaine. Mais depuis qu'elle était en Allemagne, elle n'avait pas pu laisser libre cours à sa seconde nature, et sa louve s'impatientait. Alexandra n'attendit pas les premiers rayons de la lune. Elle se déshabilla et déposa son sac près d'un noisetier, puis se transforma. Un picotement lui remonta la colonne vertébrale et elle eut cette sensation familière que tout son corps grandissait et rapetissait en même temps. Son squelette se modifia et des poils brun clair lui poussèrent sur tout le corps. Sa transformation n'était plus quelque chose de désagréable, elle avait fini par s'y habituer. Mais cela restait tout de même fatiguant, changer de corps n'étant pas une épreuve simple.

Pour sa première nuit dans la réserve naturelle d'Allemagne, loin de sa terre natale, Alexandra décida de visiter la zone. Elle se promena dans les bois, profitant de la liberté que lui accordait son loup, jusqu'au lever du soleil.


À midi pile, Tristan avait quitté le MPI, l'esprit toujours embrouillé par ce qui avait eu lieu quelques heures plus tôt dans le laboratoire numéro 5. Il était complétement déboussolé. Tandis qu'il conduisait vers le Nord, en direction de Thiendorf, il tenta de mettre de l'ordre dans ses idées. Que lui avait-il pris, bon sang ? Ne parvenant pas à comprendre ce qui lui était passé par la tête, il décida de se détendre et lança sa playlist de jazz.

Il arriva une heure plus tard au Königskrücker Heide, la zone la plus sûre pour passer une pleine lune près de Dresde. Tristan gara sa Mercedes à l'abris des regards et pénétra dans la réserve naturelle.

A présent, Tristan attendait avec angoisse que la lune se lève. Ce n'était pas sa première transformation, et ce ne serait pas sa dernière. Il s'était fait à l'idée depuis longtemps. Mais chaque pleine lune apportait avec elle une terreur absolue et une douleur infernale. Tremblant de peur, il restait là, assis contre son arbre, avec pour seul vêtement une couverture tâchée posée sur ses épaules. Il grelottait, le froid d'hiver piquant sa peau nue. Il attendait, redoutant le moment fatidique.

Puis, ça commenca. Une vive douleur lui traversa le corps. Il sentit son sang se mettre à battre dans ses tempes et son front devint brûlant. Ses côtes s'agrandirent dans un craquement sinistre, sa colonne vertébrale s'étira comme un élastique. Il pleura de douleur et se plia en deux, priant pour que son calvaire se termine. Son ossature changea, transformant ses mains et ses pieds en pattes griffues. Des poils gris recouvrirent bientôt tout son corps d'une épaisse fourrure. Il sentit sa mâchoire et son nez s'allonger, formant à présent un long museau. Son esprit se brouilla, mettant fin à la transformation. La bête avait à présent le dessus.

Le loup géant s'élança dans les bois, reniflant l'air à la recherche d'une proie. Il repéra aisément une odeur alléchante et changea immédiatement sa trajectoire. Il courait vite, sautant au-dessus des troncs brisés, se faufilant sous les branches les plus basses. Lorsqu'il sentit qu'il était proche, il ralentit et s'approcha lentement de sa cible, sans faire de bruit. Deux petits sangliers grattaient la terre à la recherche de nourriture, inconscients du danger qui les guettait. Dans un mouvement précis, le loup-garou jaillit des fourrés et attérit sur le dos d'un des deux sangliers. Il planta ses griffes dans la chair de sa proie qui ruait et couinait de peur. D'un coup de mâchoires sec, il traversa l'échine et perfora les artères principales de la bête, qui s'effondra au sol. Une large tâche cramoisie recouvrit bientôt la fine couche de neige. Le loup entama alors son festin, dévorant le sanglier entièrement.

Soudain, la terre se mit à trembler sous ses pattes et sans qu'il ait eu le temps de relever la tête, il fut propulsé dans les airs et s'écrasa lourdement contre le tronc d'un chêne. Le loup se redressa péniblement dans une plainte de douleur. Son flanc gauche saignait et les côtes de son flanc droit fromaient des angles suspects. Il gronda dangereusement en direction du sanglier qui venait de le charger. Prêt à bondir, il montra les crocs. Le prédateur s'élança vers le sanglier avec une rapidité hors du commun et lui asséna un coup de griffes à la tête. Les deux animaux se lancèrent dans un combat acharné. Le loup-garou prit rapidement le dessus. Mais alors qu'il s'apprêtait à donner le coup fatal à la bête agonisante, quatre autres sangliers déboulèrent. Blessé et épuisé, il battit en retraite, incapable de se mesurer à ses nouveaux adversaires.

Il erra dans les bois jusqu'au petit jour. Puis, les rayons du soleil vinrent caresser ses poils argentés et il reprit forme humaine dans un râle plaintif. Ses côtes le faisaient atrocement souffrir et ce fut avec une extrême difficulté que Tristan regagna sa voiture.

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